Prostitués/X/Comtesse Mélusine

(p. 297-303).

La comtesse Mélusine est un ange tombé dans une bavarde. L’ange doit souffrir beaucoup. Il recommande : « Dites donc en peu de mots l’essence même des idées ». Et il explique gentiment : « L’oreille, comme l’œil, apporte au cerveau des sensations d’autant plus précises que le caractère écrit, la ligne tracée ou l’exclamation prononcée sont plus synthétiques ». La bavarde n’entend pas, — heureusement. Si elle entendait, elle répéterait en cent pages les trois lignes substantielles.

Ô bavarde, je ne vous pardonne point d’avoir délayé aux huit cent dix pages de l’Initiée les propos de l’ange et transformé en ronron endormeur le rythme vivant de sa parole. Je ne vous pardonne point vos périphrases à longue traîne ni les interminables et pédantesques discours dans lesquels vous noyez les idées les plus belles avec les plus indifférentes banalités. Je ne vous pardonne point, parleuse intarissable, les étourderies et les lapalissades où vous tombez. Je ne vous pardonne pas non plus l’encombrement presque toujours déplaisant, souvent incorrect, de la phrase. Oui, je vous garde rancune : vous êtes, ô bavarde, ô pédante, ô étourdie, l’assembleuse des nuages qui décourageront presque tous les regards, les empêcheront de pénétrer jusqu’à l’ange et d’apercevoir son noble flambeau.

Car votre esprit, Mélusine, est une clarté adorable et le feu auquel il s’allume est la plus noble des âmes. Vous condamnez de très haut toute notre société fondée sur « le mauvais principe de la subordination ». Vous bafouez la science officielle, pauvre vieille toute courbée vers la terre et dont les doigts sales, tremblants et ridicules s’appliquent aux minutieux procédés qui font triompher les « industries manuelles ». Vous méprisez notre « paganisme philosophique » qui, oubliant le centre unique de notre âme, se perd dans la divergence inexpliquée des rayons et ne sait, grotesque collectionneur, que classer et étiqueter « les phénomènes de la volonté, de l’amour, de la mémoire ». Vous souffletez les officiels de la religion, aussi ignorants de « la doctrine de Jésus » que nos francs-maçons de « celle de Pythagore, d’Hermès ou des maîtres de la Gnose ». Vous reculez d’horreur devant notre charité « scientifique » habilement organisée par des gens « qui connaissent la valeur monétaire de la philanthropie » et devenue une fructueuse « opération industrielle ». Vous êtes écœurée devant cette hypocrite exploitation du pauvre, l’assistance par le travail, comme devant « cette institution indiscutablement néfaste qui s’appelle le bureau de bienfaisance », et vous raillez, douloureuse, « toutes ces risibles parodies de la charité ». Vous constatez, ange triste, que « les mêmes instincts se trouvent dans le cœur de l’opprimé et dans celui de l’oppresseur ». Et cependant, ange vaillant, vous ne désespérez pas de les sauver l’un et l’autre.

Vous savez l’erreur de ceux qui nous proposent le salut et qu’ils se trompent sur le but comme sur les moyens. Nos socialistes veulent faire progresser les machines et « perfectionner les tourments de l’enfer ». Ils ne songent qu’à nous courber davantage vers la terre en nous alourdissant, nous, à qui notre pauvreté permet encore l’habitude droite et les regards dirigés vers le ciel, d’autant de besoins misérables que les riches. Et cette transformation abominable, ce vautrement dans le bourbier d’un luxe égal, la plupart veulent les obtenir par la force. Vous voulez, vous, que nous songions surtout aux vrais biens. Pour la vie matérielle, il suffirait de se rappeler « la loi de fraternité que, seule, pourra réaliser la mise en commun » des indifférentes richesses d’en bas. Mais, communiste et non collectiviste, vous rêvez de nous arracher à « l’âge des contraintes que nous traversons ». Et vous comptez y arriver, ange optimiste, en enseignant à cinquante enfants — peu de levain pour beaucoup de pâte alourdie de beaucoup de fange ! — la véritable philosophie.

Pardonnez-moi, ange, si je vois les choses en homme, si je n’espère rien pour le « collectif », si je me souviens que le salut individuel est seul possible et que nul n’est initié que par lui-même. Une philosophie reçue docilement n’est plus une philosophie et un perroquet qui récite l’Évangile n’est pas le Verbe. Dans le cadavre qui répète, la pensée devient une morte et on n’enseigne point le rythme libre de la vie.

Vos moyens sont aussi absurdes que ceux que vous condamnez. Du moins, ils sont, pour un travail impossible mais noble, des instruments fragiles mais nobles. Tout en secouant à vos paroles enthousiastes une tête sceptique, j’aime votre pensée et le sentiment d’où elle jaillit. Ange naïf, vous êtes beau : c’est l’important.

Plus que les autres réformateurs, les antisémites vous paraissent approcher la vérité. Il vous arrive, ange vraiment trop naïf, d’appeler Édouard Drumont, juif en chef de l’antisémitisme, « le prophète contemporain » et de le compter « parmi les héros auxquels la couronne de gloire sera remise par les anges au jour bienheureux du festin mystique. » Mais votre antisémitisme n’est pas le sien. Vous n’aimez pas les brutalités, les haines personnelles, les proscriptions inutiles. Vous prêchez « l’antisémitisme moral ». Votre cri de guerre est admirable : « À bas l’or ! ». Vous vous attaquez au sémitisme de nos cœurs. Vous nous dites avec une sévérité trop justifiée : « Vous vous refusez à compter parmi vos frères » les juifs « et vous prodiguez votre vénération à leurs idées et à leur morale. » Combien, parmi nos antisémites catholiques, comprendront comme vous les paraboles évangéliques et le « pieux dédain des biens et des richesses ? »

Loin d’être restés pauvres d’esprit, ils proclament, ces juifs de cœur, aussi haut que leurs frères reniés, les israélites de naissance : Que l’industrie soit ! « Assoiffés du désir de toutes les possessions », ils ont le même goût « pour tout ce qui est luxueux, riche, vite réalisé ».

Soyez remerciée, Mélusine, pour les profondes joies que vous m’avez données. Votre critique d’aujourd’hui est juste comme la lumière. Vos espoirs pour demain sont irréalisables et vos moyens puérils ; mais, si vous confondez, ange enfant, le rêve avec la vie, du moins vos rêves sont des sourires de beauté et dissipent les songes des réformateurs vils, cauchemars écrasants pour tout esprit un peu noble. Vous savez quels sont les vrais biens ; vous connaissez l’emplacement réel du paradis et le chemin qui y conduit. Votre erreur est de croire que le sentier raide et étroit peut donner passage à la foule. L’exode, ô Mélusine, chaque fois qu’on l’a tenté, est devenu, sous le nom de révolution, une chute grouillante et lourde, une rouge avalanche humaine. Mais votre erreur est belle comme celle de Jésus et de Tolstoï. Malgré tous ses défauts, j’aime votre livre. Il donne à qui sait lire la joie du plus merveilleux des spectacles : l’allure libre d’une de ces âmes philosophiques qui — dit à peu près Platon — savent porter avec grâce leur manteau de lumière.