Promenades Littéraires (Gourmont)/Georges Meredith

Promenades LittérairesMercure de France (p. 149-160).


GEORGES MEREDITH


I

Il y a des écrivains qui arrivent à la gloire presque du premier coup et d’autres qui ne l’atteignent que tardivement, sans que l’on puisse découvrir en eux une différence de valeur qui justifie ces destinées opposées. Le public accueille les uns volontiers et leur sourit aux autres, il oppose une longue résistance et ne leur ouvre que peu à peu sa sympathie. Mais il en est souvent des soudaines sympathies littéraires comme des amours improvisées, elles ne durent qu’un moment, et c’est vers celui qui semblait dédaigné que se retournent alors les cœurs et les intelligences. Il arrive qu’il est trop tard. Le solitaire s’est habitué à sa solitude, les hommages qui l’auraient satisfait, venus à leur heure, comme une chose due, lui semblent inutiles et quelquefois le font souffrir. Mérimée, qui, dans une enveloppe de marbre, cachait une sensibilité très profonde, disait un jour, devenu vieux, à un ami : « Si je trouvais des diamants sous mes pas, je ne me baisserais pas pour les ramasser, car je ne saurais à qui les offrir. » Que peut faire un vieillard de la gloire ? A quel cou passer ce collier de perles ? On le met dans sa poche, d’où on le retire parfois pour le considérer à la dérobée, avec mélancolie. Je ne sais si telle fut l’attitude de Georges Meredith, mais je sais qu’il n’échappa pas aux regrets qui accompagnent les récoltes tardives, précédées de trop d’angoisses pour bien satisfaire le cœur : « Ah s’écriait-il, après l’Égoïste, si dans ma jeunesse j’avais pu me chauffer un moment au clair soleil du succès, quelle impulsion j’aurais reçue vers un meilleur travail » Pendant trente ans, ses romans et ses poèmes n’avaient rencontré que l’hostilité ou, ce qui est pire encore, l’indifférence. Le génie de Meredith ne devint incontesté pour les lecteurs anglais que vers 1892 ; il avait soixante-dix ans. C’est vers le même moment que l’on commença à parler un peu de lui en France, où cependant aucun de ses livres, sauf l’Essai sur la comédie, n’a été diguement traduit. Le livre que M. Constantin Photiadès vient de publier sur le grand écrivain anglais est donc une sorte d’événement intellectuel. On y verra étudiés avec soin sa vie, son imagination, son art, sa doctrine et on sera surpris qu’une œuvre aussi rare et par sa variété et par sa profondeur nous soit demeurée si longtemps inconnue.

Meredith est mort à la campagne dans une petite maison où il passa les quarante dernières années de sa longue vie. C’est là que, peu de mois avant sa fin, au mois de septembre 1908, M. Photiadès put le voir et participer à un de ses derniers entretiens. Invalide, presque sourd, mais d’une parole encore très alerte et d’une pleine lucidité d’esprit, il semble avoir fait une grande impression sur son visiteur. Le vieil écrivain n’avait faibli que physiquement l’intelligence avait magnifiquement résisté à un travail ininterrompu de plus de soixante années. Il se rappelait tout le siècle écoulé, évoquait les grands romanciers et les grands poètes anglais du dix-neuvième siècle, portant sur eux des jugements originaux, se plaignant de la pauvreté musicale de la langue anglaise, dont pourtant Tennyson et Swinburne ont tiré de si beaux accents, racontant par de brèves et incisives allusions ses luttes contre les critiques qui ne pouvaient arrivera comprendre ses livres, risquant ce curieux jugement sur ses compatriotes : « Oh ce sont de très braves gens ! Ils ont du cœur ! Leur histoire est vraiment instructive depuis que la lourde pâte anglo-saxonne fermente grâce au levain de Normandie. A eux seuls, jamais les Anglo-Saxons n’eussent rien construit. Excusez ma franchise. Je suis tout Celte : Gallois par mon père, Irlandais par ma mère. Actuellement, l’Anglais, abruti par son opulence, ne se réveillera pas sans une invasion allemande, sans une bonne boucherie sur la côte septentrionale. » A l’Angleterre, où il vivait cependant avec ténacité et dont il aimait la terre, Meredith préférait la France pour le charme de sa vie et de son art. Un Français fait le voyage de Londres pour aller voir les Turner. Meredith appelait Turner un « génial hurluberlu » et il allait rêver à la collection Wallace, qui contenait les chefs-d’œuvre de l’art français du dix-huitième siècle. Pourtant les œuvres de Meredith ne sont pas sans nous évoquer quelquefois les compositions désordonnées de Turner, ses fantasmagories de lumières, ces jeux délirants de soleil Il aimait aussi la littératureet l’activité françaises contemporaines, lisait Anatole France, admirait Clémenceau, rêvait des Champs-Elysées. Il avait étudié d’assez près le provençal pour goûter Mireille, dont il traduisit même quelques stances. Revenant à lui-même, il avoua se plaire dans la solitude où il vivait depuis si longtemps « C’est une vieille amie, dit-il. Et puis je m’intéresse tellement à tant de choses que je ne me sens jamais solitaire. Les journaux et les livres me tiennent lieu de société. Ils me laissent toutes ces précieuses et suprêmes illusions qui se dissipent au contact des hommes. »

Même quand il eut atteint sa gloire tardive, Meredith ne fut pas encore bien compris par ses compatriotes, toujours prêts à se choquer des opinions excessives, et peu enclins à l’effort nécessaire pour entrer dans le labyrinthe de la pensée du grand écrivain. Ils se mirent à l’admirer de confiance, à admirer sa réputation plutôt que son œuvre et que sa doctrine. Meredith, dans ses entretiens, feignait de n’y prendre point garde. « Être lu ou ne pas l’être, cela ne trouble en rien ma quiétude. A quatre-vingts ans, un écrivain a le sort qu’il mérite. » M. Photiadès croit sentir de l’amertume dans ce désintéressement. C’est assez vraisemblable, mais on peut admettre aussi que Meredith se rendait bien compte que la vraie gloire, ce n’est peut-être par d’être lu de tous, mais d’être compris et aimé profondément de quelques-uns, et il savait fort bien que la nature de ses écrits en détournait la foule et que, philosophe autant que poète et romancier, il ne devait guère s’attendre à être goûté du premier venu. Mais comment aurait-il atteint le cœur des Anglais, cet homme qui se plaisait à bafouer leur religion, leur morale étroite, leur patriotisme têtu ? « Cette fable de la foi chrétienne ! » En France même, il faut choisir son milieu pour risquer cette phrase dédaigneuse ; mais en Angleterre ! C’est en vain qu’il s’écrie, comme corollaire à sa négation ironique : « Plus d’intelligence ! Plus d’intelligence », comme Gœthe demandait plus de lumière ; les Anglais, après avoir levé la tête un instant, la replongent avec délices dans « la fable de la foi chrétienne ». Georges Meredith aurait pu être le libérateur de l’âme anglaise. Il ne fit jamais dans ses écrits aucune concession aux préjugés anglo-saxons et il exprima toujours sa pensée avec une parfaite sérénité, sinon avec une clarté très satisfaisante. Il voulait exprimer trop de choses à la fois et les exprimer trop minutieusement. Souvent il en arriva à être si obscur que des pages entières de lui sont de véritables énigmes, en même temps qu’il est assez difficile de suivre, dans ses romans, le développement du caractère de ses personnages complexes, mystérieux et parfois déroutants.

On a cru longtemps, comme on avait mis longtemps à s’en apercevoir, que la connaissance de la vie d’un écrivain était une indispensable préface à l’étude de son œuvre. Cela ne semble plus très certain. Les œuvres sont diverses et les vies sont pareilles. L’œuvre de Meredith est extrêmement variée ; sa vie, sauf durant les premières années, fut extrêmement monotone, et analogue à des milliers d’autres vies anglaises, d’où il n’est jamais rien sorti d’intéressant. Il était très mystérieux sur ses origines qui n’avaient pourtant rien que de fort honorable. Son père et son grand-père étaient tailleurs à Portsmouth, où ils avaient, surtout le grand-père, un renom d’originalité et d’esprit. Le père avait épousé une femme fort au-dessus de sa condition, d’où des déboires financiers. Veuf, il alla se remarier et exercer sa profession au Cap, d’où il revint mourir en Angleterre. Il y eut peu de relations entre le père et le fils, qui avait été élevé par des tantes. Néanmoins Augustus Meredith était à la fois fier et chagrin de son fils dont il déplorait les idées subversives. C’est assez l’ordinaire dans les familles. Les pères et les enfants s’accordent rarement. Par suite de quelles circonstances, Meredith alla-t-il faire ses études en Allemagne chez les frères Moraves ? Je ne l’ai pas bien compris, mais le fait importe plus que ses causes et c’est peut-être cela la seule aventure importante de sa vie, car le développement de son intelligence fut influencé par l’esprit allemand ; il garda toujours l’empreinte de cette première éducation. A son retour, le petit héritage de sa mère s’étant trouvé presque dilapidé par une mauvaise administration, il songea à gagner sa vie, essaya d’être clerc chez un avoué, en sortit avec l’horreur du droit, réussit à se faufiler dans un grand journal de province où il gagna durement sa vie, tout en rêvant aux poèmes et aux romans qu’il méditait déjà. Comme tous les Anglais, il se maria jeune et ce mariage ne fut pas heureux, se termina par une rupture dont les causes sont demeurées mystérieuses. Mais son beau-père, Thomas Love Peacock, écrivain alors en grand renom, et pour lequel il éprouvait de l’admiration, favorisa singulièrement ses débuts difficiles. C’est alors qu’il publia des poèmes, qui furent aimés par Tennyson, mais n’en eurent pas plus de retentissement. Enfin, après un silence de quatre ans, il donna celle de ses œuvres qui est restée la plus vivante, la plus merveilleuse, la plus folle, la Chevelure de Shagpat, contes orientaux qui renouvelaient, avec les personnages de la fantaisie shakespearienne, le prodige des Mille et une Nuits. Tant de légèreté émerveilla George Eliot, qui était un peu lourde : « Elle en fut éblouie comme d’avoir pénétré au jardin des Hespérides » et elle avoua tout son enthousiasme dans un article du Leader, qui n’eut pas l’assentiment du public, rebelle d’instinct à Meredith, et qui devait le rester si longtemps. Meredith, dans ses conversations, semblait croire que ce qui avait captivé la célèbre romancière, c’était la sensualité éparse dans ces contes exubérants. « George Eliot, disait-il, avait le cœur de la poétesse Sapho, mais sa face, avec sa trompe interminable et sa mâchoire saillante comme celle du cheval de l’Apocalypse, dénonçait l’animalité. » Les frémissements de l’interminable trompe furent inutiles la Chevelure de Shagpat fut soldée par l’éditeur qui perdit du même coup toute confiance dans l’influence de la critique.

Il est à remarquer que presque tous les livres de Meredith ont eu au moins un admirateur parmi les meilleurs écrivains et les meilleurs juges de son temps. Peu après la publication de Richard Feverel, nous dit M. Photiadès, les éditeurs reçurent un billet de Carlyle qui désirait faire la connaissance de l’auteur. Meredith a raconté cette entrevue. » Je lui rendis visite. Il me dit que sa femme, tout d’abord hostile à mon Feverel, l’avait jeté à terre, mais bientôt ramassé pour lui lire à voix haute certains passages. Là-dessus, Carlyle ayant prononcé : « Cet homme n’est pas un sot ! » ils persévérèrent jusqu’à la fin. Et Carlyle me déclara qu’il y avait en moi l’étoffe d’un historien… » C’était la manie de Carlyle. De tout jeune auteur qu’il découvrait, il voulait faire un historien. Meredith résista, déclarant se vouer au roman. Cependant Richard Feverel critiquait violemment l’éducation nationale anglaise c’était inadmissible. Sous la pression du clergé, le roman fut mis à l’index, les libraires n’osèrent le vendre et pour la seconde fois George Meredith fut vaincu. Evan Harrington n’eut guère un meilleur destin. Accueilli par un magazine, ce nouveau roman, par sa manière insolente de ne pas tenir compte de la hiérarchie sociale, épouvanta les paisibles lectrices et, pour la troisième fois vaincu, Meredith en fut réduit à accepter, pour vivre, de devenir le lecteur d’une vieille dame aveugle. C’était à la campagne. Là, heureux de la solitude, oubliant ses déceptions, il redevint poète et écrivit la plupart des pièces de vers qui composent l’Amour moderne. Il venait de les publier sans grand espoir, quand un critique stupide y releva des traces certaines d’immoralité et d’irréligion. Cette fois cela tourna mal pour le critique Swinburne, déjà célèbre, prit ardemment la défense du poète que l’on outrageait. La polémique fit quelque bruit et dès lors le nom de Meredith fut prononcé avec plus de considération.

C’est accueillis par une indifférence moins accusée, une critique moins hostile, que parurent ses derniers romans, dont l’Égoïste est l’œuvre maîtresse. Stevenson, qui écrivit de si passionnantes histoires, ayant relu ce livre quatre fois, s’écriait « Je me convaincs de plus en plus que Meredith est bâti pour l’immortalité. » Pour cela précisément, l’histoire, même très abrégée, de sa carrière n’est pas sans intérêt, car elle montre au milieu de quelles difficultés on atteint ce but supérieur. Le sens de la justice s’éveille si difficilement chez la plupart des hommes ! Voyez l’aventure de M. de Porto-Riche : c’est le recommencement de celle de Meredith. Il a fallu que l’un et l’autre eussent dépassé la soixantaine pour que l’on reconnût la place qu’ils tenaient dans le monde de l’esprit.

Meredith avait une philosophie qui était presque une religion. Il professait le culte de la Terre. Il trouvait que le Ciel avait assez longtemps accaparé l’attention fervente de l’humanité. N’avait-on point enfin reconnu qu’il était vide, ce ciel, cette entité métaphysique ? Tandis que la terre, vivante, sensible, féconde, s’offre à nous avec toutes ses richesses, toute sa beauté, toute sa force. Est-ce aux lois changeantes du caprice céleste, à la distraite providence que nous nous soumettrons ? Non. Obéissons à la terre et acceptons allègrement ses lois inexorables. « Qu’elles sont inutiles, résume M. Photiadès, ou même blasphématoires, les prières en lesquelles s’expriment nos désirs égoïstes ! Il y a de l’impudence à mendier des privilèges. La terre, étant justice, ignore le favoritisme. Ni bénéfices, ni dispenses. Qu’un sincère croyant se contente d’adorer passionnément la nature ! Ses effusions, ses pures extases lui vaudront de saluer l’avenir et d’entrevoir le progrès avec une plus allègre confiance. » On a reconnu, teintée de mysticisme et de poésie, la doctrine même d’Herbert Spencer. Nous n’avons rien à attendre que de nous-mêmes et nous devons vivre en conformité avec les lois de la nature, telles que nous les comprenons avec notre intelligence, telles que nous les sentons avec notre sensibilité. C’est la seule philosophie. C’est le panthéisme. On ne discutera que sur la qualité et sur la hiérarchie des progrès qui s’accomplissent. Mais il est d’une évidence aveuglante que nous ne dépendons que de la terre, à laquelle nous sommes attachés, dont nous recevons la vie, où nous puisons toutes nos forces physiques, intellectuelles et sentimentales. On peut écrire sur ce sujet presque indéfiniment. Les poèmes de Meredith n’ont presque pas d’autre thème et il y a toujours dans ses romans quelque personnage pour nous rappeler à l’adoration raisonnée de la terre, à qui nous devons tout, « qui est notre seule amie toujours présente ».

Ainsi également parlait Zarathoustra.