Prostitués/IX/Émile Faguet

(p. 246-254).

Jadis Faguet travaillait uniquement dans la critique littéraire. Mais un commerçant qui a réussi doit donner quelques méditations à son pays. Depuis quelque temps, la politique préoccupe Faguet, commerçant arrivé et bon citoyen, ce qui nous épargne quelques âneries littéraires. C’est toujours ça de gagné, pour parler sa langue élégante.

J’ai deux bons prétextes pour ne pas m’ennuyer longtemps auprès de Faguet. Je promets de l’étudier, sérieusement et méthodiquement, à Pâques ou à la Trinité, dans Agents de publicité ou peut-être dans un volume projeté sur les Quarante. J’ai écrit aussi le titre de ce dernier livre qui me vaudra, j’espère, un prix académique. Il s’appellera Les Verdâtres et s’ornera d’une épigraphe ou d’une épitaphe de Henri Heine dont je ne retrouve pas le texte en ce moment mais qui signifie, à peu près : « Je suis allé aujourd’hui à la Morgue et à l’Académie française voir des cadavres verts. »

Je vais donc relire un seul livre de Faguet, mandarin des lettres et de la politique. Je choisis un volume paru en 1902 sous ce titre, La politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Au moins, nous serons en bonne compagnie malgré la présence de M. Faguet, l’académicien débraillé.

Emile Faguet sait qu’il déteste Voltaire et qu’il déteste Rousseau ; mais il croit aimer Montesquieu.

Voltaire, élégant et léger, théoricien souriant de l’absolutisme royal, est hostile aux bourgeois. Il méprise particulièrement les pédants de Parlement. M. Faguet, bourgeois, pédant et robin d’Université, sent rougir sa joue fraternelle, chaque fois que les doigts fins du railleur effleurent le mufle judiciaire.

M. Faguet, dont la lourdeur naturelle s’aggrave d’une robe longue et d’une méthode gauche, ne pardonne pas non plus à Voltaire ses vivacités et ses espiègleries. Voltaire marche vraiment un peu vite, s’il veut être suivi par les Faguet, et demande aux intelligences poussives de trop rapides, répétés et haletants efforts. M. Faguet resté en route injurie son guide de loin et crie d’une voix aigre qu’ « il manque une dizaine de termes au raisonnement ».

Rousseau est bien peuple et ses grands gestes effarent notre bourgeois. M. Faguet, pour cause, n’aime pas l’éloquence, qu’il appelle volontiers déclamation. D’ailleurs Jean-Jacques est le théoricien de l’absolutisme populaire, et M. Faguet se fait le champion de l’individu. Il l’affirme du moins. En réalité, ce qu’il défend, ce sont les corps organisés, académies ou anciens parlements, tous ceux où la liberté du bourgeois trouve un asile et sa tyrannie une force d’oppression, tous ceux que j’appellerai indulgemment les communes morales. Que le menu peuple soit écrasé indirectement par « le souverain », directement par « les corps intermédiaires » et M. Faguet, fragment de la pâte banale dont on pétrit les corps intermédiaires, sera satisfait.

Montesquieu, bourgeois, parlementaire, méthodique, plaît à Faguet comme un Faguet supérieur. Le pion prend à chaque page Voltaire et Rousseau en flagrant délit de contradiction. Quand Montesquieu hésite, le pion n’hésite pas, lui, à découvrir la vraie pensée de Montesquieu. Et la vraie pensée de Montesquieu, c’est la pensée — si j’ose dégrader ce mot — de M. Faguet. Dans le miroir où M. Faguet se regarde pour peindre Montesquieu, il voit Montesquieu patriote à la façon d’Emile Faguet, qui est presque celle de Jules Lemaître. M. Faguet a eu bien du mal à ne pas lire dans l’Esprit des lois quelques réclames pour la candidature Syveton.

Faguet est très favorable aux Parlements. « Les Parlements, déclare-t-il avec une émotion heureuse, n’ont pas été autre chose que la bourgeoisie française. » Vous pensez bien que la bourgeoisie française ne saurait se tromper et M. Faguet, ancien donneur de pensums, approuve toutes les condamnations qu’elle prononça. « Calas était très probablement coupable ; Sirven aussi, quoique ce soit un peu moins apparent ; La Barre l’était certainement ». On ne reprochera pas à M. Faguet de manquer au fameux respect de la chose jugée.

Ces délicieux et infaillibles Parlements auraient pu cependant être recrutés par un mode supérieur à l’achat des charges. Ce n’est pas que la vénalité des charges déplaise beaucoup à Faguet : elle lui paraît, au contraire, empêcher la vénalité du juge. Il est bien clair, n’est-ce pas ? qu’un honorable commerçant qui a payé son fonds ne cherchera pas à augmenter ses profits réguliers. Néanmoins M. Faguet, académicien, trouve idéal le mode de recrutement qui lui vaut des jetons de présence : il voudrait donc « une magistrature rétribuée par la nation, mais se recrutant elle-même ».

Puisque M. Faguet, de l’Académie française, distribue à des enfants persistants des prix de français ; puisque M. Faguet, sorbonnard, distribue des diplômes à ceux dont le français lui paraît suffisant ; puisque M. Faguet, critique, condamne le style de Rousseau et le style de Balzac, il convient peut-être de juger ce triple juge et d’indiquer quel français il écrit lui-même.

Nul n’est assez cruel pour exiger d’un universitaire couleur, mouvement, vie ou personnalité. Du moins, on a encore la naïveté d’attendre de lui quelque simplicité et quelque correction. Un peu d’humilité semble convenir aussi au parasite qui peut avouer en une heure de conscience : « Il y a quelque chance pour que le meilleur de mes ouvrages soit celui où il y aura le moins de mon cru ». M. Faguet, certes, n’a aucune peine à éviter les qualités qui choqueraient l’Université. Hélas ! il n’a même pas les médiocres mérites qu’elle est capable de supporter.

Son style est bête comme un bourgeois. Vague, impropre, prétentieux et vulgaire. Et lourd. Et encombré. Ah ! le pauvre style embarrassé qui fait des embarras.

Il est impossible de dire autrement que par des exemples combien ça écrit mal, un Faguet. Admirez chez lui la propriété et l’intensité de l’expression : « L’accession continue du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse et de la noblesse à la grande noblesse est le fond perpétuel de l’ancien régime ». Souvent des mots sottement inutiles s’introduisent dans la phrase, plats et presque invisibles au passant pressé, mais qui, si on regarde, écœurent comme sur un drap une punaise ou comme dans la littérature un professeur. « Il écrit cette profession de foi si émue et certainement si sincère de dévouement à la Compagnie ». Par quel mode enfantin se font donc en un Faguet les associations d’idées et de mots ?

Et sa vulgarité lâchée, faite d’imprécision bégayante ! « Sur cette question, il dit blanc à Damilaville, noir à Linguet, et enfin blanc à La Chalotais ». Certes, M. Faguet, à moins qu’il ne s’agisse de défendre la bourgeoisie, dit rarement — pour parler sa langue — blanc ou noir. Son habitude est de dire gris.

Pour nous informer que les rédacteurs des Déclarations des Droits de l’Homme se sont contredits, il déclare qu’ils « ont mis dans leurs textes un Ceci tuera Cela ! »

Si le vocabulaire de M. Faguet est vulgaire d’imprécision, sa syntaxe est une vulgarité lourde : « Le gouvernement, quand il voudra, les fera voter comme il voudra, comme il fait juger ses juges comme il veut qu’ils jugent ». — « Nous retombons dans cette considération de majorité et de minorité que nous avons vu qui, de l’avis même de Montesquieu, ne doit pas intervenir dans les questions de choses spirituelles ».

La première de ces deux phrases est négligée, comme presque toutes les phrases de Faguet ; on y entend traîner de vieilles pantoufles mises en savates. La seconde est de la lourdeur en toilette et l’auteur croit écrire à la mode du xviie siècle. Cette prétention se montre quelquefois chez lui. Elle lui porte malheur plus encore qu’à Brunetière. Souvent une invraisemblable ignorance le rend incorrect pour aujourd’hui et pour autrefois. Les reliques dont il est chargé sont apocryphes et ni Vaugelas ni Littré ne salueront le porteur. La Fontaine ayant écrit :

Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu

Faguet se met à braire : « Il ne peut faire que sage ».

Philaminte, irritée de cette absurde négation, chasserait Faguet de son écurie. Chrysale, blessé des prétentions du cuistre, ne le défendrait sûrement pas. Mais l’académie des Vandal et des Costa de Beauregard a suffisamment oublié le français pour serrer Faguet sur son vieux sein.