Promenades Littéraires (Gourmont)/Les grands succès du théâtre au XVIIIe siècle
LES GRANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE
Quel rapport y eut-il, au siècle classique, entre le mérite d’une pièce de théâtre et le succès qu’elle obtint près du public ? Les histoires de la littérature française ne donnent aucune indication sur ce point ; ces louables ouvrages, pressés de fixer pour l’utilité des candidats les caractères du beau universitaire, ne s’arrêtent pas à scruter l’anecdote, même la plus instructive. Cependant l’anecdote, qui est un fait, a un intérêt à quoi ne peut prétendre le jugement du meilleur professeur. On a dit que la meilleure histoire de France serait un recueil critique des textes de l’histoire de France ; la meilleure histoire littéraire est la collection des œuvres de la littérature française, mais la partie critique serait formée dès plus sérieuses anecdotes ; et j’appelle anecdote les trois lignes d’un registre qui nous disent que Britannicus, joué le 15 décembre 1669, eut huit représentations et que l’Alcibiade de Campistron, joué le 28 décembre 1685, en eut vingt-neuf et peut-être onze de plus encore, si l’on en croit l’auteur lui-même. Le public du xviie siècle, plus restreint et plus solide que celui qui nous éprouve, n’était pas plus infaillible : il ne représente que fort mal la postérité. On s’est donc donné la peine de relever, dans des ouvrages particuliers, quelques titres et quelques chiffres. Cela peut faire plus utilement réfléchir qu’un gros traité sur l’incertitude des jugements humains.
Le plus grand succès du grand siècle, le seul qui approche de nos grands succès démocratiques, échut à une tragédie, Timocrate, de Thomas Corneille (1656), tirée de l’histoire d’Alcmène, dans Cléopâtre, le roman de La Calprenède. Elle fut jouée un hiver entier, et les comédiens s’en lassèrent, avant le public, après 80 représentations. Cela équivaut sans doute à trois ou quatre cents représentations de nos jours ; Timocrate est assez exactement à tous les points de vue, à celui de la décadence aussi, le précurseur de Cyrano de Bergerac.
Une comédie, le Mercure Galant de Boursault (1679), approcha de ce succès et même l’atteignit si l’on en croit la tradition anecdotique, mais il faut sans doute défalquer du chiffre total les 18 de la reprise de 1683 ; reste 62[1].
Loin après ces deux triomphes assez ironiques, viennent :
La Devineresse ou les Faux enchantements ou Madame Jobin, comédie par Th. Corneille et de Visé (1679) : 47.
Andromède, tragédie, par P. Corneille (1650) : 45.
Esope à la ville, comédie par Boursault (1690) : 43.
Le Malade imaginaire, comédie-ballet[2], par Molière (1673) : 42.
Circé, tragédie avec des machines, par T. Corneille et de Visé (1675) : 42.
Sganarelle ou le Cocu imaginaire, comédie[3], par Molière (1660) : 40.
Le Chevalier à la mode, comédie[4], par Dancourt (1687) : 40.
Crispin musicien, comédie par Hauteroche (1674) : 40.
Alcibiade, tragédie, par Campistron (1685) : 40[5].
Psyché, tragédie-ballet en vers libres, par Molière et Corneille (1672) : 32.
L’École des Femmes, comédie, par Molière (1662) : 31.
La Toison d’or, tragédie mêlée de danses et de musique, par P. Corneille (1661) 30.
L’Ambigu comique, ou les Amours de Didon et d’Énée, tragédie avec des intermèdes comiques, par Montfleury (1673) : 29.
L’Inconnu, comédie, avec prologue et divertissement, mêlée de danses et de musique, par T. Corneille et de Visé (1675) : 28.
Regulus, tragédie, par Pradon (1688) : 28.
À ces pièces il faut joindre celles qui n’eurent d’abord qu’un petit nombre de représentations, mais dont le succès s’affirma à une proche reprise ; et aussi celles, plus nombreuses, dont le succès immédiat, certifié par les contemporains, n’a pas laissé de traces précises. Une liste de ces comédies et tragédies donnerait les noms et les titres les plus inattendus, les plus obscurs, parmi les plus illustres :
Aimer sans savoir qui, comédie, par d’Ouville (1645).
Alexandre le Grand, tragédie par J. Racine (1666).
L’Amour caché par l’amour, tragi-comédie, par Scudéry (1634).
Amphitryon, comédie avec un Prologue, par Molière (1668).
Andromaque, tragédie, par J. Racine (1667).
Antigone, tragédie, par Rotrou (1638).
Le Bélissaire, tragédie, par La Calprenède (1659).
Bellérophon, tragédie, par Quinault (1670).
Les Captifs, comédie par Rotrou (1638).
Le Cid, tragédie, par P. Corneille (1636).
Commode, comédie, par T. Corneille (1658).
Corinne ou le Silence, ou le jugement d’amour, pastorale, par Hardy (1614).
Demetrius, tragédie par Aubry (1689).
Démocrite amoureux, tragédie, par Regnard (1700).
Le Déniaisé, comédie, par Gillet (1647).
Le Docteur amoureux, comédie, par Le Vert (1638).
Le Docteur amoureux, comédie, par Molière (1658).
Don Quichotte, comédie, par Guérin (1638).
Etc., etc.
Après cette liste, véritable guide d’un lecteur adroit qui ne voudrait pas perdre son temps sur des sujets dédaignés par le public, ce juge souverain, il serait bon pour plus de précision de signaler les pièces connues qui n’eurent aucun succès, ou un succès restreint ou tardif, sans mesure avec l’estime qu’ils ont trouvée dans la postérité. Ce chapitre ne serait pas moins instructif que le précédent.
L’Avare, comédie, par Molière (1668).
Bajazet, tragédie, par J. Racine (1672).
Le Bourgeois gentilhomme, comédie, par Molière (1670).
Britannicus, tragédie, par J. Racine (1669).
Don Sanche d’Aragon, comédie héroïque, par P. Corneille (1651).
Les Femmes sçavantes, comédie, par Molière (1672).
Le Misanthrope, comédie, par Molière.
Phèdre et Hippolyte, tragédie, pan J. Racine (1677).
Au cours de ces recherches, on a relevé plusieurs titres singuliers, ou qui paraissent d’hier, ou jolis, ou qui témoignent de l’étonnante liberté d’allure ou de mœurs, de la fantaisie et de l’imprévu qui régnaient à une période que l’on a voulu nous faire croire rigide et toujours à perruque et canons. Le théâtre du xviie siècle va de la farce de carrefour à la tragédie biblique et de l’attellane à la pastorale pieuse, partout admirable et riche d’une sève qui éclate en extravagances de fleurs et de fruits. Il s’agit surtout de la période d’avant Racine. Pour cette liste on est remonté jusqu’aux dernières années du xvie siècle :
Adolphe ou le Brigand généreux, tragédie, par Le Bigre (1650).
La Bague de l’oubli, comédie, par Rotrou (1628).
Beauté et Amour, pastorale allégorique, par du Souhait (1596).
La Belle plaideuse, comédie, par Boisrobert (1654).
La Casaque, farce, par Molière (1664).
Le Carnaval de Venise, comédie, par Dancourt (1690).
Les Charmes de Félicie, pastorale, par Montauban (1651).
Les Deux Courtisanes, comédie, par Davost (Inconnue).
La Dame médecin, comédie, par Monfleury (1678).
Les Délicieux amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre, poème dramatique par Belliard (1678).
Le Divorce, comédie, par Davesnes (1650).
Les Eaux de Pirmont, comédie, par Chapuzeau (1669).
L’École des Cocus, comédie, par Dorimont (1661.)
Elips, comtesse de Salbery, tragédie, par Flacé (1579).
Elmire, ou l’heureuse bigamie, tragi-comédie, par Hardy.
L’Été des Coquettes, comédie, par Dancourt (1690).
L’Heure du Berger, pastorale, par Champmeslé (1672).
L’Indienne amoureuse, comédie, par Durocher (1630).
Les deux Pucelles, tragi-comédie, par Rotrou (1636).
Les Vendanges de Suresnes, comédie, par Du Ryer (1635).
Les trois Visages, comédie, par Villiers (1665).
On trouve dans le théâtre du xviie siècle plus d’un titre répété. C’est qu’alors on n’avait aucun scrupule à imiter, à reprendre et même à refaire, à démarquer une œuvre antérieure. De plus certains sujets semblaient si beaux ou si difficiles que c’était un signe de force de les aborder. Non seulement les mêmes titres se retrouvent, mais, sous des titres différents, les mêmes sujets. L’invention est l’exception. Inventer un sujet, soin superflu, et même bizarrerie. À quoi bon, alors que tous les sujets reviennent à beaucoup moins même des fameux Trente-six[6] ? On jugeait aussi que le plaisir pris à la singularité d’une histoire est un plaisir bas, bon pour le peuple qui se fait conter des contes. L’intérêt d’un roman ou d’une pièce de théâtre est dans le génie de l’écrivain. Ce qui importe, c’est la broderie, et non le canevas.
De là :
7 Achille, 5 Agamemnon, 7 Alexandre, 5 Annibal, 4 Antigone, 5 Antiochus, 4 Bérénice, 2 Cid, 6 Cirus, 10 Cléopâtre, 10 Coriolan, 4 'Cornélie, 3 David, 6 Didon, 5 Électre, 4 Esther, 5 Festin de pierre, 7 Hercule, 3 Iphigénie, 5 Manlius, 5 Méléagre, 2 Mithridate, 10 Œdipe, etc.
Les genres, variés à l’infini, se répartissent en tragédies, comédies, tragi-comédies, pastorales, pastourelles, bergeries, comédies pastorales, tragédies pastorales, fables bocagères, pastorales héroïques, églogues, pastorales comiques, pastorales sacrées, poèmes dramatiques, mystères, moralités, tragédies lyriques, tragédies burlesques, comédies héroïques, histoires, romans dialogués, dialogues, entretiens, rapsodies, ambigus, farces, tragédies-ballets, comédies-ballets, ballets, divertissements, intermèdes, prologues, allégories, parodies.
Des auteurs, pour la même période au nombre d’un peu plus de 400, très peu l’étaient de profession exclusive. Ils sont abbés, avocats, médecins, comédiens, aussi bien que peintres, officiers, apothicaires, selliers. Le théâtre en ce temps-là était une profession ouverte à toutes les bonnes volontés. Presque tous sont demeurés sans gloire et si obscurs que leur existence n’est souvent certifiée que par une ligne sur un registre ou dans un privilège. On en compterait une centaine qui eurent quelque valeur, au moins une lueur d’originalité. Les plus médiocres ne sont pas toujours entièrement méprisables, jusqu’au temps de Racine, en qui la langue poétique mourut dans une perfection stérile. La prose de théâtre se maintint plus longtemps ; elle donnera encore, au xviiie siècle, ce chef-d’œuvre, mésestimé : la Vérité dans le vin.
- ↑ Les chiffres en italique indiquent, jusqu’à la fin de l’article, le nombre des représentations d’une pièce.
- ↑ Interrompues à la quatrième par la mort de Molière, le 17 février, les représentations reprirent le 4 mai, Rosimont faisant Argan.
- ↑ Cf. la Cocue imaginaire, par F. Donneau, comédie non représentée, imprimée en 1662, in-12.
- ↑ On ne mentionne pas différentes pièces en un acte de Dancourt et d’autres. Les tragédies et comédies notées sont toutes en 3 ou 5 actes.
- ↑ Le chiffre est contesté, mais non le grand succès de cette tragédie.
- ↑ Cf. Polti, Les Trente-six situations dramatiques.