Prostitués/IX/Louis Arnould

(p. 254-259).

Si nous essayions de lire ensemble une thèse de doctorat ? Généreux, je choisis la plus vivante que je connaisse. Elle est de M. Louis Arnould et elle étudie le poète Racan. Nous nous permettrons d’ailleurs de bâcler le pensum et de causer de Racan ou même d’autre chose plus que de M. Louis Arnould.

Les xvie, xviie et xviiie siècles forment le cycle de notre littérature philosophique. Le xixe commence peut-être le cycle de la littérature historique. Le romantisme plonge dans les couleurs et les agitations de la vie passée avec la même ivresse que la Pléiade dans les livres et les lieux communs antiques. L’école de Malherbe est déjà un Parnasse qui retranche et assagit. Dans le roman, les imaginations passionnées de Georges Sand répondent, à travers deux siècles, aux tendres rêveries d’Honoré d’Urfé, et le naturalisme de Flaubert et de Zola répète la réaction réaliste de Sorel et de Scarron. Il serait hasardeux, certes, de pousser loin la comparaison et, pour rendre les époques symétriques, on déformerait le détail ; mais plusieurs appellent l’espérance une vertu et ceux-là trouveront le recommencement assez manifeste pour attendre un xviie siècle historique. Michelet en serait le précurseur comme Montaigne fut le héraut de la belle période psychologique, et demain nous donnera peut-être le Descartes de l’histoire.

Les parnassiens, gens d’effort et d’application patiente, sont peu sympathiques à la postérité : elle ne trouve pas assez faciles les vers qu’ils font si difficilement. On préfère la fougue du torrent romantique ou la classique majesté du fleuve élargi. Perdu entre la vision passionnante et le noble spectacle, le chapelet des petits bassins régulateurs arrête peu le regard. La sévérité rectiligne du parnassien donne une impression de contrainte et son mépris pour le romantique, nature si visiblement supérieure, le fait paraître un cuistre étroit peu séduisant à fréquenter. On connaît l’influence de l’école ; sauf de très rares fragments, on ignore bientôt l’œuvre personnelle de chaque disciple et presque celle du maître. Je m’attriste à la pensée que Leconte de Lisle deviendra, comme Malherbe, un nom austère et antipathique, soutenu de peu de souvenirs précis ; je songe, mélancolique, aux destinées de François de Maynard et de José-Maria de Hérédia, princes du sonnet français ; et je suis d’un regard attendri Sully-Prudhomme rejoignant Racan derrière la brume de l’oubli. Une anthologie cueillie avec goût sauverait peut-être ces habiles fabricants de petites choses, mais nous attendons encore un choix bien fait des parnassiens de 1610 ou de 1865.

Honorat de Bueil, seigneur de Racan, est la seule âme poétique égarée dans le premier Parnasse, groupe d’ouvriers probes, trop consciencieusement appliqués au martelage des syllabes et à l’ajustage des stances pour se donner le loisir de rêver. Il fut, lui, un rêveur, un amoureux du loisir, de la campagne et de l’amour ; un amoureux de la vie et qui eût préféré les réalités nobles ou souriantes à leur laborieuse imitation littéraire. Mais sa nature et les événements s’unirent contre ses ambitions. On trouvait ridicules son visage et son allure ; par ses continuelles distractions il devenait le jouet de ceux qui se disaient ses amis ; il était timide ; il bégayait, et sa langue déformait les r et les c, de sorte qu’il prétendait s’appeler Latan. Il désirait surtout deux bonheurs : la gloire militaire et la grande passion partagée. Plus d’une fois, plein d’espoir, il partit en guerre ; toujours la destinée taquine lui refusa l’occasion de combattre. Il aima avec constance, et sa passion pour Arthénice (Catherine de Termes) dura dix années ; toujours il tomba sur des coquettes qui se jouèrent de sa naïveté. Parce qu’il ne réussissait pas à la cour, il aima la campagne ; parce que l’amour le fuyait, il aima la famille ; parce qu’il ne pouvait être un brillant capitaine, il fut un poète. Mais tous ces pis-aller, il les embrassa avec une indolence nostalgique. Le sort lui refusa les rôles éclatants et, comme il n’était pas un caractère, il se réfugia, à demi-satisfait, dans les consolations douces. Il n’avait pas la force qui s’exaspère en révolte ou se raidit en stoïcisme ; les déceptions multipliées le conduisirent à un aimable épicurisme lassé. Son accent résigné le rend sympathique et on goûte encore ses Stances sur la retraite. Ces quatre-vingt-dix vers enferment en leur mélodie toute son âme et toute son histoire : ils laissent entendre ses aspirations premières et disent ses acceptations secondes. On connut longtemps d’autres jolis morceaux de ce lyrique de la douceur et de la bonhomie. Mais il lui arriva un grand malheur. Un poète vint, qui avait toutes les qualités de Racan à un degré supérieur et qui y joignait quelques mérites nouveaux ; qui aimait d’une sincérité première et spontanée, et qui, d’un accent plus pénétré, chantait comme les plus précieux des biens, ce qui n’était pour Racan que des consolations. Racan fut tué par La Fontaine.

Aujourd’hui, M. Louis Arnould, professeur à l’Université de Poitiers, essaie de faire revivre ce vieux mort. Mais un embaumeur n’est pas un thaumaturge et les professeurs ne réussissent guère les résurrections. M. Arnould n’a pas la faculté d’évoquer et le don de la vie : sa phrase est lourde, sa méthode est lente, son livre est gros. Il écrase le frêle poète sous un in-octavo de près de six cents pages. Certes, le pavé est lancé à bonne intention. M. Louis Arnould a voulu montrer « d’une façon vivante les choses vivantes » ; il s’est efforcé de suivre « Sainte-Beuve, l’incomparable miniaturiste des physionomies littéraires ». Seulement sa miniature à lui est grande comme une toile de Paul Véronèse, et il disperse dans un vide immense des traits que le regard ne parvient plus à réunir.

Son livre lui a valu, outre le troisième rang de peau de lapin qui distingue les docteurs, les gros sous d’un prix académique. S’il eut seulement ces deux petites ambitions, je le congratule pour son double succès. S’il voulut sincèrement faire œuvre vivante et ramener de l’oubli un écrivain de second ordre qui eut des frémissements de vraie poésie, je le félicite de son intention.