Proses philosophiques/Utilité du Beau

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Un homme a, par don de nature ou par développement d’éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d’un chef-d’œuvre, même d’un de ces chefs-d’œuvre qui semblent inutiles, c’est-à-dire qui sont créés sans souci direct de l’humain, du juste et de l’honnête, dégagés de toute préoccupation de conscience et faits sans autre but que le Beau ; c’est une statue, c’est un tableau, c’est une symphonie, c’est un édifice, c’est un poëme. En apparence, cela ne sert à rien, à quoi bon une Vénus ? à quoi bon une flèche d’église ? à quoi bon une ode sur le printemps ou l’aurore, etc., avec ses rimes ? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui ? le Beau est là. L’homme regarde, l’homme écoute ; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu’écouter, il entend. Le mystère de l’art commence à opérer ; toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui. Le Beau est vrai de droit. L’homme, soumis à l’action du chef-d’œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l’oiseau qui, sous la fascination, augmente son battement d’ailes. Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le vertige de cette merveille entr’ouverte.. Les doubles-fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet homme, soumis à l’épreuve de l’admiration, s’en rende bien clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de révélation qui est dans le Beau, l’éternel affirmé par l’immortel, la constatation ravissante du triomphe de l’homme dans l’art, le magnifique spectacle, en face de la création divine, d’une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l’audace qu’a cette chose d’être un chef-d’œuvre à côté du soleil, l’ineffable fusion de tous les éléments de l’art, la ligne, le son, la couleur, l’idée, en une sorte de rhythme sacré, d’accord avec le mystère musical du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une inexprimable pénétration du Beau lui entre par tous les pores. Il creuse et sonde de plus en plus l’œuvre étudiée ; il se déclare que c’est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n’en sont pas capables ni dignes ; il y a de l’exception dans l’admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne ; il se sent élu, il lui semble que ce poëme l’a choisi. Il est possédé du chef-d’œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu’il contemple ou à mesure qu’il lit, d’échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il pense, il s’attendrit, il veut ; les sept marches de l’initiation ; les sept noces de la lyre auguste qui est nous-mêmes. Il ferme les yeux pour mieux voir, il médite ce qu’il a contemplé, il s’absorbe dans l’intuition, et tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l’éblouissant spectre solaire de l’idéal apparaît ; et voilà cet homme qui a un autre cœur.

Quelque chose en lui se redresse et quelque chose se penche ; la contemplation est devenue éblouissement, la méditation est devenue pitié. Il semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d’infini. Il se sent meilleur. Il déborde de miséricorde et de mansuétude. S’il était juge, il absoudrait : s’il était soldat, U dirait à l’ennemi • mon frère ; s’il était prêtre, il éteindrait l’enfer. Le chef-d’œuvre, inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion dans le sens du bien lui est venue de ce bloc de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une vocalise de fauvette, de cette strophe où il n’y a que des fleurs et de la rosée. La bonté a jailli de la beauté. Il y a de ces étranges effets de source qui tiennent à la communication des profondeurs entre elles.

Lady Montagu, après avoir vu au Trippenhaus d’Amsterdam l’Amalthee de Jordaëns, s’écriait : Je voudrais avoir un pauvre pour lui vider ma bourse dans les mains !

Être grand et inutile, cela ne se peut. L’art, dans les questions de progrès et de civilisation, voudrait garder la neutralité qu’il ne pourrait. L’humanité ne peut être en travail sans être aidée par sa force principale, la pensée. L’art contient l’idée de liberté, arts libéraux ; les lettres contiennent l’idée d’humanité, humaniores litterœ. L’amélioration humaine et terrestre est une résultante de l’art, inconscient parfois, plus souvent conscient. Les mœurs s’adoucissent, les cœurs se rapprochent, les bras embrassent, les énergies s’entresecourent, la compassion germe, la sympathie éclate, la fraternité se révèle, parce qu’on lit, parce qu’on pense, parce qu’on admire. Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme. Aimer est au sommet de tout.

L’art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les émus sont les bons ; les émus sont les grands. Tout martyr a été ému ; c’est par l’émotion qu’il est devenu impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs. Le héros songe à la patrie ; et ses yeux se mouillent. Caton commence par l’attendrissement.


Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante : l’art, à la seule condition d’être fidèle à sa loi, le beau, civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention.


Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face des catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que nous nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la volonté absolue d’indifférence, c’est Horace. Cette vaste rage de Juvénal contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace ; vous trouverez le sourire. Horace, c’est le neutre ; il veut l’être du moins. Un esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible ! S’il a une foi, elle est contraire au progrès. C’est l’indifférence implacable. La satiété, voilà le fond de sa sérénité. Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé du repu. L’intestin-colon lui monte au cerveau. Ce qui fut convoitise devient sécrétion en bas et idée en haut, c’est là tout le travail de sa machine. Il a bien soupe chez Mécène, ne lui en demandez pas plus ; ou il vient de faire une partie de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s’est fort diverti. Quant aux temps présents ou passés, quant au fas et au nefas, quant au bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n’en a cure. Sa philosophie se borne à l’acceptation bienveillante du fait, quel qu’il soit ; l’iniquité qui donne de bons dîners, est son amie ; il est le commensal né du crime réussi. Prendre l’horreur publique au sérieux, fi donc ! Cela nuancerait d’une teinte foncée son style qui veut rester transparent ; son hexamètre, si libre devant la prosodie, est esclave devant César ; cette danse s’achève à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de sagesse qu’a eue La Fontaine plus tard : « Le sage dit selon le temps : Vive le roi ! vive la ligue ! » Ses satires n’exercent sur les lois et les mœurs aucune surveillance ; l’affreux spectacle permanent des Esquilies obtient de lui en passant un vers insouciant ; ses odes mentionnent les dieux, font écho presque machinalement à l’ode sacerdotale grecque, et mettent en équilibre Jupiter et César ; et quant à l’amour, le puer auquel elles s’adressent volontiers est frère du Bathylle d’Anacréon et du Corydon de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l’obscénité toute crue. Voilà le poëte. Qu’est-ce que l’homme ? un poltron qui a jeté son boucher dans la bataille, un sophiste des appétits, n’ayant qu’un but, la jouissance, un douteur ne croyant qu’à la possession de l’heure, un enfant du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin du lendemain de la république morte, un romain qui a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne même pas la tête pour regarder le cadavre sacré de sa mère. C’est là Horace.

Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera, ce lâche vous enflammera, ce corrompu vous assainira ; et de la lecture de cet homme qui n’est pas bon, vous sortirez meilleur.

Pourquoi ? c’est qu’Horace, c’est beau.

Et qu’à travers le mal, qui est à la surface, le beau, qui est au fond, agit.

Forma, la beauté. Le beau, c’est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c’est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La forme est essentielle et absolue ; elle vient des entrailles mêmes de l’idée. Elle est le Beau ; et tout ce qui est beau manifeste le vrai.

Insistons sur ces évidences très difficiles à admettre.

L’émotion de lire Horace est exquise. C’est une jouissance toute littéraire, et singulièrement profonde. On s’absorbe dans ce rare langage ; chaque détail a une saveur à part. Une forte quantité de bon sens est malheureusement conciliable avec l’abaissement moral ; tout ce bon sens-là est dans Horace. Entre les quatre murs du fait accompli, comme il raisonne juste ! Mais c’est ici qu’on apprend à distinguer justesse de justice. Du reste^il n’est pas bon, nous venons de le dire ; mais il n’est pas méchant. Être méchant, c’est un effort ; Horace ne fait pas d’effort.

Son style se place entre le lecteur et lui, d’abord comme un voile, puis comme une clarté, puis comme une forme d’autre chose qui n’est plus Horace, qui est le Beau. Une certaine disparition d’Horace se fait. Le côté méprisable se développe sous le côté aimable. La turpitude atténuée devient bagatelle : Nescio quid méditons nugarum. Cette philosophie lâche dans ce style souple est douce à voir flotter comme la ceinture défaite de Vénus ; nul moyen de faire la grosse voix contre cet enchantement. Ce vers Phryné montre sa gorge, et il n’y a plus là de juges ; il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style sur le lecteur est-elle malsaine ? Loin de là. L’extase littéraire est essentiellement honnête. Il est impossible de la mal prendre et de s’en mal trouver. Une certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu à peu le bon sens d’Horace perd la mauvaise odeur de son origine, ce style pur le filtre, et l’on ne sent plus que l’ascendant de cette raison. Horace est limpide et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si clair dans un esprit, à travers une épaisseur de deux mille ans. Horace est un composé de raison qui peut être divine et de sensualité qui peut être bestiale ; ce composé, espèce d’être mixte fort humain, discute dans l’épître, rit dans la satire, chante dans l’ode, se condense dans ce vers, y produit on ne sait quelle lumière, et s’y transfigure en sagesse. C’est de la sagesse d’oiseau. Boire, manger, dormir, gazouiller à l’aube, faire le nid et l’amour. Cette sagesse, qui, avant d’être celle d’Horace, était celle de Salomon, d evient bonne dans cette poésie, tant cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a du parfum, il y a du baiser, il y a du rayon. Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là : prosodie disloquée, césure dédaignée, mots coupés en deux ; mais dans cette licence que de science ! Tel hémistiche est une joie, et l’on se récrie. Le contact de ce vers fin et fort est toute éducation pour la pensée ; c’est une volupté de manier ces hexamètres avec les doigts de lumière de l’esprit ; on devient délicat à toucher ce divin style ; et le plus barbare en sort civilisé. Louis XVIII, philosophe relatif, disait : C’est Horace qui m’a rendu libéral. On médite ces ressources infinies de légèreté et de force. Le vers, familier, se tourne, se dresse, saute, va, vient, se fouille du bec, et n’a qu’un souci : être beau. Quoi de plus charmant qu’un moineau-franc tout à l’arrangement de ses plumes ! Horace arrive à cette toute-puissance qu’a la gentillesse des enfants ; il s’impose indolemment et insolemment ; il a la pleine liberté de la grâce ; le despotisme de l’élégance est en lui. C’est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique ; et quand il lui plaît d’être lyrique, il devient, cette aventure-là lui arrive, presque grand. Telle de ses odes est un triomphe. Les odes d’Horace font vaguement songer à des vases d’albâtre. Telle strophe semble portée par deux bras blancs au-dessus d’une tête lumineuse. C’est ainsi que de certains versets de la Bible semblent revenir de la fontaine. Tel est Horace. D’autres ont des dons plus augustes, le flamboiement terrible, la foudre aux serres, la vertu fière et planante, l’offensive aux méchants, les colères du sublime, tous les glaives qu’on peut tirer de ce fourreau, l’indignation, les grands espaces, les grands essors, une réverbération de Cocyte ou d’Apocalypse ; Horace, règne par le charme serein. Il a ce qu’on pourrait nommer la blancheur du style.

Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l’art contemplé, oui, l’on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu’on nomme le fond, ce n’est que la surface, et que le vrai fond c’est la forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se rattache à l’absolu.

Voulez-vous un autre exemple ? Prenez Virgile.

Qu’y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci : Octave-Auguste admis parmi les astres et les étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la flatterie fut-elle plus abjecte ? C’est l’idée, c’est le fond, n’est-ce pas ? Et c’est plat, et honteux. Voici la forme :

 
Tuque adeo, quem mox quse sint habitura deorum
Concilia, incertum est ; urbesne invisere, Ceesar,

Terrarumque velis curam et te maximus orbis
Auctorem frugum tempestatumque potentem
Accipiat, cingens materna tempora myrto ;
An deus immensi venias maris ; ac tua nautœ
Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,
Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis ;
Anne novum tardis sidus te mensibus addas,
Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes
Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens
Scorpius, et cœli j’usta plus parte relinquit :
Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,
Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido,
Quamvis Elysios miretur Grœcia campos,
Nec repetita sequi curet Proserpina matrem),
Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis,
Ignarosque vias mecum miseratus agrestes,
Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.[1]


Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier effet ? j’oublie Auguste, j’oublie même Virgile ; le lâche tyran et le chanteur lâche s’effacent, comme Horace tout à l’heure, le poëte s’éclipse dans sa poésie ; j’entre en vision ; le prodigieux ciel s’ouvre au-dessus de moi, j’y plonge, j’y plane, je m’y précipite, je vois la région incorruptible et inaccessible, l’immanence splendide, les mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant chaque mois au zénith un archipel de soleils, ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la profondeur, l’azur ; et, par l’idée, par ce que vous nommez le fond, j’étais dans le petit, et par le style, par ce que vous nommez la forme, me voilà dans l’immense.

Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond ?

Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan et un poëte ; le poëte esclave du courtisan, hélas ! comme l’âme de la bête dans la machine humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l’a confiée au poëte, l’aigle avec un ver de terre dans le bec n’en vole pas moins au soleil, et de l’idée basse le poëte a fait une page sublime. Ô sainteté involontaire de l’art ! splendeur propre à l’esprit de l’homme ! Beauté du beau !

Tous les développements qu’on donne à une vérité convergent, et c’est pourquoi nous sommes ramenés ici à une observation déjà faite à propos d’Horace : il y a dans cette page superbe une surface et un fond ; la surface, c’est ce que vous appelez l’idée première, c’est la louange courtisane à Auguste ; le fond, c’est la forme. Par la vertu du grand style, la surface, la flatterie au maître, immonde écorce du sublime, se brise et s’ouvre, et par la déchirure, le fond étoile de l’art, l’éternel beau, apparaît.

Idéal et Beauté sont identiques ; idéal correspond à idée et beauté à forme ; donc idée et fond sont congénères. Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une vérité presque dangereuse : l’art civilise par sa puissance propre. L’œuvre, participant de l’influence générale du beau, a une action indépendante au besoin de la volonté de l’ouvrier, et, même à travers le vice de l’artiste, la vertu de l’art rayonne. La Fontaine, immoral, civilise ; Horace, impur, civilise ; Aristophane, inique et cynique, civilise. C’est là, au premier abord, répétons-le, une vérité d’aspect mauvais.

En réalité, si l’on veut s’élever, pour regarder l’art, à cette hauteur qui résume tout et où les distinctions comme les collines s’effacent, en réalité, il n’y a ni fond ni forme. Il y a, et c’est là tout, le puissant jaillissement de la pensée apportant l’expression avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la fournaise, statue par le moule, l’éruption immédiate et souveraine de l’idée armée du style. L’expression sort comme l’idée, d’autorité ; non moins essentielle que l’idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les profondeurs, l’idée s’incarne, l’expression s’idéalise, et elles arrivent toutes deux si pénétrées l’une de l’autre que leur accouplement est devenu adhérence. L’idée, c’est le style ; le style, c’est l’idée. Essayez d’arracher le mot, c’est la pensée que vous emportez. L’expression sur la pensée est ce qu’il faut qu’elle soit, vêtement de lumière à ce corps d’esprit. Le génie, dans cette gésine sacrée qui est l’inspiration, pense le mot en même temps que l’idée. De là ces profonds sens inhérents au mot ; de là ce qu’on appelle le mot de génie.

C’est une erreur de croire qu’une idée peut être rendue de plusieurs façons différentes. Tout en maintenant, bien entendu, au poëte souverain, le droit magnifique de développement, cette haute faculté, qui tient à l’habitation des sommets, de mettre en lumière autour de la pensée centrale toutes les idées circonvoisines, tout en maintenant cette faculté et ce droit, qui sont l’essence même de la poésie, nous affirmons ceci : une idée n’a qu’une expression. C’est cette expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il ? d’en haut. Par le souffle. Parfois sans savoir comment, mais toujours avec certitude. Instinct d’aigle. Pour lui, créateur, l’idée avec l’expression, le fond avec la forme, c’est l’unité. L’idée sans le mot, serait une abstraction ; le mot sans l’idée, serait un bruit ; leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les concevoir distincts. L’Alphée idée et l’Aréthuse expression, l’Arve jaune et le Rhône bleu coulant côte à côte des lieues entières sans se confondre, non, certes, rien de pareil. Il n’y a point, dans le miracle de l’idée faite style, deux phénomènes, quelque chose comme un embrassement de jumeaux, si étroit qu’il soit. Non. C’est la fusion où la fonte n’a pas laissé de veine, c’est le mélange à sa plus haute puissance, c’est l’amalgame à ne plus reconnaître l’un de l’autre, c’est l’intimité élevée à l’identité.

Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion, divine, les vivisecteurs de la critique, n’ont même pas la satisfaction que donne la table de dissection à l’anatomiste, voir des entrailles ici, de la cervelle là, des éclaboussures de sang, une tête dans un panier ; d’un côté le fond, de l’autre la forme. Point. Ils arrivent tout de suite, s’ils sont de bonne foi et s’ils ont le grand sens critique, à l’indivisible, à l’indissoluble, au congénial, à l’absolu. Ils disent : fond et forme sont le même fait de vie.

Le beau est un.

Le beau est âme.

Il y a de l’irradiation dans le beau, et par conséquent du mystère, car toute irradiation vient de plus loin que l’homme. Lors même que l’irradiation vient de l’intérieur de l’homme, elle vient de plus loin que lui. Il y a dans l’homme un autre que l’homme, et cet autre est situé dans les profondeurs. En deçà, au delà, plus haut, plus bas, ailleurs. Le dedans de l’homme est dehors. Qui oserait dire que notre conscience, c’est nous ?

Or la notion du beau est, comme la notion du bon, un fait de conscience. Le beau s’impose souverainement. Disons plus, divinement. Avant de penser le beau, on le sent. C’est là le propre de tout ce qui appartient à l’absolu.

L’absolu s’appelle aussi l’infini. L’infini dépasse l’intelligence terrestre qui est pourtant contrainte de l’accepter, au moins en tant que fait et réalité. Pourquoi ? parce qu’elle le sent. Ce sentiment-là est en toute chose la grande lumière. Il révèle le juste, et il révèle le beau. Faire son devoir, c’est accepter l’infini.

La pression de l’infini sur l’homme fait jaillir de l’homme le grand.

Le raisonnement suit le sentiment, et l’infini que le sentiment a proclamé, le raisonnement le démontre. Le raisonnement prouve l’infini comme le flot prouve recueil, en s’y brisant. La raison en vient à ceci que, tout en n’imaginant point comment l’infini peut être, elle ne saurait admettre que l’infini ne soit pas. C’est là, dans la mesure humaine, ce que nous appelons comprendre. L’invincible nécessité se promulgue dans sa toute-puissance sidérale. Elle est patente. Qui que vous soyez, regardez-la par cette ouverture, le ciel. Voyez-la encore par cette autre ouverture, la conscience. La philosophie lève la tête, puis l’incline, et tout est dit. L’infini est. Étant, il règne. N’y pas croire, c’est ne plus penser. La notion de l’infini devient l’élément même de l’entendement, et notion implique relativement compréhension. A la condition d’être aidée par l’intuition, l’intelligence arrive à cette surprenante victoire : comprendre l’incompréhensible.

Cette compréhension, saturée de sentiment, s’applique au mystère de l’art comme aux autres phénomènes. L’infini irradie le beau comme le vrai. De l’infini source il coule du surhumain. De là la quantité d’inexplicable qui est dans le sublime. D’où cela vient-il ? Quel est ce jaillissement ? Qu’est-ce que c’est que cet éclair ? Autant lueur de Dieu que clarté de l’homme ! Où ce génie a-t-il trouvé cela ? Questions faites à l’inconnu. L’œil du prophète brille comme l’œil du tigre ; mais dans le tigre il y a l’enfer, dans le poëte il y a le ciel. Ici prunelle féline, là prunelle stellaire. C’est la différence du monstre au prodige, et de Busiris à Homère.

Une fois cette vaste fenêtre de l’absolu ouverte sur l’intelligence humaine, l’aurore abonde, les révélations resplendissent de toute part. Tout reste mystère et devient clarté. De sorte que la destinée peut être employée à la civilisation, et Dieu mis au service de l’homme. L’énigme dit son mot, qui est le Verbe. La route dit son mot, qui est le Progrès. Un fil de feu, mystérieux guide, serpente dans tous les labyrinthes. Philosophie, histoire, langue, Humanité, passé, avenir, ces dédales s’éclairent. L’utopie apparaît praticable. Les merveilleux linéaments de l’harmonie universelle s’ébauchent dans un-demi-jour de sanctuaire. Toutes les ressemblances de l’unité éclatent dans les innombrables formes de la nature et de la destinée. Poésie devient identique à vertu. La synonymie du vrai et du grand se manifeste. Le beau, comme le bien, fait partie de l’immense vision de l’idéal. L’idéal rayonne au-dessus de l’homme à ces hauteurs inouïes où le regard des contemplateurs entrevoit béants, incandescents, presque terribles, tous les porches de la lumière.

Il y a deux sortes de beau : le beau qui naît du sentiment du fini, et le beau qui naît du sentiment de l’infini.

Le sentiment du fini, le sentiment de l’infini, ce sont là les deux principales notions de l’homme, et celles d’où découlent toutes les autres.

De là, dans l’art, deux idéals différents : l’idéal grec et l’idéal chrétien. Ou, pour employer des expressions qui circonscrivent moins l’esprit, l’idéal antique et l’idéal moderne.

Dans le vieux monde qui, nous l’avons dit ailleurs, était le monde enfant, le sentiment du fini dominait. Tout avait une limite, une frontière, un contour, un alpha et un oméga. Rien ne se perdait dans l’ombre, rien ne s’en allait au delà, rien ne s’enfonçait. Tout était éclairé jusqu’au bout. Ceci commençait ici et finissait là. La voix des forêts était une voix humaine. La mer était une figure qui portait une fourche. Le soleil avait quatre chevaux dont on savait les noms. Le vent habitait une caverne d’où il soufflait à pleines joues. Chez les grecs, tout était homme, même les dieux.

Le sentiment de l’infini plane sur le monde moderne. Tout y participe

  1. Virgile, Géorgiques, I, 24-42