Prostitués/I. — Prostitués

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I

Prostitués


On a mal dit : « L’homme n’est ni ange ni bête. » Il faut affirmer : L’homme est à la fois ange et bête. Ah ! le pauvre être double. Tout courbé sous les nécessités animales, tout soumis à son ventre, il sent sur sa lourdeur s’agiter des ailes nobles. Il est inquiet d’apprendre, inquiet de créer harmonieusement ; il aime le beau, il aime l’amour. Depuis des siècles de siècles, il fait la bête parce qu’il veut faire uniquement l’ange ; son poids le roule dans l’ordure parce qu’il oublie son poids et croit naïvement se libérer de la brute qui est une partie nécessaire de lui-même.

Les besoins physiques ne peuvent être satisfaits que par un travail physique. Nulle œuvre intellectuelle ne produira un grain de blé. Puis donc que j’ai besoin de manger comme une bête, je dois fournir le labeur de bête de somme qui, seul, peut nourrir mon corps et permettre au dieu qui pleure en moi de vivre, de penser, d’aimer.

L’homme fait, depuis des siècles de siècles, des efforts de cauchemar pour secouer le servage naturel qui plie vers la terre la moitié de sa vie. Mais la loi est fatale. Celui qui voulut échapper au travail des mains, au seul travail, dut imposer sa part de peine à ses frères. Il fallut des esclaves pour qu’il y eût des « hommes libres », affranchis de toute œuvre servile.

Il paraît qu’on a aussi affranchi les esclaves. Le mot n’est plus qu’un terme historique dans les langages civilisés.

Hélas ! les langages seuls se civilisent. Il y a toujours des gens qui ne travaillent pas ; il faut bien que d’autres arrachent à la terre le pain de ces oisifs en même temps que leur propre pain. N’aurait-on pas changé le nom des esclaves ? N’y eut-il point des serfs ? N’y a-t-il point des salariés ?

Comment se sont créés les Maîtres ? Comment quelques hommes ont-ils pu devenir tout loisir en rendant les autres tout travail ? Question complexe, longue à démêler. La force, la ruse, les jeux heureux ou tricheurs du commerce et des affaires, le mensonge de l’or richesse représentative acceptée comme richesse réelle, l’usure : voilà quelques-uns des nombreux éléments de la réponse. Mais ce ne sont pas les Maîtres que je veux étudier aujourd’hui. C’est une classe particulière d’esclaves, la plus ignoble, celle des prostitués.

Une femme a dit au Maître :

— Regarde, je suis belle. Impose à cette autre, qui est laide, ma part de travail. Moi, je t’aimerai. Laisse mon embonpoint se développer dans l’inaction et mes bras blanchir à l’ombre : tu auras à ton cou un collier plus beau et plus doucement caressant. Délivre mon corps de joie ; délivre mes rêves d’amour : tous les songes libres, toutes les pensées libres de ton esclave seront tournés vers toi. Rêver de ta beauté, de ta grandeur, de la douceur affolante de tes baisers, cela suffit à remplir une vie.

Le Maître a répondu :

— Tu es belle. Tu vivras de ta beauté comme d’autres vivent de leur force. Ton baiser m’est aussi doux que le pain du plus pur froment. Aime-moi, rêve de moi, invente pour moi des caresses nouvelles.

La laide ou la fière a vu son travail s’accroître, devenir écrasant, supprimer le peu de loisir qui lui restait, tuer complètement l’ange qui agonisait en elle, tuer quelquefois la bête surmenée. Elle a crié sa plainte. La favorite l’a appelée : « Envieuse. » Le Maître a déclaré : « Il est juste que celle-ci, qui est belle, ait la meilleure part. » Il a dit encore : « Il faut que tout le monde vive. » Il a conclu : « Tout travail mérite salaire. » L’esclave laborieuse est partie persuadée par ces paroles. À moins que quelques coups de fouet n’aient achevé de la convaincre.

Mais le salariat moderne a donné à la prostituée des maîtres nombreux, exigeants et avares. Le plaisir la surmène plus que le travail ne fatigue les autres. Elle doit subir la pitié aussi bien que le mépris. Elle a des maladies qu’on ne nomme pas ou elle se meurt de la poitrine. Elle est justement punie d’avoir fait travailler l’ange, d’avoir vendu ce qui doit se donner. En croyant se délivrer de la bête, elle en est devenue l’esclave plus qu’auparavant. Elle a alourdi le travail d’autrui et sa propre fatigue. Elle a tué l’ange chez l’ouvrière en lui volant tout loisir ; elle l’a tué en elle-même en tuant sa liberté, en assujettissant le dieu aux caprices des brutes humaines.

Un esclave a dit au Maître :

— Écoute combien je suis amusant. Impose à cet autre qui est ennuyeux et muet comme un poisson ma part de travail, et demain j’aurai encore plus d’esprit. Je t’aurai fabriqué des mots qui feront rire ton ennui.

Il a dit encore :

— Dispense-moi du labeur grossier et je t’ajusterai des philosophies ingénieuses qui t’expliqueront l’univers.

Et aussi :

— Donne-moi le loisir de converser avec Dieu et je te ferai connaître plus en détail sa volonté, qui est que tu sois grand. Et je la prêcherai plus persuasivement à mes frères qui ont été créés comme moi pour t’admirer, t’aimer et te servir.

Il a ajouté :

— Je te conterai les guerres des héros, les exploits de tes ancêtres et tes prouesses plus grandes que les leurs. Oh ! donne-moi le temps de dresser ta gloire jusqu’au ciel en vers plus impérissables que l’airain... D’autres fois, par des mots savants, j’exciterai tes sens épuisés et je te rendrai la vigueur d’aimer.

Il a promis aussi des statues de vaillance et de beauté, des statues qui seraient des adulations. Il a offert de tracer d’un pinceau habile l’image du Maître et le portrait des favorites.

Il a continué :

— Ne courbe plus mon cou vers la terre, et j’enseignerai à tes fils à jouer de la lyre. Je leur apprendrai ensuite le langage persuasif qui fait de la plus mauvaise cause la meilleure. Je joindrai l’utile à l’agréable : ils sauront, par les arts, amuser leurs ennuis et se rendre aimables aux femmes : leur parole, habile guerrière, les fera redoutables aux hommes.

Le Maître s’est laissé persuader. Et il y a eu des prostitués qui se sont appelés bouffons, philosophes, prêtres, poètes, artistes et professeurs.

Leurs frères, dont le travail augmentait, se sont plaints. Les prostitués les ont appelés : « Envieux. » Et le Maître a répondu : « Leur intelligence a justement mérité à ceux-ci la meilleure part. » Et : « Il faut que tout le monde vive. » Et encore : « Tout travail mérite salaire. »

Bien que penser, chanter, sculpter, donner son âme et son esprit aux jeunes gens ne soient que des repos et des joies, le Maître avait raison d’employer le mot travail. Car ces naïfs, sous prétexte d’affranchir l’ange, avaient coupé ses ailes, et on allait le surmener, attelé à d’étranges besognes. Les misérables avaient vendu ce qui doit être donné en un élan d’amour. Le cerveau est un second cœur. Ses frémissements doivent rester libres, ne point servir à payer la vie de la bête. Pour ne plus travailler comme les autres esclaves, ces « penseurs » pensèrent en esclaves, sur l’ordre du maître, à l’heure du maître, ce que voulut le maître. Et la pensée, qui se nourrit de liberté, mourut comme l’amour : on décora de son nom la flatterie et le sophisme comme le nom de l’autre dieu était porté par les baisers menteurs et par les comédies de caresses.

Les Maîtres, devenus plus nombreux, plus habiles et plus avares, « affranchirent » ces esclaves un peu après les autres, ne les nourrirent plus, payèrent médiocrement chaque « service », les firent travailler aux pièces. Pour un peu d’argent, ces prostitués durent, comme leurs sœurs les courtisanes, livrer leur âme aux viols de tous. Aujourd’hui, ceux qui échappent au seul travail ont plus de fatigue que leurs frères, souvent ils meurent jeunes, parfois ils sombrent dans la folie.

Il y a pour les prostitués méprisables et pitoyables un âpre et superbe chemin de salut. Trois hommes au moins l’ont connu depuis que les prétendus intellectuels ont perverti l’intelligence humaine, depuis que les sophistes, vendeurs de fausse science, ont triomphé des Socrate, donneurs de vraie sagesse. Ô mes frères en prostitution, saluons nos trois héros : saint Paul qui adresse aux Romains et aux Corinthiens de sublimes épîtres, mais qui se refuse aux simonies, qui ne vit ni de l’autel ni de la parole, qui, pour avoir à manger, tisse des tentes ; — saint Spinoza qui compose la plus logique ou creuse la plus profonde des philosophies, mais qui, ayant besoin chaque jour de quelques grains de gruau pour soutenir son corps ascétique, ne veut pas les obtenir comme professeur, méprise les chaires offertes et polit des verres de lunette ; — saint Tolstoï, le plus noble génie de notre temps, qui donne ses livres libérateurs et ne se reconnaît le droit de dîner que lorsqu’il a racommodé une paire de souliers.

On m’a trop déformé, on m’a rendu lâche devant les fatigues du corps et mes mains inexercées sont devenues si maladroites. Je n’ai pas le courage de monter jusqu’au fier sommet où siègent les trois héros. Pour excuser mon absence d’énergie, j’accorde de l’admiration à ces hommes, qui ne sont qu’estimables. Mais, quand je réfléchis, je reconnais que le devoir est un absolu ; on ne saurait faire plus que son devoir et par conséquent, en bonne morale, nul ne doit être admiré. Et j’ai honte de moi.

Je n’ose essayer qu’une demi-libération. Je ne fais pas de travail qui mérite salaire. Du moins, je parle franchement, oubliant que ma parole est payée et que peut-être, à cause de ma franchise, on refusera de m’écouter et de me donner le nécessaire. Ma demi-conversion, je la dois à une rouleuse que vous vous croyez sans doute le droit de mépriser, ô plus prostitués et plus méprisables qu’elle !

Elle me dit, cette pauvre femme :

— Non, ta tête me déplaît, et tu pourrais m’offrir des millions, et je pourrais crever de faim complètement, je te refuserais quand même.

Après un silence, elle reprit :

— Ta tête me déplaît pour ça. Elle me plaît pour causer. Écoute. J’ai perdu l’habitude de travailler et pourtant ça m’embêtait de marcher toujours et avec tous. Alors, j’ai tâché d’avoir très peu de besoins et je me donne pour ma propre joie à ceux qui m’achètent. Beaucoup ne me paient point, parce que je ne réclame pas et parce qu’ils voient que j’ai eu autant de plaisir qu’eux. Il m’arrive quelquefois de ne pas manger : j’aime mieux ça que de m’être dégoûtée moi-même. Mais, les jours où on me donne quelque chose, je mange et je suis bien contente.

Écoutons cette leçon, nous tous, les prostitués sans courage. Philosophe, dis ce que tu penses et tout ce que tu penses. Romancier, dresse des personnages qui vivent de toi et qui t’intéressent. Poète, fais les vers qui te plaisent, non ceux qui risqueraient de plaire au public payant. Professeur, enseigne selon ta conscience, sans te préoccuper des doctrines officielles. Orateur, dis ton âme et ton esprit, non les mensonges sournois ou brutaux d’un parti. Et tous attendons avec tranquillité le salaire qui viendra ou ne viendra pas. Restons nous-mêmes ; ne nous déformons pas pour agréer aux acheteurs. Ne nous tuons pas sous prétexte qu’ « il faut vivre. » Donnons-nous en sincérité et, puisque nous reculons devant le seul travail qui produise de quoi manger, soyons heureux et un peu surpris les jours où nous mangeons.

Combien nous sommes peu à nous élever jusqu’à la courtisane à demi-libérée ! Combien nous sommes peu à montrer le calme courage de la franchise, à mi-côte, à égale distance des saints qui pensent et travaillent et des absolus prostitués qui vendent âprement et habilement des mots vides et des grimaces de pensées. Ah ! le grouillement innombrable, là-bas, dans le marais social.

Je vais, d’un filet indifférent, amener à portée de l’étude quelques-uns de ces écœurements. Mais mon courage a des limites. Je ne plongerai pas le filet dans les pires bas-fonds. J’éviterai, aujourd’hui du moins, les doubles prostitués, ceux qui font servir une prostitution à en préparer une autre.

Oh ! les êtres vils qui rêvent « le roman d’un jeune homme pauvre » et qui l’écrivent, dévoilant naïvement toute la pourriture de leur désir. Et quelques-uns l’écrivent avec opportunité, comme d’autres appellent une dot par les petites annonces des journaux. Je m’écarterai de toi, Alphonse Péladan, qui envoyas la rampante Mélusine te raccrocher une cliente sérieuse. J’en sais d’autres qui, avec plus ou moins de succès, employèrent un volume à appeler : « Quelle femme riche veut m’acheter, corps et âme ? J’offre mon amour et ma reconnaissance en échange d’un peu d’or qui me paiera du loisir, du luxe et de la gloire. » J’aperçois de branlantes masures, décorées des noms de romans ou de poèmes, et qui portent de gros numéros. Il y a, sur le boulevard et dans les salons, des hommes sandwiches qui travaillent pour eux-mêmes et dont l’écriteau s’enorgueillit de cette inscription : « Artiste à vendre ! »