Promenades Littéraires (Gourmont)/Latin et français

Promenades LittérairesMercure de France (p. 340-346).


LATIN ET FRANÇAIS


Le français n’est autre chose que du latin modifié par la prononciation. Il fait partie du groupe des dialectes européens qui naquirent de la décomposition de l’empiré romain ; l’un d’eux, parlé en un coin de la Suisse, garde encore son nom d’origine, le ladin ; dans les autres régions, ils ont pris ou le nom des barbares envahisseurs, ou celui des tribus autochtones, mais sous cette variété d’appellations, il s’agit d’une seule et même langue, modifiée par des physiologies locales : De ces dialectes, ils sont innombrables, les uns évoluèrent librement et sont devenus des patois ; les autres, parlés en des centres d’autorité et de civilisation, restèrent plus ou moins sous la domination du latin, conservé à l’état de langue ecclésiastique, de langue savante, de langue administrative, et ce sont ceux-là qui, héritant de l’ancienne culture ; ont acquis la fortune littéraire que l’on sait, ceux que l’on nomme français ; italien, espagnol, provençal ; portugais, roumain ou catalan, Donc ; aujourd’hui, comme au temps de Dioclétien, l’Europe occidentale et quelques régions de l’Europe centrale et même orientale parlent une langue unique, le latin. Étudier le latin, pour nous, c’est étudier le moment le plus glorieux du français, c’est étudier notre langue elle-même sous sa forme la plus pure.

Il n’est pas un texte de langue française, ancien ou moderne, cet article même, si l’on veut, sous les mots duquel on ne puisse un à un écrire les mots latins dont ils ne diffèrent que par le vêtement. C’est un travail que ferait sans hésitation le premier venu parmi les professeurs de philologie romaine. Sans être professeur un amateur de français et de latin se tirerait passablement de cette transcription. Entre le latin ancien et ses formes nouvelles, il n’y a qu’un voile léger, que la linguistique rend de jour en jour plus transparent. Depuis le cinquième ou sixième siècle, des mains de plus inhabiles ont copié un dessin, la copie servant, et ainsi de suite, à une copie nouvelle le résultat a été notre langue, telle qu’elle paraît au onzième siècle. A partir de ce moment, la main du copiste s’affermit et il ne sera plus fait au dessin, dont la copie nous a été transmise ; que de très légères modifications et beaucoup plus insensibles, dans leur progression, que celles de la période initiale où, sous l’influence des barbares et de l’ignorance qui régna jusqu’à Charlemagne, le latin subit un véritable massacre. C’est une période noire : on n’en peut guère juger que par hypothèse, presque aucun texte n’ayant été écrit dans ce latin décomposé. Mais la décomposition même a des règles : le passage du latin au français en suivit de si régulières qu’elles régissent encore notre langue et que, malgré l’école, les mots qui vont se modifiant dans la bouche du peuple leur obéissent aussi nettement qu’ils ont pu le faire au temps de la Cantilène de Sainte Eulalie, qui

Bel avret, corps bellezour anima.

L’étude de la transformation du latin en français est une des plus belles que l’on puisse faire, surtout si l’on néglige les subtilités de la phonétique, qui a pris un développement inévitable, mais exagéré. Réduite même à la sémantique, à l’histoire du changement de sens dans les mots, elle est encore passionnante par elle on pénètre dans des coins très obscurs de psychologie et l’on apprend à ne s’étonner de rien. C’est seulement quand on a un peu étudié la sémantique selon une bonne méthode que l’on découvre que la logique générale n’est qu’une sorte de géométrie bonne à rien qu’à fausser l’esprit. Pour ma part, j’en ai tiré cette conclusion qu’il faut changer de logique avec chaque science et que la méthodologie se dissipe comme un brouillard devant les faits.

Sans doute, le latin ne suffit pas pour de tels travaux, mais il en est la base, puisqu’il représente une des langues par lesquelles on touche aux origines, non de l’homme assurément, mais de la civilisation, et que, d’autre part, sa métamorphose en les diverses langues et patois romans, particulièrement en français, représente, par son ampleur et par sa, précision, par l’abondance des faits et des exemples, la plus belle leçon de linguistique. Aussi cette étude est-elle pratiquée dans tous les pays civilisés, et d’abord dans ceux-là même qui pourraient le plus s’en désintéresser, comme l’Allemagne. C’est l’Allemagne qui a donné d’abord sa méthode à la philologie romane, et quand Diez, l’élève de Goethe, fit paraître, vers 1840, sa Grammaire des langues romanes, qui a été refaite, mais non remplacée, la France en était encore aux notions incertaines et partiales de Raynouard, à des querelles de préséance. En un sens, qui pourrait se préciser, cette lumière vient de Goethe, qui avait toutes les intuitions et en qui la culture classique et la culture française s’unissaient si merveilleusement. Oui, faisons-la sortir des conversations de Gœthe, cette œuvre qui nous a révélé que le latin et le français sont une seule et même langue, à différents âges de l’évolution, nous serons moins humiliés de n’y avoir pas, nous-mêmes, pensé plus tôt, et moins étonnés de savoir que ce déroulement si simple et si logique trouve encore des contradicteurs.

Autrefois, les enfants des écoles apprenaient à lire dans un texte latin. On supposait que, sachant lire en latin, ils sauraient lire en français. Rétif de la Bretonne rapporte dans Monsieur Nicolas que c’est encore ainsi qu’il apprit l’alphabet et le syllabaire, coutume qui n’a pas laissé, sans doute, que d’influer assez largement sur la prononciation du français, en la maintenant sous le joug du latin. Mais ceci est un point à élucider, peut-être plus important qu’on ne croit, pour l’étude de la relatinisation du français à partir du quinzième siècle. Malheureusement, cette méthode était inerte. On ne voyait dans le français qu’un amas de détritus où surnageaient quelques mots de latin, témoignant d’une filiation originaire, et il ne pouvait être question d’identifier logiquement les deux langues. La seule utilité que les enfants en retiraient était de se familiariser de bonne heure avec l’aspect et avec la sonorité du latin ; ceux qui persévéraient dans leurs études latines les trouvaient facilitées. Maintenant, dans les cas les plus favorables, on commence très tard l’apprentissage du latin et on n’en tire pas un meilleur parti que ne le faisaient les vieux maîtres d’école, à moitié ecclésiastiques. On superpose à la langue maternelle l’étude d’une langue que l’on présente telle qu’une langue étrangère, bien plus, telle qu’une langue morte, et jamais on n’a eu l’idée de rattacher les deux études et de n’en faire qu’une seule. Ce serait pourtant le moyen de leur donner leur véritable valeur et leur véritable intérêt.

Dès les premières phases des études classiques, on ne devrait pas laisser passer un mot latin sans montrer à l’enfant que ce mot, si rébarbatif pour lui, n’est autre chose que la première forme d’un mot français, qu’il suffit de l’application, très facile de quelques règles de phonétique, pour faire sortir la noix de sa coquille. On s’amuse encore dans les classes à enseigner la règle du que retranché, et l’on n’a jamais songé à celle de la chute de la consonne médiane intervocalique, qui peut remplacer, avec quelques autres, une centaine de pages du dictionnaire {vita = vie ; confidere = confier) ! Assurément, ce système ne mènerait qu’indirectement à la connaissance littéraire du latin, mais je crois qu’il serait une excellente préparation, par les explications mêmes qu’il provoquerait, à la notion de l’identité des deux langues, dans ses formes littéraires comme dans ses formes matérielles, à la notion de leur unité historique ; et, d’ailleurs, il ne s’opposerait nullement à la marche ordinaire des études auxquelles il ne ferait qu’ajouter un élément de vie.

Mais, réduite même à ces éléments purement scientifiques et historiques, purement physiques, si je puis dire, cette étude ne serait pas vaine, car, mieux que bien d’autres, elle satisferait l’intelligence de l’enfant, en lui fournissant des points de comparaison sur quoi s’exercer directement. Au cours de mes classes, je n’y ai jamais entendu faire la moindre allusion. Le latin, qu’on nous enseignait comme une langue défunte à tout jamais, n’était pas plus mis en relation avec le français que s’il lui avait été aussi étranger que le bantou ou le guarani. Et, pourtant, que nous le voulions ou non, nous parlons latin, presque tous les mots primitifs de notre langue sont latins ; notre vers, notre prose littéraire sont latins, et seuls échappent à cette affirmation les différents jargons que les besoins de la science ou de l’industrie nous ont imposés. Mais cette intrusion, non plus que celle, très ancienne, d’un élément germanique, n’en a pas altéré le caractère.

Si l’on accorde aux gens cultivés quelque influence sur les destinées de leur langue, il faut qu’ils connaissent, au moins élémentairement, sa forme la plus ancienne, c’est-à-dire le latin, qui est son élément de fraîcheur et de vigueur. Privée de ce soutien, la langue française redeviendrait assez rapidement un patois ; elle y est portée par ses origines mêmes, qui sont exclusivement populaires.