Promenades Littéraires (Gourmont)/Les deux Pétrone
LES DEUX PÉTRONE
C’est une très bonne idée que l’on a eue de réimprimer dans une édition de luxe la traduction de Pétrone, de M. Laurent Tailhade[1]. ElIe est en effet admirable et si elle a des hardiesses et des caprices, ce n’en est pas moins la meilleure, la plus nette, la plus pittoresque version que l’on nous ait donnée de cet extraordinaire Satyricon, sur lequel la médiocre érudition moderne a accumulé tant d’inanes commentaires. Je ne fais même pas allusion au Pétrone curieux de christianisme et discourant avec saint Paul que l’on nous présenta il y a quelques années ; ce sont là des sornettes qu’il serait un peu honteux de discuter. Les tendances chrétiennes de l’auteur du Satyricon ! Laissons. Il est plus séant d’aborder un autre problème, celui de l’identification du romancier Titus Petronius Arbiter et du consul Caius Petronius, appelé par Tacite arbiter elegantiæ. Ainsi posée la question semble ne prêter à aucune controverse. Il y a là deux Pétrone, qui avaient pour prénom l’un Titus et l’autre Caius, l’un qui avait pour surnom Arbiter (comme Marcus Tullius avait pour surnom Cicero), et l’autre dont le surnom nous est inconnu et que Tacite nomme de plusieurs épithètes telles que volupteux courtisan, arbitre du goût, modèle du bon ton, fidèle épicurien, etc. Mais il faut dire aussi que si le prénom du consul Petronius est connu de façon certaine, celui du romancier Petronius n’est assuré que par le manuscrit de Milan (imprimé en 1482). Les éditions suivantes, que d’autres manuscrits augmentèrent, conservent, ou ne conservent pas, le prénom Titus ; il est vrai qu’il faiit venir jusqu’à notre époque pour voir dans un dictionnaire biographique ce prénom mué effrontément en celui de Caius. C’est à l’érudition allemande, me semble-t-il, que nous devons l’abandon de Titus, adopté avec une prudence ambiguë par M. Albert Collignon, le meilleur tenant en France des études pétroniennes[2]. Avant lui, l’opinion était plus flottante encore et ceux qui affirmaient, affirmaient surtout qu’il n’y avait aucune vraisemblance que le consul Caius Petronius fût l’auteur du Satyricon. Du temps que l’érudition française faisait loi en Europe, c’est-à-dire au dix-septième siècle, les opinions étaient fort partagées sur ce point. Plus tard, avec sa franchise et sa netteté ordinaires, Voltaire n’hésita, point : il mit chaque Pétrone à sa place, dans son métier ou dans sa fonction, et s’égaya fort de l’illogique naïveté de ceux qui tenaient à voir dans le Satyricon le tableau de la cour de Néron. « C’est, disait-il, s’ingéniera retrouver toute la cour de Louis XIV dans Guzman d’Alfarache et dans Gil Blas. » Il disait encore : « Quel rapport d’un vieux financier grossier et ridicule (Trimalchio) et de sa vieille femme, qui n’est qu’une bourgeoise impertinente qui fait mal au cceur, avec un jeune empereur et son épouse, la jeune Octavie ou la jeune Poppée ? Quel rapport des débauches et des larcins de quelques écoliers fripons avec les plaisirs du maître du monde ? Et encore : « C’est le comble de l’absurdité d’avoir pris de siècle en siècle cette satire pour l’histoire secrète de Néron ; mais dès qu’un préjugé est établi, que de temps il faut pour le détruire ! » En effet, puisqu’après un siècle et demi, il est plus vivace que jamais. On comprend bien qu’un pur érudit, toujours assez borné dans sa contemplation philologique, se laisse leurrer par des questions de grammaire et émette la prétention de juger de la date d’un texte par le choix des mots et la forme des phrases, mais qu’un homme aussi fin que Gaston Boissier consente à unir Tacite à Pétrone pour y trouver le motif d’une étude sur l’Opposition sous les Césars, cela ne prouve-t-il pas que Voltaire avait raison et que les préjugés sont tenaces ? Voyons donc les raisons qu’il y a de reporter le Satyricon au deuxième et même au troisième siècle, et surtout de ne pas l’attribuera un contemporain de Néron.
D’abord l’impossibilité de faire cadrer l’attitude du Pétrone de Tacite avec celle que l’on est en droit d’attribuer au romancier qui écrivit le Satyricon. Son goût, qui est évident, n’a aucun rapport avec celui d’un homme de cour, même doué de l’ironie et du détachement que lui prête Tacite. C’est du même Pétrone que parlent Plutarque, qui lui attribue un rôle curieux de flatteur pince-sans-rire, et Pline l’Ancien, dans l’anecdote du vase murrhin[3]. Ils l’appellent tous les deux Titus et on sait que Tacite l’appelle Caius. Mais cette question des prénoms est fort confuse. Il ne faut pas oublier que les Caius et les Titus étaient les plus répandus des prénoms. Malgré la confusion, ce sont bien les mêmes personnages. Voilà les trois seuls témoignages du premier siècle que l’on rencontre. Or, Plutarque ni Pline ne font nulle allusion à l’état d’écrivain de Pétrone, et Tacite, qui lui attribue « un récit abrégé des débauches de Néron », spécifie qu’il s’amusa à cela dans ses derniers moments. C’était une sorte de testament et, suprême ironie, « après l’avoir adressé à Néron lui-même, scellé de l’anneau consulaire, il se laissa tranquillement expirer et sembla s’endormir d’une mort naturelle[4]. » Voilà ce qu’on a donné pour une preuve que l’écrit satyrique du Pétrone de Tacite était le Satyricon même. Or le Satyricon, tel que nous le possédons, ne se compose que de fragments des livres XV et XVI de l’œuvre originale[5], ce qui forme déjà un bon volume ordinaire. « Qui persuadera-t-on, dit J.-N.-M. de Guérie, qu’un ouvrage de si longue haleine ait été conçu et dicté en un seul jour, et par un homme à l’agonie[6] ? » îl est certain que, dans le récit de Tacite, il ne peut être question que d’un écrit de circonstance, sans aucun rapport avec le Satyricon. S’il fallait encore un argument, pourquoi l’auteur n’aurait-il procédé que par allusions, puisqu’il n’avait plus rien à craindre de Néron, et pourquoi des allusions si obscures que Voltaire a pu dire encore : « Il y a plus loin de Trimalcion à Néron que de Gilles à Louis XIV ? » Rien ne prouve donc que ces trois premières allusions concernent un écrivain que Macrobe donnera comme un écrivain abondant, et qu’il joindra d’ailleurs dans son jugement à Apulée[7], comme devait le faire plus tard un des plus érudits des amateurs de Pétrone, La Porte du Theil. Reprenons l’ordre des temps, du moins tel qu’on le suppose. Le premier auteur latin qui semble bien parler de l’auteur du Satyricon, au moins comme poète, est Terentianus Maurus qui a écrit un poème sur la métrique[8]. Il cite deux fois Pétrone, une fois sous le nom de Petronius, une fois sous le nom d’Arbiter. Si Terentianus Maurus est bien du deuxième siècle, cela n’apporte aucun argument à ceux qui font vivre Pétrone au temps de Néron, mais le silence de tous les écrivains antérieurs à ce Terentianus est très caractéristique : aucun ne connaît ni l’existence d’un Petronius Arbiter ni celle d’un Satyricon. Tout fait donc penser jusqu’ici qu’il est postérieur à Trajan, et de ceci il y aurait une preuve, qui avait été déjà relevée par Bourdelot, c’est qu’un certain Placidius Lactantius dans son commentaire sur la Thébaïde de Stace, accuse nettement Pétrone de lui avoir dérobé l’hémistiche fameux :
On peut toujours dire que Placidius s’est trompé, qu’il a renversé l’ordre des temps, mais il resterait à le prouver, ce qui est précisément la question. Il est toutefois certain que le Primus in orbe est à la fois le vers 661 du IIIe livre de la Thébaïde et le vers 1 du fragment XVII du Pétrone de l’édition Buecheler. Un autre emprunt du même genre semble évident. Saint Jérôme cite comme de lui (Buecheler, fragment XXIII) le
qui est le vers 4 de la 12e épigramme du IIe livre de Martial. Or le Pétrone de Tacite est mort quand Martial n’avait guère que vingt ans. Quelle apparence que le jeune Martial ait volé un vers à un contemporain illustre, au favori du prince ? L’emprunt s’explique mieux de la part de Pétrone se nourrissant de littérature classique, comme il appert de son style, et se laissant aller à ses souvenirs de lecture.
A ces quelques motifs d’érudition, dont quelques-uns sont encore incertains, je le veux bien, il faut en ajouter d’autres tirés de l’examen même de ce qui nous reste du Satyricon. N’est-il pas bien curieux que tous les personnages de ce roman, qui serait de la belle époque latine, qui serait antérieur à Tacite, portent des noms grecs, des noms qui presque tous ont une signification en grec et n’en ont aucune en latin : Encolpius, Ascyltos, Psychés, Eumolpus, Circes, et quasi tous les autres ? C’est à croire que c’est une traduction du grec. Quant à Trimalchio, on l’a jugé syrien, mais il se ramène également très bien au grec. M. de Boisjolin, dans la préface de la traduction Tailhade, a dit à ce sujet d’excellentes choses. Le Satyricon est d’une époque et d’un lieu où les mœurs grecques avaient submergé les mœurs latines. On a placé communément la scène à Naples ou à Cumes. On pourrait aussi bien la placer à Marseille, patrie de Petronius Arbiter ou son séjour habituel, selon Sidoine Apollinaire. Je reconnais encore que toutes ces raisons sont négatives, qu’elles ne prouvent pas que l’auteur du Satyricon est du troisième siècle plutôt que du deuxième ou du premier ; elles empêchent toutefois, et impérativement à mon avis, qu’on ne le confonde avec le courtisan de Néron. Disons donc, ce qui sera très vrai, qu’on ne sait rien de positif sur Pétrone, sinon qu’il eut une grande réputation, à partir du troisième siècle seulement, que cette réputation se maintint à travers le moyen-âge, puisque l’on copiait encore son manuscrit, depuis longtemps incomplet, à la veille de la découverte de l’imprimerie. Plus d’un poète latin de ces temps imita son style, comme cela a été relevé par La Porte du Theil, et il ne cessa jamais d’initier ecclésiastiques et moines aux mauvaises mœurs de la décadence romaine. A ce propos, M. Collignon dit assez comiquement que ces mauvaises mœurs, si complaisamment décrites par Pétrone, ont empêché son livre de devenir populaire. C’est peut-être tout le contraire. C’est le fond même du Satyricon, plutôt que sa latinité, qui l’a préservé du dédain de l’érudition monacale. Remarquons à ce propos que tandis qu’un Tacite était inconnu dans les monastères (il n’y en a qu’un unique manuscrit), les copistes nous conservèrent pieusement les Priapées, Martial, Catulle, Ovide, tout ce qui pouvait nourrir l’imagination alanguie des cénobites. Le moyen âge, même monacal, n’est pas une époque chaste, il s’en faut, et la manière dont on y dissèque la femme prouve assez qu’on possédait abondamment l’expérience requise.
- ↑ Le Satyricon de Pétrone, traduit par Laurent Tailhade. Paris, Georges Crès et Cie, 1913, in-16.
- ↑ Albert Collignon, Pétrone en France, 1905, in-12.
- ↑ Plutarque, Œuvres morales, trad. Bétolaud, tome I, p. 143. Pline, Histoire naturelle, XXXVII.
- ↑ Tacite, Annales, XVI, 18.
- ↑ C’est le même titre du Pétrone de Buecheler qui est le meilleur texte : Petronii Arbitri Satirarum excerpta ex libris XV et XVI.
- ↑ Recherches sceptiques sur Pétrone. En tête de la traduction Héguin de Guerle. Ces recherches sont tirées en grande partie de la préface latine de l’édition Bourdelot. Paris, 1618. L’édition de 1677, la seule que je connaisse, contient un bien curieux frontispice.
- ↑ « … Vel argumento fictis casibus amatorem referta quibus vel multum se Arbiter exercuit vel Apuleiam nonnunquam lusisse miramur ». Somnium Scipionis, 12, 8, — d’où il semble ressortir que Pétrone était un romancier beaucoup plus fécond qu’Apulée, lequel pourtant ne le fut pas médiocrement.
- ↑ C’est à Terentianus Maurus qu’il faut rendre le mot si souvent cité sous le nom d’Horace : Habent sua fata libelli.