Prostitués/VI/Léon Bloy

(p. 132-140).

Léon Bloy est un des rares écrivains et un des rares hommes de notre temps. Naturellement, il est beaucoup moins connu que le vil Paul Bourget ou l’inepte Georges Ohnet, et il est très méconnu, et il est très calomnié. Mon premier mouvement — avec quelle joie j’y céderais ! — serait de proclamer sa puissance et sa beauté et de crier l’infamie de ceux qui l’attaquent. Mais, dans ce livre, je ne fais pas de polémique ; je m’efforce d’être ceci qu’on ne trouve plus nulle part : un critique littéraire. Je dois avoir la virilité de dire tout et de marquer les fautes chez ceux que j’aime aussi bien que les hasards heureux chez ceux que je méprise. Voici donc toute la vérité :

Je ne crois pas que Léon Bloy ait écrit un livre : bien peu aujourd’hui sont de force à édifier l’œuvre. Mais il est de ceux, déjà bien extraordinaires, qui laisseront des pages et je ne sais guère de contemporains capables de nous donner l’équivalent de La Femme Pauvre. Il est aussi de ceux que leur unité permet de voir et de définir. Parmi les vagues et fuyantes et sales gélatines que sont les âmes actuelles, il dresse le roc d’un caractère. D’une tenue moins hautaine et moins sévère que son ami Barbey d’Aurevilly, trapu et plébéien et souvent grossier, il donne l’idée d’une force plus grande et, moins étonnant peut-être, il est plus sympathique de sincérité brutale. La destinée l’a d’ailleurs plongé dans une pauvreté plus laide et il apparaît extérieurement souillé, tel un Hercule à demi vaincu par les écuries d’Augias.

… Tout homme énergique au dieu Terme est pareil


et nul ne choisit les fatalités qui le paralysent : la gaine de Léon Bloy est faite de je ne sais quel fumier incrustant et tenace.

J’aime d’admiration Léon Bloy. (Peut-être va-t-il m’interdire naïvement de l’aimer et de l’admirer, moi qui ne suis pas catholique, et qui fais des réserves, et qui aime et admire autant des puissances et des beautés égales et différentes : mais mes sentiments ne dépendent ni de lui ni de moi). J’aime d’admiration « le mendiant ingrat », énergie invaincue, noble d’une noblesse rugueuse qui ne ressemble pas à celle que je voudrais réaliser, mais qui est assez étonnante pour dépasser la compréhension des gens de maintenant. J’aime d’admiration l’écrivain paradoxal et vigoureux, le métaphysicien qui prolonge parfois le dogme catholique en des profondeurs de vertige et de ténèbres ; mais on sent soudain une main rude et forte vous soutenir et, brusques éclairs qui traversent l’abîme, des images inattendues fulgurent devant vos yeux de la menace et de la clarté. J’avoue que le pamphlétaire m’est un compagnon moins précieux : il se laisse aller à trop de lyrisme excrémentiel ; trop volontiers il inflige aux condamnés de sa conscience le supplice du pal et, avec une insistance barbarement joyeuse, il nous montre que les culs qu’il va transpercer ne sont pas propres. Voilà le reproche personnel que j’adresse à Léon Bloy bourreau. D’autres blâmes s’agitent en mes mains impatientes, mais qui doivent cingler tous les tortionnaires catholiques du xixe et du xxe siècles.

Des « philosophes » avaient proclamé qu’il est impossible à un catholique de penser. Sans doute la conversion, l’adhésion de l’adulte à une doctrine étrangère et arrêtée, marque toujours faiblesse et lâcheté intellectuelles. Il n’en est pas de même de la fidélité à un préjugé initial. Le dogme n’envahit pas tout l’espace : on peut, avec ce port d’attache, voyager sur un large océan et dans l’abîme même du port on fait parfois des découvertes. Mais les pamphlétaires catholiques ne sont pas moins injustes que leurs ennemis quand ils retournent le reproche non seulement contre les libre-penseurs mais encore contre les penseurs libres, quand ils attaquent chez tout non-catholique le penseur. Ce fut la grande taquinerie de Veuillot contre Hugo, qui n’est pas un Spinoza assurément, mais qui pense tout autant que Veuillot, c’est-à-dire assez pour être un grand polémiste ou un très grand poète. Barbey d’Aurevilly, écrivain et poseur admirable, noble sans doute, mais plus hautain que noble, et puissant par l’image, et par l’expression trouvée, et par le rythme bruyant et empanaché, et par la verve méprisante, mais dont la pensée est un squelette dont on entend à peine le pauvre cliquettement sous les pourpres triomphales qui le drapent, reproche continuellement lui aussi aux non-catholiques de ne point penser. Et aujourd’hui voici que Léon Bloy abuse de ce moyen polémique, peut-être un peu usé.

Or les catholiques ont plusieurs façons de démontrer que Dieu leur a réservé le singulier privilège de penser. Rencontrent-ils chez un adversaire une idée un peu nouvelle, aussitôt leur rire éclate, leurs mains claquent bruyantes sur leurs cuisses et il entraînent le bon badaud à se gausser avec eux d’une aussi joyeuse folie. Si, au contraire, on dit une chose déjà dite complètement ou à demi ; si on admet, même en la renouvelant ou la prolongeant, une doctrine dont on n’est pas l’inventeur, ils reprochent avec véhémence ou soulignent avec ironie un tel manque d’originalité. Il y a pourtant — heureusement pour les catholiques — des esprits auxquels un dogme est un soutien et qui trouvent en profondeur dans un domaine déjà délimité. Je ne vois pas que la tradition catholique, la tradition protestante ou la tradition évolutionniste empêchent Malebranche, Leibnitz et Spencer d’être de grandes et fécondes intelligences. Et la page de La Femme Pauvre qui méprise toute la philosophie allemande, sous prétexte qu’elle est venue depuis Luther, n’est peut-être pas exempte de tout ridicule. Il est vraiment impossible à quelqu’un d’impartial, à quelqu’un qui fait profession d’hostilité et contre les catholiques et contre les libres-penseurs de troupeau, à quelqu’un qui vit en dehors des temps et qui refuse de se mêler aux laideurs des luttes pratiques, de confondre l’orthodoxie de la pensée avec sa puissance ou avec sa faiblesse.

Par ces façons d’escamoter la victoire, le pamphlétaire catholique ressemble à tous les pamphlétaires. Voici où son injustice devient pire et pire son triomphe. L’éducation nous a presque tous imbus en France d’esprit catholique. Si nous en laissons paraître quelque chose, vite, comme sous un ressort pressé, le catholique ricane et affirme que nous devons à l’Église tout ce que nous avons de supportable. Parfois aussi, glorieux de son unité dont il n’est pourtant point le créateur, il s’amuse cruel à l’histoire des variations d’un esprit sincère et puissant mais qui, hors de tous les chemins battus, avance en tâtonnant dans les ténèbres de la forêt et s’accroche à des ronces et se heurte à des rocs. Et l’admirable chercheur se relève de ses chutes, revient de ses égarements, s’obstine, sublime et invaincu ; mais le catholique rit et le déclare plus faible et plus misérable que l’enfant qui marche ensommeillé sur la large route du catéchisme.

Je viens de relire Je m’accuse, un des plus verveux pamphlets de Léon Bloy, un de ceux aussi contre lesquels ma critique porte moins. C’est Zola qu’il y attaque et la pensée de ce « Bacon de table d’hôte », de ce « Messie de la tinette et du torche-cul », de ce « Christophe Colomb du Lieu-Commun »>, est, en effet, assez faible pour qu’on puisse, sans injustice excessive, proclamer son néant. Il n’y a guère qu’à admirer la verve implacable avec laquelle Léon Bloy relève « les clichés Zola », « les isochrones formules de ce balancier inconscient ». « C’est consternant et même un peu diabolique, s’écrie-t-il, de lire ce bavardage monstrueux, infini, ce déluge de mots, pendant des pages, pour ne jamais aboutir, pour ressasser indéfiniment un lieu-commun misérable, sans espoir de rencontrer, je ne dis pas une idée, mais une image, un semblant d’image qui n’ait pas servi un million de fois ! Cela fait penser à la masturbation d’un cadavre. »

À propos de certaines affirmations contenues dans ce livre, j’aimerais pourtant causer avec Léon Bloy. Souvent j’arrive, par un chemin différent, aux mêmes conclusions. Nous ne serions pas toujours d’accord, cependant. Je ne méprise pas moins que lui les derniers livres de Zola. Il est visible que ce romancier épuisé jusqu’à la lie n’avait plus rien à dire depuis longtemps et qu’il continuait à travailler pour gagner de l’argent. Peut-être aussi la besogne mécanique de remonter ses vieilles marionnettes et de ranger dans un ordre différent toute sa vieille armée de formules invariables, lui était nécessaire comme un mouvement endormeur, comme un balancement monotone sans lequel il eût craint de s’éveiller enfin à la douleur de penser.

Mais pour certaines pages anciennes, pour tels mouvements de foule, par exemple, qui traversent Germinal ou La fortune des Rougon, j’en appellerais de la condamnation trop générale de Léon Bloy.

Sur quelques points de métaphysique et de morale indiqués dans Je m’accuse, j’aurais plaisir aussi à contredire le redoutable écrivain. Il faut me borner. Je relève seulement une pensée à laquelle l’auteur doit tenir puisque, après l’avoir exprimée page 46, il la répète page 116 : Dreyfus est innocent du crime pour lequel on le condamna ; mais son supplice expie quelque autre faute inconnue. « Car Dieu est infiniment équitable et chaque homme, en ce monde comme en l’autre, a toujours ce qu’il mérite. » Je ne ferai pas remarquer ce que de telles paroles, écrites pendant que l’innocent souffrait encore, avaient d’odieux. Je me contenterai de demander à Marchenoir pourquoi, s’il a « ce qu’il mérite », il rugit si souvent et si fort contre l’injustice des contemporains à son égard.

Je m’arrête. Je craindrais, en insistant, de réjouir tel misérable ennemi de Léon Bloy. Un bon écrivain peut se tromper quelquefois, ô Edmond Lepelletier, sans que les cochons cessent pour cela d’être des cochons.