Prostitués/V/Sully-Prud’homme

(p. 109-116).

Sully-Prudhomme est un peu agacé de l’opinion qui le classe obstinément parmi les parnassiens. « Je m’y suis toujours senti un intrus pour les initiés et un fourvoyé pour les autres. » On ne tiendra nul compte de ses protestations tardives, et ici ce n’est pas le sentiment public qui aura tort. Le poète avoue qu’il trouve parfaite la forme parnassienne. Seulement, il s’efforça de mettre cette « perfection de la forme au service de son propre idéal qui différait beaucoup de celui de ses confrères parnassiens. » Il ne se sentait « l’imagination ni assez vive ni assez riche » pour « les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description de la nature et de l’homme. » Il affirme avec raison : « Je m’en tins à l’expression de mes sentiments intimes, de mes pensées, même des idées abstraites, ce qui a été, je l’avoue, mon écueil. »

Qu’y a-t-il là de contraire aux tendances parnassiennes ? Le Parnasse est fait d’impuissance lyrique et d’application minutieuse à une forme que les adeptes croient absolue. Le vase de Sully-Prudhomme, moins solide que celui de Leconte de Lisle, moins sonore que celui de José-Maria de Hérédia, contient des parfums que le premier dédaignait, que le second ignore. Mais le contour, dessiné selon les mêmes règles, affirme qu’il sort du même atelier.

Seuls, parmi les parnassiens de la première heure, Verlaine et Mallarmé furent des individus assez originaux pour échapper à l’école.

Seuls, ils s’affranchirent de la technique étroite : l’un pour dire en une musique plus libre, chanteuse, séduisante et navrante comme Ophélie, son âme musicale et folle ; l’autre pour essayer d’enfermer son noble et rigoureux esprit en je ne sais quelle forme informe, détruite par un trop grand effort d’absolu. Sully-Prudhomme n’a jamais tenté l’évasion et son Testament poétique en est, malgré les protestations qu’il contient, une preuve nouvelle.

Ce livre se divise en deux parties. La première est « un examen attentif des conditions les plus essentielles, fondamentales, de la poétique française. » La seconde contient « quelques vues générales sur les sources où le poète puise une inspiration digne de son rôle social et de son art. »

Sully-Prudhomme s’efforce de démontrer que la prosodie parnassienne est la prosodie française absolue. Il veut « rattacher à des lois positives le régime des sons dans le vers » et fait la mathématique de la versification ou, si l’on préfère, « un petit chapitre de l’acoustique ». Ce théoricien est un esprit admirablement systématique et les hommes du dix-huitième siècle auraient aimé sa construction ingénieuse et ruineuse. La rigueur élégante des raisonnements du scolastique parnassien me charme aussi ; mais je ne puis les accepter que comme la métaphysique d’une école, non comme la théorie générale du vers français. La Fontaine et Verlaine me sont trop précieux pour que je les sacrifie à la fantaisie amusante et étroite d’une doctrine.

La seconde partie du livre m’intéresse davantage parce que l’auteur, au lieu d’y justifier en avocat ingénieux comme un théologien la méthode qu’on lui enseigna, y révèle et y loue — oh ! en toute ingénuité, sans presque s’en apercevoir — son propre tempérament poétique. C’est une heureuse fatalité que tout théoricien fasse la théorie de sa pratique et que tout généralisateur généralise son cas. S’il en était autrement, que pourraient bien nous apprendre les théories générales ?

Sully-Prudhomme admet trois sources principales d’inspiration : les sentiments les plus intimes du poète, les conquêtes de la science, les questions sociales ; et cette division correspond aux tentatives de Sully-Prudhomme.

Il a réussi surtout dans le premier genre, si l’on veut bien y comprendre à la fois les inquiétudes du cœur et celles de l’esprit ; les « vaines tendresses » pour ce qui passe et pour la vérité éternelle. Les vers qu’il a écrits sous les deux autres inspirations sont tous périssables et la plupart déjà morts. Il restera le poète des amours froissées et du Vase brisé, du tremblement métaphysique et du Doute, de l’espérance lasse qui se relève avec effort et des Danaïdes. Ici il lamente d’un accent pénétrant et sur le rythme de symboles harmonieux son âme tendre et frêle. Ailleurs, il a surtout manifesté son impuissance lyrique ou le manque de courage de son esprit, amoureux vraiment trop platonique de la justice et du sacrifice.

Il est absurde de nier, comme le fit Sully-Prudhomme, la poésie de l’anthropomorphisme astronomique qui à l’énormité insaisissable d’un spectacle effrayant impose la mesure, la forme, la beauté douce d’un sourire familier. Mais on peut rêver une autre poésie cosmique, on peut rêver de dire l’élan étonné et vaillant pour sonder l’insondable ; on peut s’éloigner du charme hellénique de l’esprit qui se repose et se satisfait en une conception finie, pour se jeter dans les épouvantements barbares et sublimes en face de l’abîme qui s’ouvre sous nos pieds, et sur nos têtes, et autour de nous, nous emprisonnant d’infini. Et je songe, avide, à ce que Lamartine aurait pu dire à propos de la catastrophe du Zénith. Sully-Prudhomme, lui, n’a rien pu dire, car il souffre du désaccord de son âme et de son esprit : de son âme lyrique et romantique dont les « vrais vers ne seront pas lus » ; de son esprit didactique, polytechnicien et parnassien qui traduit en pauvretés les inquiètes richesses profondes.

Il faut condamner également ses poèmes sociaux.

Sully-Prud’homme s’aperçut un jour que les autres hommes lui bâtissaient des maisons, lui tissaient des vêtements et lui pétrissaient du pain. Il s’étonna et s’émut au choc d’une révélation aussi inattendue. Il ne peut se passer des hommes « et, depuis ce jour-là, il les a tous aimés. »

Tous, c’est vraiment beaucoup à ce point de vue naïf et utilitaire. Le songe fameux aurait dû conduire logiquement au mépris des inutiles, à la haine des nuisibles, à un socialisme aussi bilieux que celui de Guesde. Ceux-là qui ont véritablement aimé tous les hommes ne les considéraient point dans leurs diverses fonctions sociales et ne regardaient pas les mouvements de leurs mains, si souvent hostiles et haïssables. Mais Sully-Prudhomme est timide d’esprit presque autant que de caractère. Dans une préface accordée à je ne sais plus quel volume de vers socialistes, il regrette que l’auteur n’ait pas chanté le patron comme l’ouvrier, n’ait pas magnifié « l’héroïsme de travail » du patron et pleuré sur les « heures d’angoisses » du patron. Oh ! l’aimable M. Sully-Prudhomme ne veut se brouiller avec personne et, s’il osa un jour exprimer des haines vigoureuses, ce fut contre un poète déjà mort. Sa vie, hélas ! est moins belle et plus banale que son âme : il a subi passivement tous les honneurs conventionnels, ceux-là même qui peuvent entraîner les faibles à des compromissions et à des hontes ; il n’a aucune force de résistance et nous avons eu la douleur de voir cet homme, en qui pourtant vit quelque noblesse, manquer un jour de courage civique.

Séduit par son charme timide, par ses douleurs presque vaillantes et par ses tremblantes inquiétudes vers le vrai, l’avenir oubliera ses défaillances. On se rappellera seulement quelques pièces exquises où le langage, la prosodie, la pensée et l’image forment harmonie. Il sera le plus sympathique des parnassiens et le premier après Leconte de Lisle. Quand le reste de ce groupe, riche en versificateurs et pauvre en poètes, sera effacé, deux resteront quelque temps reconnaissables : l’un, éclatant de force et de passion contenue, viril de puissance immobile, grand d’impassibilité apparente et de profondeur désespérée ; l’autre, triste, délicat et tendre ; l'un stoïquement beau d’une sévérité sans défaillance ; l’autre, charmant et un peu décevant comme un sourire de femme.