Prostitués/VI/Paul Bourget

(p. 119-132).


VI.


Pour clientèle catholique.


Dans la brume élyséenne vaguent des ombres, la plupart grises et informes. Cependant quelques âmes blondes, et plus que toutes Jésus, semblent dans le brouillard des sourires de lumière. D’autres, des brunes, Zénon de Cittium, Épictète, Marc-Aurèle, gardent, parmi les fantômes que le moindre souffle emporte recourbés, une noble précision et un puissant équilibre immobile. Le démiurge inférieur qui vient d’entrer au pâle pays vole rapide, sans rien voir, jusqu’au ruisseau des psychologues. Sur les deux bords, des êtres ondoyants et attentifs sont assis qui, une ligne à la main, essaient de capter dans l’eau ricaneuse le reflet fuyant et frémissant de l’ombre qu’ils sont.

L’un d’eux, un des plus ternes pourtant, semble intéresser le démiurge inférieur. C’est une attitude accablée et, parfois, des regards en haut douloureusement timides, comme des prières vers quelqu’un qui n’est peut-être pas là. Puis l’ombre, laissant presque tomber sa ligne vaine, tord ses bras inanes, et elle crie, — avec aussi peu de bruit qu’en un cauchemar : « Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où tout à coup retentit en moi comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Ma foi se meurt ! ma foi est morte ! »

— Eh ! dit le démiurge, les morts ressusciteront.

L’ombre eut un sursaut d’espoir. Mais elle retomba plus écrasée, murmurant :

— L’eau du fleuve ne remonte pas vers sa source.

— Tu n’as donc jamais vu le vol des nuages compléter le rampement du fleuve ?

L’ombre n’avait pas entendu, car elle répétait avec complaisance sa banale pensée :

— La courbe d’une destinée est une hyperbole.

— Ta destinée sera une courbe fermée. Viens l’achever.

L’ombre suivit le démiurge. Ils arrivèrent à un fleuve lourd. Et le fantôme, branlant la tête, déclara :

— Non, Léthé, toutes tes eaux ne suffiraient point à me faire oublier cette nuit désastreuse, cette nuit effroyable où, pendant que dormaient paisibles mes camarades d’École…

Mais le démiurge ordonna sévèrement :

— Tais-toi. Cette eau se traverse en silence.

Quand ils touchèrent l’autre bord, le démiurge prit au creux de sa main quelques gouttes d’oubli. Avant de les livrer aux lèvres altérées du psychologue, il interrogea :

— Qui es-tu ?

— Je m’appelle encore Théodore Jouffroy.

Et, quand l’ombre eut bu :

— Qui es-tu ?

Il y eut, effarée, écrasée, comme au sortir d’un sommeil amoindrisseur, une hésitation. L’âme venait d’être châtrée de toute sa noblesse. Enfin elle avoua, honteuse :

— Je m’appelle Paul Bourget.

Or elle aperçut dans le lointain quelques bribes de notre humanité et elle se lamenta :

— Hélas ! comme Victor Cousin est vieux ; il n’aura plus le temps de m’enseigner la vérité !

Mais le démiurge ricana :

— Aux docilités scolaires les professeurs ne manqueront jamais. Un écolier inintelligent et oratoire de Descartes fut une autorité suffisante à ta naïveté première. Continue-toi. Un élève de Condillac te donnera, ombre de disciple, une ombre de maître. Va aspirer à Taine, comme le flot aspire à la lune.

Le démiurge dit encore, en ultime salut :

— Va, ombre d’une ombre, et fais semblant d’exister.

Les disciples, pour peu qu’ils soient adroits, — et, en devenant Paul Bourget, Théodore Jouffroy avait troqué sa noblesse gauche contre un stock considérable d’habileté — ont une vie extérieure heureuse. Ils suivent une route toute faite et le flambeau que d’un jeune effort ils allumèrent à un esprit plus élevé, ils le portent ensuite très bas, à leur hauteur et à celle des gens qui applaudissent utilement. Ils sont destinés à la gloire précoce et viagère, au succès d’argent, au mariage d’argent, à la légion d’honneur, au fauteuil académique. Paul Bourget manquait des fiertés qui permettent d’échapper aux joies viles et chacune de ces auges a senti le reniflement content de son groin.

Toutefois, puisque celui-ci avait une évolution à fermer, le démiurge jugea indispensable de lui infliger une légère inquiétude. Oh ! rien de singulier. Le banal et superficiel déchirement de l’époque : la lutte pour rire entre un faible rationalisme appris et une faible foi apprise, enfant scrofuleux et vieillarde mourante ; entre un pessimisme qui est peut-être la vérité et une religion qui est peut-être le bonheur, qui, dans tous les cas (Bourget en est certain comme Brunetière) est aujourd’hui la meilleure savonnette à vilains.

Dans le premier élan de la jeunesse, il se donne presque entièrement à ce qui lui semble la vérité. Mais un jour des fantômes l’effraient, il dit sa terreur dans Le Disciple et, dès lors, il redescend la pente.

Le Disciple reste le moins mauvais de ses livres, le seul qui contienne, avec un sentiment vrai, un peu d’analyse exacte. Il contient aussi une thèse dont la sottise et la lâcheté corroborent la psychologie voisine. L’homme qui a pu répéter avec une conviction dolente un tel rabâchage de disciple, d’enfant et de faible, était vraiment fait pour nous peindre, en se regardant, une de ces méprisables âmes à la suite.

Paul Bourget, comme presque tous les disciples, a demandé à l’enseignement reçu quelques avantages pratiques. Son âme basse a traduit le nihilisme métaphysique en nihilisme moral. Mais, un jour, il a senti un frisson : « Diable ! a-t-il monologué en tremblant, selon les circonstances, j’aurais pu aller loin. J’aurais pu, par le crime qu’on espère cacher toujours mais qu’un hasard découvre, aller jusqu’à l’échafaud. » Les vertèbres secouées par un glissement froid, il a montré le poing à son maître, avec de grands cris de malédiction : « Prends donc garde, toi, à ce que tu mets dans tes flacons. Je n’ai bu, et j’ai failli m’empoisonner. » Je ne connais pas de sottise plus infâme que cette conception pharmaceutique de la philosophie et de la littérature. C’est elle qui pousse d’autres imbéciles de la force de Bourget à reprocher à Jésus les cruautés de tels de ses disciples, ou à diffamer le noble Épicure parce que des porcs se vantèrent d’appartenir à son troupeau.

On voit comment la bassesse de l’âme crée ici la bassesse de la conception. Mais, parce que Le Disciple est un livre sincère, parce que la pensée inepte et mille fois répétée de la responsabilité de l’écrivain y est devenue un profond sentiment bourgeois, la lecture en reste intéressante et humiliante, comme la vue d’une lâcheté éperdue, comme le spectacle d’une terreur verte et bégayante de Joseph Prudhomme.

Paul Bourget n’a eu qu’une fois l’avilissant bonheur de renouveler en sentiment bas et personnel une pensée qui est basse et bête depuis des siècles. Ses autres livres sont indifférents : soit que, poussant jusqu’au ridicule la théorie de Taine sur la faculté maîtresse, il découvre en Dumas fils et en Moïse un égal génie législateur[1] ; — soit que (ces enfants ne doutent de rien), il vole Shakspeare lui-même, embourgeoise Hamlet et métamorphose le sombre usurpateur du trône de Danemark en je ne sais quel « homme du monde en train de penser à ses devoirs de club ! »[2] ; — soit qu’il détrousse Victor Hugo et descende la rencontre de Monseigneur Myriel et de Jean Valjean à la portée de la sympathie des mondaines et des snobs, en nettoyant le voleur de sa plèbe, l’ecclésiastique de toute bonhomie et en remplaçant les trop vulgaires chandeliers d’argent par quelque bibelot antique et précieux[3]. À chaque chapitre, il dresse de pénibles échafaudages psychologiques pour laisser tomber au milieu, en guise de monument neuf, quelque grain de sable mille fois roulé par la banalité de la vague, telle cette pensée si difficile à conquérir : Quand un passant se retourne pour regarder une femme, « elle est toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou manchot, et quand bien même elle porterait comme Madame de Caudale, un des grands noms historiques de France ! » Nota : le point d’exclamation appartient à M. Paul Bourget orgueilleusement étonné de sa triomphale découverte.

Et ce merveilleux penseur est un merveilleux artiste. Il organise ses fables selon deux méthodes principales.

Tantôt il choisit un sujet exceptionnel, invente de l’absurde et tente par des analyses captieuses de le rendre vraisemblable. Malheureusement, l’effort dont il croit, titanique, dresser de l’impossible en montagnes infranchissables aboutit à quelque misérable boursouflure de taupinée et, quand il pense montrer sa grâce à gravir de si pénibles obstacles, il tombe sur le nez lourdement. Ses explications gourdes ne persuadent jamais et leur fausseté avocassière est visible aux yeux les plus naïfs.

Mais le drame d’aventures psychologiques est supportable lorsque le romancier a de l’imagination et de la verve. Chez Bourget la platitude de l’invention est aggravée par la lenteur du récit et la gaucherie de l’analyse : une Beauce traversée en une charrette grinçante et brimbalante. La phrase maigre et monotone tisse interminablement de l’ennui et, parmi les bâillements longs et répétés, le lecteur songe nostalgique à Barbey d’Aurevilly, comme, perdu dans un feuilleton morne de Jules Mary, il songerait au père Dumas.

D’autres fois, notre psychologue prend n’importe quelle anecdote insignifiante et s’efforce de nous intéresser au mécanisme intérieur des personnages. Malheureusement ses démonstrations anatomiques sont faites sur des mannequins bourrés de paille et, si on les applique à des êtres vivants, on s’aperçoit qu’elles forment — épines sèches et fleurs fanées — le plus banal fagot d’erreurs connues et de vérités triviales.

Romans, nouvelles, voyages, critique, toute son œuvre est écrite comme le code civil ou comme du Stendhal, avec une gomme à effacer, a dit quelqu’un. Dans ses tout derniers livres, Bourget semble pourtant s’efforcer d’arracher la grise livrée stendhalienne. Il essaie de renouveler sa manière de composer phrases, chapitres et volumes et, grenouille qui veut imiter le bœuf, il s’applique à faire du Balzac.

Un jour j’observai certaine maritorne de ma connaissance accoudée devant la Joconde, et qui croyait apprendre à sourire. Je n’ai plus rencontré le grotesque rictus sans revoir en mon souvenir les lèvres lourdes de mystère. Tenacement, tandis qu’on lit les pauvretés du Fantôme ou de l’Étape, Balzac nous hante, et ses richesses.

Balzac a souvent des pages enchevêtrées et qui sont tout entières en parenthèses. Propositions, phrases, alinéas même sont des incidentes. Mais cet encombrement est vivant, palpitant de vision directe, secoué de la fièvre de tout dire. Ce qui était un besoin chez le grand homme surabondant, le petit verdâtre vide s’en fait un procédé. Le glou-glou de l’étroit goulot par où s’écoule la bouteille croit être le bruit bouillonnant de la source.

Paul Bourget, de plus en plus, est un mauvais rhétoricien qui n’a rien à dire et qui cherche partout des moyens de développer ce qu’il va répéter. Son analyse psychologique, vantée de quelques myopes, révèle indifféremment du vrai banal ou du faux, ne vise en réalité qu’à multiplier les lignes. Mais il connaît d’autres procédés de développement. « Antoinette avait aimé. » Et Paul Bourget nous apporte à ce sujet des renseignements singulièrement nouveaux. Il nous dit ce qu’avait fait la bouche d’Antoinette. Elle avait « donné des baisers d’amour. » Savez-vous ce qu’avaient fait les yeux d’Antoinette ? Ils « s’étaient baignés des larmes de l’amour. » Vous ne devineriez jamais ce qu’avaient subi « les masses » des cheveux d’Antoinette. « Des mains d’amant les avaient caressées et déroulées. » Et le corps d’Antoinette ? Figurez-vous qu’on l’avait « étreint. » Et le bon marchand d’aphrodisiaque catholique n’oublie pas « l’extase partagée, si divine à goûter. » — Une autre fois, notre rhétoricien reprend le thème du Lac. Mais il le perfectionne. Vous ne supposez pas que M. Bourget à qui Marie-Anne de Bovet enseigna les grâces mondaines va, comme un vulgaire romantique, pleurer en plein air. Tapissier lamartinien, il transporte son délayage dans un riche salon de collectionneur. Tout est changé au cœur désolé du propriétaire et pourtant « les deux grandes tapisseries de Filippino Lippi dressaient leurs personnages au fond de la paisible salle, alors comme aujourd’hui. » Et « les cartes de tarot » et « la princesse peinte par Pisanello » et « le piédestal d’argent du haut crucifix de Verocchio » et, en un mot, « tous les objets du musée, alors comme aujourd’hui, entouraient leur maître. » Peu d’écrivains, même parmi les immortels du jour, savent aussi bien que Bourget reprendre une grande inspiration pour la banaliser et la faire lucrativement grotesque. Il arrive même à ce beau converti de voler dans les lieux saints. Il n’est pas sorti des Confessions les mains vides et, sans nommer saint Augustin, il paraphrase en une page, qu’il réussit à rendre inepte, l’admirable « amabam amare. »

M. Bourget a visité beaucoup de salons et beaucoup de livres. L’idée d’emporter furtivement d’un salon quelque objet précieux à son snobisme lui répugnerait, sans doute. Mais il dévalise sans scrupule les livres où il passe et il remplit ses volumes de bibelots disparates pris à toutes sortes de morts plus vivants que lui.

Les quelques exemples que je viens de citer appartiennent au Fantôme. Ce Fantôme est l’histoire assez indifférente d’un monsieur qui épouse la fille de sa maîtresse. Et le camelot Bourget nous scie interminablement de « la question du jour. » Le monsieur a- t-il commis seulement une espèce d’inceste sentimental ? Ou bien faut-il déclarer, en soulignant sévèrement les derniers mots : « Aimer d’un même amour la mère et la fille, c’est un crime, et qui a un nom : c’est un inceste. »

En une dispute alternée que les Muses n’aimeront point, Malclerc et d’Audiguier, personnages sans vie, mais avocats tenaces et savants de toutes les subtilités connues, soutiennent les deux opinions. Leur verbiage casuistique est-il capable d’intéresser un vieux curé ? Moi ils m’ennuient jusqu’au bâillement, ces coupeurs d’inceste en quatre.

Que de temps exigerait la fastidieuse besogne d’éclairer l’une après l’autre les principales sottises prétentieuses accumulées par Bourget, jadis snob de la psychologie et de la vie mondaine, aujourd’hui snob du catholicisme… Il serait long aussi, et combien écœurant, d’étudier son style de bon élève et son écriture d’enfant sans imagination : le plus banalement coordonné des styles ; la plus grise des écritures. J’éprouverais, sans doute, une joie rageuse à cingler encore cet homme habile sur quelques-unes de ses plus purulentes insuffisances. Mais tant de triomphes vils et insolents appellent ma cravache…

Passons. Le démiurge malicieux qui avilit Jouffroy en Bourget doit rire satisfait. L’évolution est finie, et l’inquiétude. Le monsieur peut se reposer dans une foi officielle, dans un fauteuil officiel, dans une fortune bourgeoise : qu’il y pourrisse à son aise.

  1. Nouveaux essais de psychologie contemporaine.
  2. André Cornélis.
  3. Nouveaux pastels ; Un saint.