Prostitués/IV/Paul Adam

(p. 57-60).


IV.


Précieuses et pédantes.


Il y a l’encyclopédie Roret, il y a l’encyclopédie Zola, il y a l’encyclopédie Paul Adam… Zola a mis en romans lourdement longs tout le mécanisme moderne. Paul Adam veut, d’une ambition en apparence plus subtile et plus noble, enfermer en ses fables vaines et gauches tout le dynamisme secret de l’histoire, toute la pensée d’avant-hier, d’hier, d’aujourd’hui. Il remue des idées comme le naturaliste fit fonctionner des machines. Son Enfant d’Austerlitz et sa Ruse, par exemple, remplacent une histoire de la Franc-Maçonnerie et une histoire de la Congrégation aussi bien ou aussi mal que La Bête humaine remplacerait un traité technique de la locomotive. Et Paul Adam est capable d’une idée personnelle à peu près comme Zola était propre à l’invention d’un piston ou d’une soupape.

Chez l’un comme chez l’autre, le didactisme tue l’art et la vie : il n’y a pas un seul être vivant ou harmonieux parmi tant de Rougon-Macquart, parmi tant de Cavrois-Héricourt. Si cependant il est permis de préférer l’un ou l’autre de ces deux néants laborieux, j’avouerai que Zola m’irrite moins. Il fut aussi impuissant à créer un personnage. Mais, tandis que Paul Adam transforme en immobilités puantes et froides les idées, ces vivantes véhémentes ; Zola donnait une vie étrange, parfois vigoureuse et presque humaine, aux massives machines. Et, en sa bonne époque, il agita souvent d’un geste robuste la vie élémentaire et formidable d’une foule. Peut-être Paul Adam se croit-il un pouvoir semblable, celui de faire grouiller la vie d’une époque. Hélas ! il s’illusionne.

Le romancier didactique d’aujourd’hui, comme le poète didactique d’il y a cent ans, est un professeur hypocrite. Didactiques, professeurs, vulgarisateurs : autant de noms polis pour ne point dire plagiaires. Chez ces industriels tous les matériaux sont empruntés. Souvent la pierre arrachée de l’œuvre d’autrui, reconnaissable non seulement à son grain mais à sa taille, est transportée telle quelle au tas informe que le didactique appelle son monument. Mais il y a des degrés dans l’impuissance à construire avec des matériaux étrangers une harmonie personnelle. Zola, certes, n’était pas un architecte. C’était, du moins, un maçon aux reins solides. Il dressait, avec les pierres volées, des murs effroyables, rectilignes, sans fenêtres, je ne sais quels remparts qui écrasent encore de leur masse inutile les verdures. Et dans ces énormités il ne ménageait point le mortier. Tout cela croule déjà ; mais, les premiers jours, la masse monstrueuse étonnait, imposait l’idée d’une force. Paul Adam n’a ni équerre ni fil à plomb. Gemmes pillées et pierres de taille conquises, il jette tout ensemble, au hasard. Les idées roulent, se heurtent, s’écrasent, contradictoires. L’entassement ne semble même pas une ruine. On sent que le kleptomane aveugle n’a rien su faire des matériaux volés.

Ah ! le pauvre professeur et le pauvre écrivain. Son esprit est un chaos de souvenirs et de réminiscences, une cohue de notes rassemblées au hasard des lectures rapides. Ses pages sont des tapisseries hâtives où l’on sent, non coordonné, le travail de mille mains fortuites. On entre en son œuvre comme en une ville de cabanons inachevés où pleurent cent sagesses fragmentaires arrachées à toutes les harmonies ; où hurlent et glapissent, affolées encore, par leur rapprochement inattendu, les folies de tous les vivants et de tous les morts.

Il n’est point, selon la vieille image jolie, l’abeille qui tire des fleurs un miel personnel, un miel dont le parfum et la saveur dureront. Korrigan de hâte, d’avidité et d’incohérence, il arrache, pour les porter à la boue de ses livres informes, des brassées de thym, de marjolaine et de rue. Et, sous les intempéries, parmi le sifflement des vipères et le coassement des crapauds qui semblent naître de ses mains de lucre, voici que l’enchevêtrement des fleurs tout à l’heure odorantes et des herbes de plus en plus puantes n’est qu’un tas grouillant de fumier.