Promenade philosophique en Allemagne

Promenade philosophique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 11 (p. 534-560).
PROMENADE PHILOSOPHIQUE
EN ALLEMAGNE
FRAGMENS d’UN JOURNAL DE VOYAGE.

LE DÉBUT ET L’ÉPILOGUE.



Depuis l’automne de 1815, où j’avais succédé à M. Royer-Collard dans la chaire de l’histoire de la philosophie moderne à la Faculté des lettres, et pris la direction des conférences philosophiques de l’Ecole normale, jusqu’à la fin de l’année scolaire 1817, je n’avais pas eu un seul jour de relâche. Les soins de ce double enseignement avaient tenu sans cesse en exercice toutes les facultés de mon esprit et de mon âme. L’univers s’était réduit pour moi au quartier latin, à la rue Saint-Jacques et à la rue des Postes[1]. Je n’avais guère vu la campagne qu’au jardin du Luxembourg. Ma seule compagnie avait été mes livres et quelques élèves choisis de l’École normale, devenus aujourd’hui des hommes célèbres; mon unique satisfaction, de sentir croître un peu mon intelligence et se former autour de moi une école philosophique. Enfin j’avais passé ces deux années comme Abélard raconte qu’il avait quelque temps vécu sur la montagne Sainte-Geneviève et au cloître Notre-Dame, avant de rencontrer Héloïse. Un peu de repos m’était devenu nécessaire. Je résolus de donner congé à mon esprit et d’employer mes vacances à courir le monde.

Enfant de Paris, à peine à vingt-cinq ans étais-je sorti de l’enceinte de la grande ville. Jusqu’ici les points extrêmes, les bornes de mon horizon étaient Sceaux, Versailles, Montmorency, Vincennes. La seule idée d’un voyage était une fête pour mon imagination.

Mais où aller? La délibération ne fut pas longue. Je voulais me divertir sans tout à fait perdre mon temps, et mettre encore à profit pour mes études cette course nécessaire à ma santé. Les arbres seuls et les montagnes, comme dit Platon, ne voulaient rien m’apprendre; il me fallait des hommes et des philosophes. La belle Italie ne me suffisait donc pas, et je n’avais guère à choisir qu’entre l’Ecosse et l’Allemagne; mais entre Edimbourg et moi il y avait l’Océan, qui effrayait ma poitrine et ma mère, tandis que l’Allemagne était à ma porte.

D’ailleurs, à parler franchement, j’en avais assez pour le moment de la philosophie écossaise. Après l’avoir étudiée sous M. Royer-Collard, je l’avais moi-même et assez longtemps enseignée. Reid m’était aussi familier que mon rudiment, et pour M. Dugald-Stewart, le seul philosophe que j’eusse pu rencontrer à Edimbourg, j’étais en état de lui réciter tous ses ouvrages. Aussi, depuis quelque temps, mes regards se tournaient du côté de l’Allemagne, dont la philosophie, longtemps retenue sur le sol germanique et séparée de la France par la guerre, commençait à paraître sur la scène de l’Europe. Je m’étais enfoncé dans la traduction latine de Kant par Born, et du sein de cette nuit était sorti à mes yeux plus d’un éclair. J’avais appris assez d’allemand pour vérifier dans le texte les endroits de la traduction de Born qui m’avaient le plus frappé, et c’est ainsi que, pendant l’année 1817, j’avais pu donner à mes auditeurs quelque idée de la Critique de la raison spéculative et de la Critique de la raison pratique J’avais lu avec mon maître d’allemand et grossièrement traduit plusieurs passages des écrits de Fichte; mais je ne connaissais les autres philosophes allemands contemporains que par les analyses superficielles de M. de Gérando, à travers les aperçus rapides de M. Ancillon et les brillans nuages du livre de Mme de Staël. Je brûlais de voir de près ces philosophes. Je ne me flattais pas de pouvoir les bien comprendre, et de saisir en courant et comme à vol d’oiseau cette philosophie transcendante. Je ne me proposais pas même de l’étudier véritablement, car je n’allais pas travailler, j’allais me promener en Allemagne; mais il me semblait qu’un séjour de plusieurs mois sur le sol et au milieu des mœurs et des idées de toute espèce d’où la métaphysique allemande est sortie, et le commerce même le plus superficiel avec quelques-uns de ses modernes représentans, me serviraient au moins de préparation à l’étude sérieuse et approfondie que je devais un jour à la philosophie la plus célèbre de mon temps.

Cette attente n’a pas été trompée. Dans cette course rapide en Allemagne, j’ai vu des choses nouvelles qui m’ont vivement frappé; j’ai rencontré des hommes dont les entretiens ont agité et fécondé mon esprit; j’ai contracté des amitiés que le temps a fortifiées et que la mort seule a pu rompre. Sans me laisser entraîner par aucune des doctrines qui se disputaient alors l’opinion, j’ai pu en saisir les caractères les plus généraux, reconnaître le champ de bataille, les forces et les chefs des divers partis. La nature allemande est expansive et confiante; on était touché de voir un professeur de Paris faire trois ou quatre cents lieues pour s’enquérir de systèmes réputés extravagans dans le pays de Condillac et de M. de Tracy . J’avais aussi un bien grand avantage : j’étais jeune et obscur; je ne faisais ombrage à personne; j’attirais les hommes les plus opposés par l’espérance d’enrôler sous leur drapeau cet écolier ardent et intelligent que leur envoyait la France. Privilège de la jeunesse perdu sans retour avec le charme de ces conversations abandonnées où l’âme d’un homme se montre à celle d’un autre homme sans aucun voile, parce qu’elle la croit vierge encore de préjugés contraires, où chacun vous ouvre le sanctuaire de ses pensées et de sa foi la plus intime, parce que vous-même vous n’avez pas encore sur le front le signe d’une religion différente! Aujourd’hui que j’ai un nom, que je suis l’homme de mes écrits et d’une théorie, que je me suis pourtant efforcé de rendre bien peu personnelle, on s’observe avec moi; les esprits se retirent dans leurs convictions particulières, les cœurs mêmes se resserrent, et, rançon amère d’une réputation incertaine, à force d’être connu en Allemagne, j’y suis devenu étranger. Alors au contraire, au-delà du Rhin, j’étais accueilli comme l’espérance; j’osais proposer toutes les questions, et on y répondait avec un entier abandon. Il n’y a qu’un printemps dans l’année, une jeunesse dans la vie, un fugitif instant de confiance spontanée et réciproque entre les membres de la famille humaine.

Me voilà donc parti pour l’Allemagne, sans trop savoir où j’irai, et courant le plus vite possible à Francfort-sur-le-Mein, où je compte faire quelque séjour et arrêter le plan de mon voyage.


Départ le 25 juillet au matin. A Meaux, après le dîner, on me mène voir à l’évêché l’appartement de monsieur Bossuet. Cet appartement est isolé au bout d’une terrasse : chambre assez grande où Bossuet travaillait, petit cabinet où il couchait, un cabinet au-dessus pour son domestique.

A La Ferté-sous-Jouarre, la nuit, en changeant de chevaux, la maîtresse de la poste et le postillon causent ensemble avec vivacité. Celui-ci se plaint tout haut de manquer de pain : « On nous laisse crever de faim, dit-il, et si nous disons un mot, autant de pris, autant de fusillés. — Cela ne peut durer ainsi, répond la maîtresse de la poste, cela ne durera pas. » A Dormans, même langage... Partout une misère profonde. Silence et abattement des paysans. Déjà les Prussiens et les Bavarois se montrent.

Approches de Metz. Lorsqu’on a passé Gravelotte, on a devant soi un spectacle magnifique : on se trouve dans un vallon fermé par des montagnes au milieu desquelles s’élève une ville superbe. La route se prolonge doucement à travers une nature charmante, cultivée par l’art le plus ingénieux et par un peuple digne du pays qu’il habite. Devant moi, Metz avec ses remparts; à gauche, en face de Metz, le Saint-Quentin où Charles-Quint fit monter des canons pour bombarder la ville, mais le canon ne porte pas jusque là; à droite, encore des montagnes.

Voici la première place de guerre que je rencontre. Trois rangs de remparts avant d’arriver à la ville, et chacun de ces remparts forme une place distincte : la première plus petite que la seconde, et celle-ci moins grande que la troisième, qui se mêle à la ville. Aspect général de grandeur et de force, activité et mouvement de la population, excellente attitude de la garnison. A table, conversation avec deux officiers, l’un à demi-solde, l’autre employé. Celui-ci n’a que son épaulette; il y tient, et sa parole est grave et mesurée; respect du plus jeune pour le plus vieux; patriotisme de tous les deux; sang-froid du plus âgé; impétuosité du jeune homme, qui est ardent et beau comme Achille. Au fond, le gouvernement n’est pas aimé et l’étranger abhorré.

A Forbach, impression solennelle en quittant pour la première fois la France.

La Prusse à Sarrebruck. A mon langage, on me reconnaît, on m’entoure. « Que dit-on en France? Pense-t-on à nous? Nous avons le corps prussien et le cœur français. »

Arrivée la nuit à Mayence. Le lendemain matin, je cours sur le pont du Rhin. Ce spectacle ne peut se décrire. Le Rhin tranquille et fier... Mayence à gauche, sous mes pieds le fleuve, et devant moi le Rhingau. En voyant cette forteresse où des Prussiens et des Autrichiens montent aujourd’hui la garde, je pense au temps où le drapeau français flottait sur ces tours, au siège de Mayence, à Meunier, à Marceau, à Kléber, à tant de combats livrés, à tant de sang répandu pour conquérir cette frontière du Rhin, aujourd’hui perdue; je pense à l’admirable position de Mayence pour couvrir la France entre Strasbourg et Cologne, et contenir ou inquiéter l’ennemi.

Je m’en vais par eau à Francfort-sur-le-Mein. Là, je me sens réellement en Allemagne. La langue, les usages, aussi bien que l’aspect des lieux, tout m’est nouveau, tout me frappe. Francfort est une ville très propre et très agréable, excepté le quartier des Juifs et celui du Mein. Les auberges y sont de véritables palais. La Zeilstrasse, qui partage la ville, est une des plus belles rues qu’on puisse voir. Les anciennes fortifications abattues ont fait place à des boulevards qui forment une promenade charmante où l’on a des points de vue ravissans. C’est là que je passais ma vie pendant mon séjour à Francfort, quand je n’étais pas à la légation française ou dans le cabinet de quelque philosophe.

J’avais une lettre pour le ministre de France auprès de la diète germanique, M. Le comte Reinhart, Allemand d’origine, depuis longtemps au service de France, et qui, après avoir traversé une longue carrière diplomatique, avait trouvé à Francfort un poste qui convenait à sa capacité et à ses goûts. Il connaît profondément l’Allemagne. Il a été lié avec les hommes les plus distingués de son temps, et il est encore un des correspondans de Goethe. Son instruction est surtout historique et littéraire, mais il s’intéresse aussi à la philosophie. S’il appartenait à une école, ce serait plutôt à celle de Kant. Il connaît personnellement et il révère M. Jacobi; mais toute la nouvelle philosophie allemande, celle qui commence à M. Schelling, lui est peu familière et fort suspecte. M. Reinhart est un ami sincère de la liberté et de la révolution française. Il en chérit toujours les principes et il aime ceux qui les aiment comme lui. Par ces divers motifs, M. Reinhart me prit en affection, et il se forma entre nous une liaison et, je puis le dire, une amitié qui a résisté à plus d’une épreuve[2].

Les hommes distingués que je connus à Francfort par l’entremise de M. Reinhart sont MM. Fr. Schlosser, Manuel, Passavant, et le célèbre Frédéric Schlegel.

M, Frédéric Schlosser était alors bibliothécaire de la ville de Francfort et professeur d’histoire au gymnase; il a écrit une savante histoire des iconoclastes. M. Schlosser n’est pas un historien du premier ordre[3] et un esprit très original, d’ailleurs la philosophie n’est pas son affaire ; mais comme un historien doit un peu s’occuper de tout, il est assez au courant de l’état de la philosophie en Allemagne, et il m’en a fait un tableau qui aurait pu m’arrêter tout court au début de mon voyage. Selon lui, depuis Kant, la philosophie en Allemagne va de mal en pis et d’extravagance en extravagance. « Ce que vous savez de l’Allemagne, me dit-il, est précisément ce qu’elle a de mieux : ce que vous en ignorez ne vaut pas la peine d’être appris. Dans cette multitude de systèmes qui se combattent, je m’attache à ceux qui, quels que soient leurs principes spéculatifs, sont favorables à la vertu et conservent dans l’âme des jeunes gens le trésor de la foi chrétienne. Par exemple, M. Daub, professeur de théologie à Heidelberg, est un des philosophes les plus vertueux qu’il y ait en Allemagne, et vous devriez aller à Heidelberg pour faire sa connaissance. »

M. Manuel était un jeune Vaudois, ministre de l’église réformée de Francfort. Il avait beaucoup d’esprit et d’instruction. Ses goûts étaient particulièrement littéraires. Sa théologie n’était point raffinée : c’était celle de Calvin, avec les nuances de tolérance et de mysticisme qu’y mêlait involontairement la belle âme de M. Manuel. Il prenait l’Écriture sainte à la lettre. Depuis Adam, l’homme est radicalement déchu, corrompu dans son esprit et dans son cœur. La raison seule ne peut donner la vérité ; la volonté seule ne peut produire la vertu. La raison est incapable de nous faire connaître Dieu. Les œuvres de l’homme sont sans valeur ; elles ne sauvent pas, et on ne peut être sauvé que par les mérites de Jésus-Christ. Il n’y a pas de philosophie : la seule philosophie est le christianisme.

On conçoit la triste impression que faisait sur moi une pareille doctrine. J’y reconnaissais avec douleur une secte, alors, grâce à Dieu, fort peu répandue en France, mais aujourd’hui très puissante, qu’on appelle le méthodisme. Par politesse, je dissimulais à M. Manuel le sentiment pénible que j’éprouvais, et me bornais à lui témoigner un peu d’étonnement qu’un esprit aussi bien fait, une âme aussi bonne, se pût laisser dominer par le préjugé religieux jusqu’à recevoir des dogmes aussi désolans. Comment ! vous n’admettez pas qu’Aristide, Epaminondas, Socrate, aient connu, aimé et pratiqué la vertu ! Vous n’admettez pas que Platon ait connu Dieu ! L’église catholique traite bien mieux la raison et la philosophie. Elle distingue la vraie et la fausse philosophie ; elle accepte l’une et repousse l’autre. Chez nous, il est de foi que la lumière naturelle peut nous donner la connaissance certaine de la liberté, de la vertu, de la spiritualité de l’âme, de Dieu et de ses principaux attributs. Aussi nous avons dans nos écoles des chaires de philosophie. Avec vos dogmes, vous n’en devriez souffrir aucune. Mais puisque vous ne voulez d’autre philosophie que le christianisme, c’est une raison de plus de le bien connaître. La doctrine de saint Augustin sur la grâce est déjà très forte : elle n’a pas besoin d’être encore exagérée; elle demande bien plutôt à être tempérée et expliquée comme elle l’a été par l’église. Là-dessus je me permettais de dire bien doucement à M. Manuel que le chapitre de mon petit catéchisme[4] intitulé de la Satisfaction, bien entendu, est tout autrement profond que la théorie méthodiste, et je m’efforçais d’inspirer au jeune pasteur le goût de l’histoire ecclésiastique et des spéculations philosophiques. M. Manuel me répondait toujours : « Je n’ai pas la prétention d’être un savant ni un philosophe; je ne suis, je ne veux être que chrétien, et chrétien selon mon église. » Le dimanche, j’allai l’entendre prêcher sur le sujet habituel de nos entretiens : il me plut par la noblesse et la douceur de son langage. M. Manuel, dont la doctrine est si intolérante, était dans la pratique, par une contradiction rare et généreuse, la tolérance même. Nous passions ensemble presque toutes nos soirées, et nous allions à la campagne promener nos communes rêveries dans un abandon vraiment fraternel. Il aimait profondément sa patrie, il la regrettait; il soupirait après ses Alpes et après son beau lac; le Rhin et les montagnes que nous apercevions les lui rappelaient tristement. Depuis, j’ai appris qu’il était retourné dans son pays, et que cet homme vraiment évangélique avait enseveli ses talens dans l’obscure et sainte fonction de directeur de la maison pénitentiaire de Lausanne. Ainsi les hommes ne connaîtront pas M. Manuel; mais qu’est-il besoin d’être connu des hommes? Ce bruit qu’on fait parmi eux, dangereux pour la vertu, que fait-il pour le bonheur? Je n’ai pas la force d’envier la destinée de M. Manuel, mais je n’ai pas non plus la faiblesse de le plaindre.

M. Passavant, docteur en médecine, était chrétien aussi, comme M. Manuel; mais il l’était bien différemment, et à la manière de M. Franz Baader, dont il était un fervent disciple. M. Passavant a fait tous ses efforts pour m’expliquer la doctrine de son maître, sans y réussir. Cette doctrine n’a point une méthode fixe, des principes arrêtés, un développement régulier; c’est une suite d’aperçus ingénieux et subtils qui répandent sur toutes choses une lumière équivoque. Il semble que M. Baader ne veuille pas dire son dernier mot, et que, moitié naturellement, moitié à dessein, il embrouille la religion par la philosophie et la philosophie par la religion. Jusqu’ici du moins, le christianisme de M. Baader n’est pas à mes yeux un christianisme de bon aloi. M. Baader a été d’abord un disciple de la philosophie de la nature. Plus tard il y a joint une imitation du mysticisme de Bœhme et de Saint-Martin, et le voilà maintenant un des coryphées du catholicisme bavarois[5]. M. Le docteur Passavant, pour me séduire à la philosophie de son maître et me montrer son orthodoxie, m’a prêté un petit écrit français de M. Baader sur l’eucharistie. Je n’ai fait que le parcourir à la hâte, mais je suis forcé de dire que ce petit écrit m’a paru un chef-d’œuvre d’extravagance. On y dit que l’eucharistie est un préservatif réel, physique et moral contre le démon, qui mange le corps et boit le sang, c’est-à-dire l’âme. Eva nous perdit, Ave nous sauve, car Ave, c’est Eva retourné. Que dites-vous de ce christianisme?

M. Le docteur Passavant explique le péché originel d’une façon très bizarre. Il admet la préexistence des âmes, et pour lui, Adam n’est pas l’idéal de l’homme parfait, c’est la personnification de la matière. Les esprits que nous sommes ont donc péché dans Adam, c’est-à-dire dans la matière, et pour cela ils sont tous punis. C’est ainsi qu’Adam nous a perdus, et nous portons aujourd’hui la juste peine de ce péché originel. M. Le docteur Passavant, ainsi que M. Manuel, voit partout des preuves du péché originel contracté par tous et puni dans tous. Nous étions des anges, des êtres supérieurs qui nous sommes abaissés nous-mêmes vers les choses de la terre, et Platon a entrevu la doctrine chrétienne. Quant à Dieu, on ne peut trop se pénétrer de ces paroles de saint Paul : « Nous vivons en Dieu et nous nous y mouvons. » La croyance en Dieu est la croyance primitive; elle précède celle du moi, car le moi n’est concevable que l’apporté à Dieu. — Oui, sans doute, le moi n’est bien et parfaitement concevable que rapporté à Dieu ; mais, pour connaître Dieu ou quoi que ce soit, il faut aussi se connaître soi-même. La connaissance de Dieu ne peut donc précéder celle du moi, elle la suit; tout au plus peut-on admettre que ces deux connaissances sont presque contemporaines : elles se supposent, se soutiennent et s’achèvent l’une l’autre.

M. Passavant ayant souvent employé dans la conversation le mot de révélation, je lui ai demandé s’il admettait une révélation particulière autre que la révélation faite une fois pour toutes au genre humain. Il m’a dit qu’oui. — Socrate a-t-il connu cette seconde révélation? — Oui. — Et Confucius? — Aussi. — Mais la révélation dont vous me parlez n’est donc pas la révélation de Jésus-Christ. Est-ce alors une révélation personnelle, faite à quelqu’un de privilégié, par une grâce spéciale? — Point de réponse intelligible. M. Le docteur Passavant s’occupait beaucoup de magnétisme animal. Il en attendait de grandes lumières et une sorte d’affranchissement des liens de la matière[6]. Il croyait qu’on ne doit pas non plus mépriser les songes, et qu’on y voit souvent plus clair que dans la veille. M. Manuel nous a raconté qu’il connaît un homme, d’ailleurs très raisonnable, auquel est arrivé le fait suivant. Une nuit, il vit en songe sa fille unique, en pension dans une ville voisine; il la vit mourante, avec tel habillement, avec telle coiffure, dans telle chambre. Il se lève, court à la ville voisine, et demande sa fille; on lui dit qu’elle est malade; on le conduit à sa chambre; il reconnaît cette chambre, qu’il a vue en rêve; il reconnaît les meubles. — Ah! ma fille est perdue! — En effet, deux heures après, elle était morte. — Dieu voulait que je la visse encore une fois !

M. Frédéric Schlegel est, ainsi que son frère Auguste-Guillaume, un des plus grands critiques de l’Allemagne. Comme son frère aussi, et avant lui, il a étudié les langues orientales et publié un ouvrage très estimé sur la Langue et la sagesse des Indiens. Il a touché à tout, et il a traversé tout. Il a commencé par être un des partisans les plus ardens de M. Schelling, et il a composé à cette époque de sa vie des romans panthéistes d’une moralité très équivoque. Dans la suite, il a abandonné la philosophie pour la religion, et il est devenu chrétien orthodoxe. C’est alors qu’il a converti sa femme, de juive qu’elle était, au protestantisme; puis, étant lui-même devenu catholique, il l’a une seconde fois convertie au catholicisme, et aujourd’hui ils convertissent tous deux à qui mieux mieux. M. Schlegel est conseiller de la légation autrichienne auprès de la diète germanique, et il passe pour un des favoris de M. Gentz, favori lui-même de M. de Metternich. Les protestans et beaucoup de philosophes attribuent tant de changemens à des calculs intéressés, comme si l’homme, pour changer, avait besoin d’être poussé par l’intérêt, comme si la mobilité n’était pas dans sa nature, et même n’entrait pas jusqu’à un certain point dans ses perfections! Mais je laisse là les bavardages des partis; je prends M. Frédéric Schlegel en lui-même et vais raconter ce qu’il m’a dit.

C’est un homme d’une figure belle et régulière; ses manières sont extrêmement simples. Il me reçut assez bien, et m’invita à venir le soir avec lui faire une promenade autour de la ville. Il parle français à merveille, et s’exprime avec une clarté parfaite. Voici le résumé de notre conversation :

« Prenez garde à la route dans laquelle vous allez entrer. Avec Kant, comme vous l’entrevoyez déjà, Fichte est inévitable; mais avec Fichte il faut bien savoir que Schelling est inévitable aussi : la raison ne peut conduire qu’au panthéisme.

« On pouvait croire d’abord que Jacobi ne tomberait point dans le panthéisme, lui qui voulait substituer l’empire du sentiment à celui de la raison ; mais quand il a expliqué nettement ce qu’il entendait par le sentiment du divin, il s’est trouvé que ce sentiment des choses divines appartient à la raison, et que l’adversaire de Kant en est le disciple. Voilà donc Jacobi lui-même rationaliste, et, s’il était conséquent, il devrait être panthéiste, c’est-à-dire athée.

« La vérité est qu’il y a un sens particulier des choses divines, un organe intérieur, une révélation immédiate des faits religieux. L’empirisme est le seul système raisonnable; mais ce n’est pas l’empirisme de Locke et de Condillac : il y a un empirisme supérieur, il y a des visions de conscience extraordinaires qui donnent cette foi légitime et infaillible que ne peut donner la raison.

« C’est ce sens qu’il faut dégager, ce sont ces visions qu’il faut éclaircir.

« Bacon a très bien vu cela, et jusqu’ici personne n’a compris Bacon. Bacon indique souvent deux genres de recherches entièrement distinctes, les faits ordinaires, pour lesquels il a tracé de si belles méthodes, et les faits religieux, qu’il n’a point développés, mais qu’il reconnaît comme une partie riche et neuve de la science humaine. »

En entendant parler ainsi M. Frédéric Schlegel à Francfort, je me souvins que l’hiver précédent à Paris, dans la rue Royale, son frère Auguste-Guillaume m’avait tenu exactement le même langage. Il m’avait dit : « Nul argument ne prouve Dieu. Kant a rendu un service immense en délivrant pour jamais la philosophie de toutes ces vaines argumentations pour ou contre l’existence de Dieu; mais la raison pratique ne donne pas plus Dieu que la raison spéculative, parce que c’est encore là de la raison. La foi seule peut mener à Dieu. Hemsterhuis et Jacobi l’ont bien vu; mais la foi de Jacobi est équivoque, et l’on ne sait trop ce qu’il veut dire. L’âme humaine est une sphère dont un côté est tourné vers le monde extérieur, et l’autre côté nous révèle Dieu et l’autre vie. Il ne faut pas confondre Bacon avec ses disciples. Il leur est très supérieur, et il en est très différent. Une étude profonde de Bacon donnerait des résultats nouveaux et inattendus. »

Nous voilà donc, selon MM. Schlegel, ramenés à Bacon et à un empirisme d’un nouveau genre. Sans doute. Bacon ne repousse pas absolument l’étude de certains faits, ordinairement attribués à la superstition et à l’extravagance, et on peut trouver à cet égard dans le livre De l’utilité et de l’avancement de la science des phrases dignes d’être remarquées et recueillies, par exemple celles-ci : « La divination a son fondement naturel dans la puissance de l’âme, qui, en se repliant sur elle-même, pressent l’avenir; ces pressentimens ont lieu surtout dans le rêve, dans l’extase, à l’approche de la mort….. Il se peut que les choses divines elles-mêmes influent directement sur nous, et réveillent l’entendement endormi... » Voilà certes des passages qui étonneraient bien certains disciples de Bacon; mais il y a loin de ces passages isolés et peu nombreux à une théorie philosophique, et nulle part on ne trouve dans Bacon la moindre tendance au mysticisme : l’imputer à Bacon, c’est chercher soi-même le paradoxe et gâter l’histoire de la philosophie, comme la philosophie elle-même, par une vue partielle et incomplète de la vérité.

M. Frédéric Schlegel n’estime point l’école écossaise; il pense qu’il faut philosopher ou ne pas philosopher, comme si philosopher avec sobriété et dans les limites des facultés humaines n’était pas philosopher encore, et de la plus sage manière ! À ce compte, Socrate serait un pauvre philosophe. M. Frédéric Schlegel m’a dit que les deux hommes de France qui seuls peuvent prétendre à l’esprit philosophique sont Saint-Martin et M. de Bonald. M. de Bonald a le tort d’avoir appelé au secours de la religion la raison qui la détruit, mais il spécule de haut. Pour Saint-Martin, c’est un scandale qu’il n’ait pas produit plus d’effet en France.

Voici le jugement de M. F. Schlegel sur les philosophes allemands contemporains : « Fries et Krug sont des esprits médiocres, Bouterweck est superficiel, Hegel est subtil. "A Berlin, il faut voir Solger et Schleiermacher. Les trois hommes les plus éminens de l’Allemagne sont Jacobi, Schelling et Baader. »

Je me refusais à placer M. Baader en pareille compagnie d’après son écrit sur l’eucharistie; je faisais aussi bien des objections contre la doctrine de M. Jacobi, telle au moins que je la concevais, et je défendais la théorie platonicienne de la raison. « La raison! la raison! me dit M. Frédéric Schlegel; prenez garde, encore un pas, et vous voilà panthéiste ! » Mais la prédiction ne m’effrayait guère, car depuis longtemps j’étais familier avec ce jeu du parti catholique[7], qui, au lieu de nous persuader le christianisme en nous y faisant voir, avec tous les grands docteurs de l’église, le triomphe de la raison, prétend, suivant un artifice inventé par Pascal et tout récemment rajeuni par l’abbé de Lamennais, nous mener à la foi par la route du scepticisme, en nous enseignant l’impuissance de la son, en s’efforçant même de l’établir par le raisonnement, ce qui vraiment n’est pas un paralogisme d’un médiocre ridicule.

M. Frédéric Schlegel se propose de publier un jour ses idées, mais il attend : il se trouve encore trop jeune pour cela, quoiqu’il ait au moins cinquante ans. D’ailleurs est-il parfaitement convaincu, et sa doctrine est-elle de tous points bien arrêtée? ou n’y a-t-il pas encore en lui du vieil homme, et sans hypocrisie ne se joue-t-il pas un peu de son esprit et de son instruction au service de sa cause nouvelle, comme il faisait autrefois pour une cause différente? C’est ce que je n’ai pas la prétention de décider ni même le désir de rechercher. On peut avoir très sincèrement changé d’opinion et n’avoir pas changé de nature. Sans me séduire, j’avoue que M. Frédéric Schlegel m’a beaucoup plu. Je n’ai pu voir en lui le Méphistophélès dont on avait voulu me faire peur, et j’échappai fort aisément aux pièges qu’il ne songeait pas à me tendre[8].

J’allais donc quitter Francfort pour faire le tour de l’Allemagne, quand une rencontre inattendue vint changer mes desseins.

M. Schlosser, venant d’être nommé professeur d’histoire et bibliothécaire à l’université d’Heidelberg, m’engagea à faire avec lui une excursion jusqu’à cette ville, et j’acceptai cette offre comme on accepte une partie de campagne, comme à Paris tout étranger va visiter Versailles ou Fontainebleau.

Cette petite course me fit grand plaisir. Je vis en passant Darmstadt, qui est une charmante ville avec de magnifiques jardins. Pour Heidelberg, il n’y a pas un livre de voyage sur le Rhin qui ne célèbre avec raison sa situation sur les bords du Neckar, les ruines pittoresques de son vieux château, la beauté des environs, la variété des points de vue, tour à tour les plus rians ou les plus sauvages. Mais dans une ville d’université il fallait bien voir aussi quelques professeurs. M. Schlosser m’introduisit chez son ami M. Daub, le théologien philosophe dont il m’avait fait un si grand éloge. M. Daub était un homme d’une physionomie mâle et sérieuse. Le peu qu’il me dit avait l’accent de la conviction et de la force; mais il me fut impossible d’engager avec lui une conversation régulière, car il entendait à peine le français, et il me déclara, avec une modestie admirable, que si j’étais curieux de philosophie, ce n’était pas à lui qu’il fallait m’adresser, mais au professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg, M. Hegel. Je me souvins que devant moi ce nom avait été prononcé entre plusieurs autres par M. Schlegel avec un éloge assez médiocre, et j’hésitais si je ferais visite à celui qui le portait. J’étais pressé de retourner à Francfort et n’avais pas destiné plus de deux ou trois jours à cette promenade. Cependant, par scrupule de conscience, je me décidai à aller voir M. Hegel quelques heures avant le départ de la voiture; mais ce jour-là la voiture partit sans moi; le lendemain, elle partit sans moi encore, et le surlendemain je ne quittai Heidelberg qu’avec la ferme résolution d’y revenir et d’y séjourner quelque temps avant de rentrer en France.

Que s’était-il donc passé? J’avais trouvé sans le chercher l’homme qui me convenait. Dès les premiers mots, j’avais plu à M. Hegel, et il m’avait plu; nous avions pris confiance l’un dans l’autre, et j’avais reconnu en lui un de ces hommes éminens auxquels il faut s’attacher, non pour les suivre, mais pour les étudier et les comprendre, quand on a le bonheur de les trouver sur sa route.

Il n’est pas très facile d’expliquer cette sympathie si prompte et si forte qui m’attira vers le professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg. M. Hegel n’avait point encore la renommée qui pouvait exercer quelque prestige sur l’imagination d’un jeune homme : il ne passait alors que pour un élève distingué de M. Schelling. Ce n’étaient pas non plus sa brillante élocution et le charme de sa parole qui avaient pu me séduire; il s’est toujours exprimé avec peine en allemand, et il parlait très mal le français. Voici comment je me rends compte du goût que je ressentis d’abord pour lui. A Francfort, le seul esprit supérieur que j’eusse rencontré était M. Schlegel, et M. Schlegel était, comme tout le parti catholique, hautement déclaré pour le pouvoir absolu dans la religion et dans l’état; il détestait les principes de la révolution française, tandis que moi j’adorais ces principes, la liberté et la philosophie. Mon jeune spiritualisme avait même de la peine à ne pas être injuste envers le mysticisme. M. Hegel aimait la France, il aimait la révolution de 1789, et, pour me servir d’une expression de l’empereur Napoléon, que M. Hegel me rappelait souvent, lui aussi il était bleu. Il était à la fois très libéral et très monarchique, et ces deux sentimens sont aussi au plus haut degré et dans mon cœur et dans ma raison. Il avait un goût très vif pour l’histoire de la révolution, qui m’était familière, et nous en parlions perpétuellement. J’étais charmé de trouver dans un homme de son âge et de son mérite mes sentimens les plus intimes, et lui, déjà vieux, semblait comme réchauffer son âme au feu de la mienne. Et puis M. Hegel était un esprit d’une liberté sans bornes. Il soumettait à ses spéculations toutes choses, les religions aussi bien que les gouvernemens, les arts, les lettres, les sciences, et il plaçait au-dessus de tout la philosophie. Il me laissa voir pour ainsi dire le fantôme d’idées grandes et vastes; il me présenta, dans le langage un peu scolastique qui lui était propre, une masse de propositions générales plus hardies et plus étranges les unes que les autres, et qui firent sur moi l’effet des ténèbres visibles de Dante. Tout ne m’y était pas entièrement inintelligible, et ce que j’en saisissais me donnait un ardent désir d’en connaître davantage. Il y avait du moins entre M. Hegel et moi quelque chose de commun, une foi commune dans la philosophie, une commune conviction qu’il y a ou qu’il peut y avoir pour l’esprit humain une science vraiment digne de ce nom qui n’atteint pas seulement l’apparence, mais la réalité des choses, qui n’exprime pas seulement les rêves mobiles de l’imagination humaine, mais les caractères intrinsèques des êtres. M. Hegel était dogmatique, et, sans que je pusse encore me bien orienter dans son dogmatisme, il m’attirait par là. De son côté, il me savait gré des efforts que je faisais pour l’entendre et de mon goût pour les grandes spéculations. Ainsi se forma notre amitié, et cette liaison à la fois de cœur et d’esprit qui ne s’est jamais démentie, alors même qu’avec le temps la différence de nos vues en métaphysique se déclara de plus en plus, et que la politique demeura notre seul et dernier lien.

Au bout de quelques jours, je restai persuadé que, pour ne pas être à ma portée, le professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg n’en était pas moins un esprit du premier ordre, en possession d’une grande doctrine, digne d’être sérieusement étudiée. Je reconnus en même temps l’impossibilité de parcourir utilement l’Allemagne entière en quelques mois, quand on est exposé à rencontrer dans la moindre université des hommes aussi remarquables. Je fis donc deux parts de l’Allemagne, le nord et le midi, et je résolus de consacrer au nord ce premier voyage et de remettre le midi à une autre année. Voici le plan que je formai : aller à Gœttingue et y séjourner quelque temps, monter vers le nord jusqu’à Berlin, passer en Saxe, visiter Dresde, Leipzig, Iéna et Weimar; redescendre sur les bords du Rhin par Wurtzbourg, revenir à Heidelberg, et rentrer en France par Strasbourg. C’était déjà là une assez belle course pour trois ou quatre mois de vacances; elle embrassait des pays très différens, des universités et des écoles opposées, les principaux foyers du protestantisme, avec un avant-goût de la Bavière catholique à Wurtzbourg, une foule d’hommes dont la renommée remplissait alors l’Allemagne; enfin elle avait pour point de départ et pour terme Heidelberg et le nouvel ami que m’avait donné le hasard.

Kehl, 15 novembre, dix heures du soir.

Voilà donc terminée cette promenade philosophique de quatre mois dans le nord de l’Allemagne. J’ai accompli le dessein que j’avais formé : j’ai vu bien des universités, bien des philosophes et des théologiens célèbres : à Marburg, M. Tenneman, un des successeurs de Brücker, l’historien le plus accrédité de la philosophie[9]; à Gœttingue, un théologien de l’école de Kant, M. Staeudlin; un savant exégète, M. Eichhorn; des philosophes ingénieux tels que MM. Schulze et Bouterweck; à Berlin, M. Ancillon, métaphysicien médiocre, mais sensé; M. Schleiermacher, aussi hardi en métaphysique qu’en théologie; M. Solger, qui porte dans la philosophie la haute critique et le goût exquis dont il a déjà fait preuve dans l’étude de la poésie et de la tragédie antique; M. de Wette, théologien et philosophe de l’école de M. Fries; à Dresde, le prédicateur Ammon, protestant éclairé qui comprend et respecte le catholicisme; à Leipzig, le vieux Plattner, le dernier représentant d’un autre âge, leibnitzien égaré dans la philosophie nouvelle; M. Suabedissen, cherchant sa route d’un pas incertain entre les différens systèmes; M. Krug, loyal kantien, fidèlement attaché à la philosophie de sa jeunesse; à Iéna, M. Fries, auteur du fameux mélange de la doctrine de Kant et de celle de M. Jacobi; à Wurtzbourg, le catholique Wagner, ancien disciple de M. Schelling, perdu dans une combinaison mystique des mathématiques et du panthéisme; enfin à Heidelberg, le chef du rationalisme, M. Paulus, l’éditeur des œuvres de Spinoza; M. Daub, à la fois mystique et panthéiste, et M. Hegel, à la tête d’un développement nouveau de la philosophie de M. Schelling. Cette course rapide à travers la théologie et la philosophie allemande est achevée. Ce matin encore j’étais à Heidelberg, demain je repasserai le Rhin; dans huit jours au plus, je serai à Paris et reprendrai mes travaux accoutumés, mes leçons à l’École normale et à la Faculté des lettres, sans plus penser à ce voyage, qui demeurera dans mon esprit comme le souvenir d’un rêve à la fois agité et agréable.

Je serais en effet plus jeune encore que mon âge, si j’allais troubler la naissante école spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines étrangères dont il n’est pas aisé de bien saisir les mérites et les défauts, et de mesurer la juste portée. Non, laissons la nouvelle philosophie française se développer naturellement par sa vertu propre, par la puissance de sa méthode, cette méthode psychologique, abandonnée ou dédaignée en Allemagne, et qui est à mes yeux la source unique de toute vraie lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie national, considéré particulièrement à l’époque la plus illustre de sa grandeur passée, et dans ce qui fait aujourd’hui en quelque sorte l’âme des temps nouveaux, je veux dire les principes de la révolution de 1789.

Tel est mon dessein bien arrêté : mon enseignement ne se ressentira point du voyage que je viens de faire. Je le reprendrai où je l’ai laissé, l’agrandissant et le perfectionnant sans cesse, mais sans en changer le caractère, de plus en plus spiritualiste dans la théorie, éclectique dans l’histoire, et par-dessus tout libéral et français.

Voilà pour les autres; mais pour moi-même, avant de quitter l’Allemagne, je veux employer les dernières heures que j’y dois passer à mettre un peu d’ordre dans mes souvenirs, à tâcher de reconnaître quel résultat net et précis laisse dans mon esprit ce rapide commerce avec tant d’hommes distingués, et quelle instruction j’en puis tirer pour la direction intérieure de mes études et de mes pensées.

Je reviens donc sur toutes les conversations intéressantes que, depuis mon entrée en Allemagne, j’ai dérobées en passant et pour ainsi dire tumultueusement traversées; j’essaie de m’en rendre compte dans le silence de la réflexion. Et en déchirant les voiles dont la pensée allemande semble prendre plaisir à s’envelopper, comme pour se cacher à elle-même la vue des abîmes où elle se précipite, trop français pour me payer de mots, déjà trop versé dans l’histoire pour m’en laisser imposer par l’apparence et ne pas reconnaître les mêmes opinions sous des formes différentes, j’éprouve un étonnement douloureux de voir l’Allemagne, cette Allemagne si fameuse par ses travaux théologiques et philosophiques, s’agiter dans un cercle de doctrines suspectes qui peuvent éblouir un moment, mais non pas retenir un esprit bien fait.

Avant tout, je dois, je veux adresser un grand et sincère remerciement à l’Allemagne : elle m’a dégoûté à jamais de l’exégèse théologique, dans laquelle en France j’avais commencé à m’engager.

De bonne heure, étant encore élève de l’École normale, ma jeune piété, ma passion pour la langue de Platon et d’Homère, et l’exemple de M. Gueroult, directeur de l’école, m’avaient fait entreprendre sur les pères de l’église grecque ce qu’il avait lui-même si admirablement accompli sur les œuvres de Pline le naturaliste : une traduction de morceaux choisis de chacun de ces pères, qui pût donner une idée vraie de leur doctrine et de leur talent. Un peu plus tard, plusieurs de mes camarades de l’École normale ayant bien voulu s’associer à mes travaux, nous tînmes chez moi pendant quelque temps des conférences où nous examinions et discutions ensemble les diverses traductions dont nous nous étions chargés[10]. Ces études m’avaient conduit à de sérieuses recherches sur les origines et sur les monumens primitifs du christianisme. J’avais composé une nouvelle concordance ou discordance des quatre Évangiles et des Épîtres sur les points essentiels du dogme chrétien, avec des analyses des pères apostoliques et même de tous les écrivains ecclésiastiques pendant les trois premiers siècles jusqu’au concile de Nicée. Depuis ce concile, la doctrine chrétienne, solidement établie, marche et se développe avec une régularité parfaite, avec une grandeur et une clarté saisissante. Mais auparavant quel enfantement laborieux et obscur! Que de ténèbres, que de lacunes! J’avais tenté de voir clair dans ces temps mystérieux, et je m’étais particulièrement appliqué à l’examen des passages controversés du Nouveau et de l’Ancien Testament. L’Allemagne m’a rendu l’immense service de me bien convaincre que le grec seul ne suffit point en de pareilles études, qu’il faut absolument savoir l’hébreu et les langues sémitiques, des questions philologiques se trouvant sans cesse mêlées à toutes les autres questions. Quel jugement en effet porter d’un ouvrage qu’on ne connaît pas dans l’idiome même où il a été composé? Que pourrait dire de l’authenticité des divers dialogues de Platon celui qui ne pourrait les lire en grec, et sentir la profonde différence du style des petits dialogues attribués à Platon et de celui du Phédon, de la République et du Timée? J’admire Pascal, qui, ne sachant pas un mot d’hébreu et fort peu de grec, affirme avec assurance, lui si douteur et si fièrement sceptique dès qu’il s’agit de philosophie, que tel passage très incertain et très obscur des Prophètes ou d’Esdras est la clé de tel autre passage du Nouveau Testament. Dans mes recherches sur la philosophie grecque et latine, je me sens sur un terrain solide, parce que je peux tout examiner, discuter, apprécier par moi-même. Dans l’exégèse, je suis condamné à ne voir souvent les choses que par l’œil des autres, par des versions dont il m’est impossible de vérifier l’exactitude. Il est donc plus sage d’abandonner des études où je ne puis parvenir à rien de certain, l’ignorance valant beaucoup mieux qu’une fausse science. Un bon exégète doit être orientaliste, et une vie entière vouée à ces matières difficiles y suffit à peine. On ne fait pas de la science des saintes Écritures un épisode de sa carrière. Puisque la mienne est consacrée à un tout autre objet, qui lui-même est si vaste et si ardu, ne nous en détournons pas, et ne perdons pas un temps qui s’enfuit si vite sur des travaux nécessairement infructueux. Renonçons une fois pour toutes à l’exégèse et à la théologie. Prenons le christianisme tel qu’il est sorti du concile de Nicée, avec le dogme arrêté et achevé de la Trinité ; acceptons ce dogme en lui-même, sans en rechercher l’histoire, la formation, l’origine. Partons de la défaite de la doctrine séduisante, mais superficielle, d’Arius, de la victoire de saint Athanase, du Dieu triple et un que Platon a pressenti, que saint Augustin, saint Hilaire, saint Anselme, Bossuet et Leibnitz ont établi avec une certitude égale aux yeux de la raison comme aux yeux de la foi.

D’ailleurs, dans quel chaos est tombée la théologie en Allemagne ! Les abus de la critique sont ici partout. Il n’est plus permis de parler d’un roi de Rome. On a supprimé la personne d’Homère ; il n’y a plus que des Homérides. On ôte à Platon ses plus certains, ses plus célèbres dialogues, les Lois, par exemple. Et qui donc est l’auteur des Lois, je vous prie ? De même en théologie il y a comme une émulation d’exégèse transcendante, et c’est à qui mettra en avant sur le Nouveau et sur l’Ancien Testament les conjectures les plus paradoxales. Il est bien décidé que la Genèse a été composée très tard, après la captivité de Babylone et les longues communications avec les Mèdes et les Perses ; les Évangiles sont tout au plus de la fin du second siècle ; parce qu’en effet saint Paul est le plus grand personnage du christianisme primitif, on s’occupe de saint Paul plus que de Jésus-Christ, et il s’en faut bien peu que Jésus-Christ ne soit un pur mythe, un grand nom comme celui d’Homère[11]. Je n’ai pas encore rencontré deux théologiens qui s’accordent. Du haut de leur science hébraïque et orientale que je ne puis contrôler, tous s’attaquent, tous s’accusent des plus grandes erreurs. Dans ce combat confus, les chances de triomphe sont pour le rationalisme, car le rationalisme sait parfaitement ce qu’il veut ; mais ce qu’il veut est-il raisonnable ?

L’objet que se proposent les rationalistes est de bannir le surnaturel du christianisme, comme si une religion ne se distinguait pas d’un système philosophique précisément en tant qu’elle admet une donnée surnaturelle et au-dessus de toute controverse humaine, tandis que la philosophie ne cherche que des vérités naturelles à l’aide de la seule lumière naturelle ! Messieurs les rationalistes ne se doutent pas qu’ils font en sens contraire la même entreprise que les méthodistes et les ultra-catholiques, deux sortes de personnages qui se battent sur tout le reste, mais s’entendent à merveille pour proscrire et étouffer la philosophie, en s’efforçant de la réduire à la religion. Par un travers opposé et semblable, le rationalisme tend à absorber et à faire disparaître la religion dans la philosophie. Des deux côtés, égale erreur, égal excès, égal danger. La religion et la philosophie sont deux ordres de pensées essentiellement distincts, qui diffèrent depuis le commencement du monde, et qui différeront jusqu’à la fin des temps. Elles ont sans doute plus d’un point de contact, mais c’est leur différence qui les caractérise. Dans la tête d’un Arnauld et d’un Bossuet[12], il y avait place à la fois pour l’une et pour l’autre; elles y habitaient dans le plus parfait accord, se touchant sans se confondre, se distinguant sans se combattre, et ce n’est pas leur faute si la tête de M. Paulus n’est pas assez large pour les contenir ensemble. On a bien vu de fanatiques étourdis, tels que Diderot et le baron d’Holbach, prétendre qu’il ne faut plus du tout de religions sur la terre, et que désormais le genre humain ne doit être composé que de philosophes semblables à eux : cela certes est une prétention fort extraordinaire, mais on la conçoit à la rigueur; mais vouloir, avec la plupart des rationalistes allemands, conserver le christianisme, en être les prêtres, les ministres, en vivre eux et leurs familles, lui devoir leur rang dans la société et dans l’état, et en même temps le dépouiller de tout surnaturel, de tout mystère, c’est-à-dire le détruire comme religion, c’est une contradiction radicale, l’entreprise la moins conséquente et la moins philosophique qui fut jamais.

Je m’en tiendrai donc, provisoirement au moins, à cette pensée simple et claire que m’ont enseignée mes maîtres de France, que j’ai moi-même enseignée à mes jeunes auditeurs, et où mon esprit et mon cœur se reposent avec une égale sécurité : la philosophie est une chose, et la religion en est une autre; il les faut laisser chacune dans leur ordre, avec leurs instrumens particuliers et sous l’autorité qui leur est propre. Attaquer le christianisme a été l’œuvre du dernier siècle : ne recommençons pas cette œuvre, car elle est mauvaise. Loin de là, souhaitons que la religion chrétienne, dans les diverses communions qui la partagent, se dégageant de plus en plus des petitesses et des superstitions trop souvent attachées à toute religion, s’affermisse et se répande de jour en jour davantage, car elle maintient et répand avec elle de saintes croyances, favorables à la vraie philosophie, à la vertu, au patriotisme, à tout ce qui fait la grandeur de l’homme sur la terre. Or soyons conséquens : si nous ne voulons pas détruire le christianisme dans l’esprit des peuples, respectons les saintes Écritures sur lesquelles il repose, et sans bannir la critique, dans son intérêt même retenons-la en certaines limites. Surtout, autant qu’il est en notre pouvoir, empêchons la philosophie de se mêler de querelles qui ne la regardent point, et où elle ne pourrait que compromettre sa légitime indépendance.


Maintenant où la philosophie elle-même en est-elle au-delà du Rhin, et jusqu’ici que m’offre-t-elle que la France lui puisse utilement emprunter?

Évidemment, comme me le disaient à Berlin M. Solger et à Gœttingue M. Bouterweck, la philosophie allemande est dans une crise dont l’issue est incertaine. Qu’ai-je vu en effet d’un bout à l’autre de l’Allemagne? La lutte ardente de la philosophie de Kant, plus ou moins modifiée selon les vues de M. Jacobi, avec la philosophie de la nature, dont M. Schelling est l’auteur. Les esprits honnêtes, sensés et timides, tels que MM. Tenneman, Schulze, Bouterweck, Ancillon, Fries, de Wette, tiennent pour le premier parti, qui leur paraît celui de la raison et de la vertu; l’autre parti compte dans ses rangs tout ce qui a de la jeunesse, de la force, de l’avenir. L’homme le plus éminent que j’aie encore rencontré, M. Hegel, est un disciple plus ou moins original de la philosophie de la nature. L’ingénieux, l’éloquent auteur des Discours sur la religion à ses contempteurs instruits est, pour le moment du moins, ouvertement déclaré en faveur de M. Schelling, et malgré sa circonspection et sans trop s’expliquer encore, M. Solger incline du même côté que son ami Schleiermacher.

Et qu’est-ce que la philosophie de Kant combinée avec celle de M. Jacobi? Le plus beau, le plus admirable scepticisme, ramené un peu forcément à un dogmatisme équivoque, semé de mille contradictions.

Selon Kant[13], nos facultés sont incapables de nous faire connaître la vérité elle-même, la nature des choses : elles ne nous donnent que des apparences, des phénomènes, liés entre eux et figurant un ordre stable selon l’ordre même et les lois de notre pensée. La raison, essentiellement subjective, n’atteint les objets, c’est-à-dire l’âme, le monde et Dieu, qu’en se projetant hors d’elle-même et à l’aide d’une sorte de mirage intellectuel. Elle est donc et se sait condamnée au scepticisme. Qu’on la nomme raison pratique au lieu de raison spéculative, qu’elle s’applique à l’idée du devoir préférablement à toute autre idée, cela ne change point son caractère, n’agrandit pas sa portée, ne la transporte pas hors de sa sphère naturelle. Dès que la raison n’est point par elle-même juge certaine du vrai, dès qu’elle est radicalement incapable de sortir d’elle-même et de connaître les êtres, le mal est sans remède. Dans son développement le plus vaste, elle pourra bien voir s’accroître le nombre des phénomènes qu’elle embrasse et soumet à ses lois; ses applications pourront se multiplier et s’étendre indéfiniment, sans jamais franchir la borne que Kant a posée. L’idée du devoir élève la raison dans un monde sublime, mais ce monde n’est encore qu’une transfiguration de la raison. Ajoutez, avec les nouveaux kantiens, le sentiment (Gefühl) à la raison : que faites-vous, sinon ajouter une force nouvelle à l’essentielle illusion dont la raison est travaillée? Elle est déjà assez tentée de prendre ses propres développemens pour les choses elles-mêmes : avec le sentiment, cette tentation est augmentée, et voilà tout, en sorte que toute l’entreprise de M. Fries se réduit à masquer le scepticisme de Kant et à lui donner l’apparence d’un dogmatisme sentimental. Mais comment le dogmatisme viendrait-il du sentiment[14]? En vérité on ferait sourire Kant avec cette invention. Kant enseignerait à ses réformateurs que le sentiment lui-même n’est qu’un phénomène, et même le plus subjectif des phénomènes, qu’ainsi il est de la dernière inconséquence de le charger de remédier à la subjectivité de la raison. La subjectivité de la raison, voilà le point de départ fatal de la philosophie allemande. Tant que ce fondement subsiste, l’édifice entier est ruineux, et les réparations les plus habiles, les décorations les plus brillantes ne tromperont qu’un œil inattentif ou peu exercé. Il semble qu’une théorie vraiment platonicienne de la raison échappe à tous ces périls et n’a point à craindre de pareils retours. La raison, dès sa première et sa plus humble apparition dans la conscience, nous donne l’être en même temps que la connaissance, nous découvre, avec l’absolue autorité dont elle est douée, sous l’aperception des divers phénomènes, l’être réel, identique et un, le moi qui les aperçoit. Dans un autre acte ou plutôt dans ce même acte, cette même raison nous découvre encore l’objet réel des phénomènes aperçus, ce monde autre que nous, mais existant comme nous ; et un peu plus tard, par-delà ce monde extérieur, immense, mais fini, par-delà le monde de notre conscience, immense lui-même, mais fini comme l’autre, imparfait, rempli à la fois de grandeur et de misère, la raison nous révèle l’être infini, parfait, éternel, premier principe et raison dernière de toutes les existences[15]. Voilà ce que j’enseigne, et, tout en admirant profondément Kant et M. Jacobi, je suis bien résolu à poursuivre tranquillement mon enseignement commencé, à le développer et à l’étendre en demeurant dans les mêmes voies. La philosophie de la nature a, sur la philosophie de Kant et de M. Jacobi, l’immense avantage d’être dogmatique, de croire à la raison, et c’est par là qu’elle m’attire. Mais d’un autre côté ce nom de philosophie de la nature me plaît assez peu : il marque bien un retour vers la réalité, mais vers quelle réalité? Celle du monde; j’avoue que celle de l’âme et celle de Dieu m’importent bien davantage. On peut dans l’école révoquer en doute l’existence du monde, mais hors de l’école ce doute n’est qu’une chimère peu dangereuse. L’idéalisme de Berkeley et de Fichte n’est pas l’écueil de notre siècle. Les hommes de notre temps ne sont guère tentés de ne pas croire à leurs sens et aux objets de ces sens. Au moyen âge, une philosophie de la nature eût été une belle chose. Roger Bacon en avait conçu la pensée au XIIIe siècle, il l’enseigna même quelque temps à deux pas de ma rue Saint-Jacques, dans la chaire de ce couvent des Franciscains qui occupait une partie de la rue de l’École-de-Médecine, et dont l’église subsiste encore à moitié. Ramener au sentiment de la nature les esprits que l’Itenerarium mentis ad Deum enlevait au neuvième ciel par tous les degrés de la méditation, de la prière, du silence, de l’extase, c’était là une entreprise nouvelle et hardie que Roger Bacon a payée du repos de sa vie et d’une longue captivité, mais qui a mis son nom parmi les noms immortels. Au XIXe siècle, la philosophie de la nature de M. Schelling rappelle involontairement le traité de la Nature de Robinet, l’Interprétation de la Nature de Diderot, et Dieu veuille que tout ce naturalisme n’aboutisse pas au Système de la Nature du baron d’Holbach ! Il serait triste que cette philosophie allemande si vantée ne fût qu’un retour laborieux et ténébreux à la philosophie légère des encyclopédistes. Quelle humiliation pour l’orgueil de l’Allemagne, et quelle mystification pour moi, qui serais venu chercher à grands frais, à trois cents lieues de ma patrie, ce qu’hélas! j’y ai rencontré dès les premiers pas de ma carrière, ce que je me propose de combattre jusqu’à mon dernier soupir!

La philosophie de la nature admet l’existence réelle de l’homme, celle du monde et celle de Dieu. Fort bien; mais Spinoza aussi reconnaissait ces trois existences : seulement il se trompait sur leur vrai caractère et sur leurs rapports. Suivant Spinoza, l’homme n’est pas libre, car sa volonté n’est qu’une transformation du désir. Or, sans la liberté, que devient la personne humaine? D’autre part, le dieu de Spinoza est une substance et non pas une cause; il n’est pas plus libre que l’homme; il n’a pas fait l’esprit et la matière, mais l’esprit et la matière sont ses formes coéternelles. Elles sont en lui et il est en elles, mais hors d’elles il n’est pas; il n’est donc pas en lui-même et pour lui-même; il n’est point une personne, un être réel et déterminé qui se connaisse et connaisse les autres; non. il n’est réellement et déterminément que dans le monde et dans l’homme; sa personnalité est la personnalité humaine, il ne connaît qu’en nous et par nous. A Dieu ne plaise que j’impute un tel système à M. Schelling sur la foi de ses ennemis! Cependant il m’est impossible de ne pas me rappeler quel peu de sympathie me témoigna M. Hegel, lorsque je lui dis que mon dessein était de combattre la philosophie du XVIIIe siècle. Nous ne commençâmes à nous entendre et à nous plaire qu’en parlant de la révolution française et de la monarchie constitutionnelle. Lorsque je le quittai, il me donna, pour me tenir lieu de lui-même pendant mon voyage, son Encyclopédie des Sciences philosophiques[16]. Cet ouvrage, depuis si célèbre, paraissait en ce moment, et je reçus de la main de l’auteur un des premiers exemplaires. Je me suis jeté dessus, mais il m’a parfaitement résisté, et je n’en ai pas saisi grand’chose. A mon retour à Heidelberg, j’ai en vain demandé à M. Hegel lui-même les explications dont j’avais besoin; il a toujours éludé mes questions, ne s’apercevant pas qu’il y répondait suffisamment en évitant d’y répondre. Je comprends très bien le sens et la portée de l’ordre et de la division que M. Hegel établit dans l’être : 1° l’être pur, 2° l’être déterminé, 3° l’être pour soi (das reine Seyn, das Daseyn, das für sich Seyn). L’être pour soi ne vient qu’au troisième rang, et l’être pur ou l’être en soi, qui occupe le premier degré de l’être, et d’où vient tout le reste, est dépourvu de fur sich Seyn, c’est-à-dire de conscience et de personnalité. L’être pur de M. Hegel me paraît donc ressembler fort à l’être infini et absolu de Spinoza.

Pour M. Schleiermacher, il est évidemment bien plus spinoziste que platonicien. Il a beau vouloir mêler Spinoza et Platon; ils s’excluent. J’en demande bien pardon au savant traducteur de Platon : le dieu de Platon et celui de Spinoza sont essentiellement différens. J’admets bien que dans Platon les mythes jouent un assez grand rôle; seulement les mythes couronnent la philosophie platonicienne, ils ne la constituent pas, ils la mettent en rapport avec les croyances populaires qu’ils élèvent et ennoblissent; mais sous ces mythes est une philosophie aussi nette que sublime, et qui n’a rien à voir avec celle du célèbre juif hollandais. Platon, dans le dixième livre des Lois, pose admirablement la question : Quel est l’être premier? et il se répond avec une clarté parfaite : L’être premier, c’est l’intelligence, et la nature ne vient qu’après[17]. Et dans le même endroit et partout ailleurs il établit fermement que l’intelligence est à la fois principe premier du mouvement et principe premier de la pensée. La théorie de la nécessité d’un premier moteur est si bien exposée dans Platon, qu’Aristote l’a recueillie et prise à son compte[18]. Le maître et le disciple s’accordent parfaitement sur l’attribut fondamental de l’intelligence première, à savoir, de se connaître soi-même. L’intelligence première de Platon et d’Aristote n’attend pas l’homme pour penser en lui et par lui; elle se pense de toute éternité, avant l’homme, avant le monde, avant le temps. Dieu est, dit Aristote, la pensée de la pensée[19]; il est, dit Platon, le lieu des idées, il n’est un véritable dieu qu’en tant qu’il est avec elles[20]. Et encore, selon Platon, l’idée la plus haute étant celle du bien[21], cette idée est celle qui touche le plus à l’essence de Dieu, en sorte que Dieu est essentiellement bon. L’amour est le fond de son être. C’est par bonté et par amour qu’il a créé ou formé le monde[22], et fait l’homme intelligent et capable d’amour. De là la psychologie platonicienne qui reconnaît dans l’homme ce que Dieu y a mis, la raison capable de s’élever à Dieu par les idées, surtout par l’idée du bien, et l’amour se rapportant à Dieu comme à son principe à travers tous les degrés de la beauté physique et morale. Quelle analogie peut-on mettre entre cette philosophie-là et le spinozisme? Le genre humain ne s’y trompe pas : il s’incline devant l’une et se détourne de l’autre, et moi je fais comme le genre humain.

Comment en effet me fera-t-on croire que le principe de l’être ne contient pas en soi ce qu’il y a incontestablement de meilleur dans l’être, ce qui fait l’excellence de cet être dérivé et fini qu’on appelle l’homme, à savoir la volonté et la pensée? Comment, avec une ombre de raison, puis-je mettre moins dans la cause que dans l’effet? Pascal a dit, dans un magnifique langage, que l’homme n’est qu’un roseau, il est vrai, mais un roseau pensant, et que par là il est incomparablement au-dessus de l’univers, parce que l’avantage d’étendue et de durée que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien, tandis que l’homme connaît l’univers et se connaît lui-même. Je prétends de même que si Dieu n’est que l’être pur, sans personnalité et sans conscience, l’homme intelligent et libre lui est mille fois supérieur.

Je défie tous les panthéistes du monde de répondre d’une façon un peu intelligible à ces deux argumens bien simples :

1° Comment de l’être sans pensée peut sortir l’être pensant? Et même en général comment de l’existence indéterminée peut-il sortir un être déterminé quelconque? M. Hegel voit bien que l’être pur sans détermination est un être qui n’en est pas un, un être qui est un vrai non-être; mais comment de cette identité de l’être et du non-être peut-il tirer le devenir, das Werden, j’entends un devenir réel et effectif?

2° Comment peut-on donner l’être sans pensée à l’être pensant, non-seulement comme son principe, mais comme sa fin; non-seulement comme sa cause, mais comme son modèle? Car Dieu, c’est tout cela. Le Dieu que l’humanité adore n’est pas seulement la cause première d’où elle vient, mais le modèle qu’elle se doit proposer, et avec lequel elle se doit tenir en une perpétuelle communication par l’amour et par la prière. Or comment aimer et prier ce qui n’est ni intelligent ni libre, ce qui soi-même est dépourvu d’amour? Ah! quel Dieu, mes amis, qu’un Dieu sans conscience, sans intelligence, sans liberté, sans amour! Qu’est-ce que ce Dieu-là auprès de Socrate, qui, le sachant et le voulant, meurt pour rendre hommage à la vérité, auprès de Caton, préférant une heure de liberté à une longue vie, que dis-je? auprès de la pauvre femme qui, agenouillée, prosternée sur la pierre d’une église de village, offre à son Dieu ses souffrances et ses combats intérieurs, dans le sentiment obscur et confus du saint idéal auquel elle aspire, de la justice, de la bonté, de la perfection infinie qu’elle voudrait imiter et qu’elle désespère d’atteindre? Le Dieu du panthéisme peut être le Dieu de ce rocher devant lequel je passe; il n’est ni le Dieu des héros, ni celui de ma mère, ni le mien : il m’est étranger, il m’est inférieur; il n’est pas seulement pour moi comme s’il n’était pas, puisqu’il ne peut pas m’entendre; il est à mille degrés au-dessous de moi dans l’échelle de l’être, s’il est vrai, comme je le sens ou plutôt comme je le sais, certissima scientia et clamante conscientia, que le premier degré de l’être, sa perfection est la plus haute liberté, la plus vaste intelligence et l’amour le plus tendre comme le plus désintéressé.

Mais cet être en soi, cet être pur, cet être absolu sans qualité et sans détermination, est-ce bien un être pour qu’il soit le principe de l’être? N’est-ce pas un fantôme que l’on se forge à plaisir, un dieu de l’école, aussi vain que le vain royaume sur lequel il règne?

Perque domos Ditis vacuas et inania regna?


Il n’y a pas d’être réel sans qualité et sans détermination. Je suis moi, non-seulement par la substance de mon être, mais par les propriétés dont cette substance est douée, la sensibilité, la volonté, l’intelligence. L’être que je suis, je ne l’atteins qu’indirectement, avec et par les facultés qui le caractérisent à la fois et qui le manifestent. Sans ces facultés, il ne me serait rien, il ne serait même rien en lui-même, car il répugne qu’un être ne soit pas tel ou tel, avec telle ou telle manière d’être. Il en est de même des corps. Qui connaît le corps en soi, sans aucune qualité corporelle? Qui a vu la matière pure, la matière première du péripatétisme scolastique? La matière n’est pas toute en ses qualités, mais elle n’est pas sans ses qualités. C’est assurément quelque chose, mais quelque chose d’étendu, de solide, ayant des formes, de la couleur même, etc. Je peux bien, par la pensée, faire abstraction de ces qualités pour ne penser qu’à leur sujet d’inhérence, mais c’est là une pure abstraction. N’en faisons-nous pas une semblable sur l’être des êtres, lorsque nous le considérons sans propriété déterminative, réduit et ramassé tout entier dans la seule notion de l’être[23] ?

Sortons de l’école; laissons là ses creuses conceptions, ses futilités laborieuses. Pensons et parlons en hommes. Ou ce monde et l’homme n’ont pas de principe et se suffisent à eux-mêmes, l’homme venant du monde et le monde ne venant de rien, ce qui est l’athéisme, pour l’appeler par son nom; ou bien le monde n’explique pas l’homme, et il ne s’explique pas non plus lui-même, et alors il lui faut supposer une cause, un principe qui rende compte du mouvement et de la vie qui l’animent, des lois qui président à cette vie et à ce mouvement : il lui faut un moteur et un législateur. Mais ce moteur et ce législateur ne peuvent être une abstraction, un mot, un néant; il faut que ce soit un être, et l’être par excellence, l’être doué de toutes les perfections de l’être, et par conséquent de l’intelligence, de la liberté et de l’amour qui sont en moi, dans les limites de ma nature dérivée et créée, et qui doivent être en lui dans la plénitude et l’infinité de sa nature incréée et créatrice. Voilà le vrai Dieu, seul capable d’expliquer le système admirable de l’univers, et surtout d’expliquer l’homme, ses sentimens, ses besoins, ses pensées, qui éclaire et me justifie à moi-même les mouvemens de mon âme, les résolutions de ma volonté, les poursuites de mon intelligence, mes travaux, mes élans, mes angoisses, mes misères, mes espérances. Ce Dieu-là, je le comprends et il me comprend, il m’aime et je l’aime, je l’invoque et il m’entend; il parle à mon esprit et je le sens dans mon cœur. C’est ce Dieu-là que j’ai enseigné, que je veux enseigner encore, et non pas le Dieu de Spinoza et de M. Schelling[24]. Arrêtons-nous : le jour va paraître. Mon corps est las, mais mon âme est sereine, et je mets fin à cette dernière méditation sur le sol allemand en me disant avec assurance : Oui sans doute, l’Allemagne est une grande école de philosophie; il faut l’étudier et la bien connaître, mais il ne faut pas s’y arrêter. La nouvelle philosophie française, s’il m’est donné de lui servir de guide après M. Royer-Collard, ne cherchera pas plus ses inspirations en Allemagne qu’en Angleterre : elle les puisera à une source plus élevée et plus sûre, celle de la conscience et des faits qu’elle atteste, et celle aussi de notre grande tradition nationale du XVIIe siècle. Déjà par elle-même elle est forte du bon sens français; je l’armerai encore de l’expérience de l’histoire entière de la philosophie, et. Dieu aidant, nous saurons bien échapper ainsi au scepticisme de Kant, traverser le sentiment de M. Jacobi, et parvenir sans hypothèse à un dogmatisme un peu meilleur que celui de la philosophie de la nature.


VICTOR COUSIN.

  1. La Faculté des lettres était alors établie rue Saint-Jacques, dans le vieux bâtiment du collège du Plessis, et l’École normale, rue des Postes, au séminaire du Saint-Esprit.
  2. M. Reinhart est mort en 1837, membre de l’Institut et pair de France. M. de Talleyrand a prononcé son éloge le 3 mars 1837. Voyez les Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques, t. II.
  3. M. Schlosser est connu en France par une estimable Histoire du dix-huitième siècle, traduite par M. de Golbery.
  4. J’entends le catéchisme de Bossuet, qui, dans ma jeunesse, était le catéchisme universel, à l’usage de toutes les écoles de l’empire français.
  5. M. Franz Baader est né à Munich en 1765, et il était en 1817 membre de l’académie des sciences de cette ville.
  6. M. Passavant a depuis mis au jour, en 1821, des Recherches sur le magnétisme animal, Untersuchungen über den Lehemmagnetismus.
  7. Il n’est pas besoin de marquer la différence que nous mettons entre le parti catholique et la religion catholique : l’un est à nos yeux le plus redoutable danger de l’autre.
  8. M. Frédéric Schlegel a fait à Vienne des leçons sur la Philosophie de l’histoire, et d’autres sur la Philosophie de la vie, qui ne contiennent rien de fort original. Il est mort à Dresde en 1829.
  9. Nous parlions ainsi et avec raison en 1817; depuis s’est élevé M. Ritter, et surtout M. Brandis, qui ont laissé Tenneman bien loin derrière eux.
  10. De cette petite réunion faisaient partie M. Loyson et M. Larauza, que la mort nous a si vite enlevés. Il en reste encore avec moi quelques membres, entre autres M. Patin, de l’Académie française.
  11. C’est de cette disposition toujours croissante qu’est sorti en 1835 le livre de M. Strauss, qui a dit le dernier mot et divulgué le secret de l’exégèse allemande.
  12. Voyez nos Études sur Pascal, 5e édition, Philosophie de Pascal et de Port-Royal.
  13. Voyez nos leçons sur la Philosophie de Kant, surtout l’avertissement de la 3e édition de 1857.
  14. Voyez, sur le sentiment et son véritable rôle en philosophie, Du Vrai, du Beau et du Bien, leç. Ve, VIe et XIIIe, etc.
  15. Philosophie de Kant, leçon VI. Dialectique transcendantale.
  16. Encyclopœdie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse, zum Gebrauch seiner Vorlesungen, von Dr G. W. Hegel, Heidelberg, 1817.
  17. Voyez t. VIII de notre traduction, p. 229, etc.
  18. dans le XIIe livre de la Métaphysique, voyez notre traduction.
  19. Livre XIIe de la Métaphysique, ch. IX; notre trad. p. 213, etc.
  20. Le Phèdre, t. VI, p. 55.
  21. La République, liv. VII.
  22. Le Timée.
  23. Voyez cette théorie de la substance et de l’être partout dans nos écrits. Elle est le sujet même de nos leçons de 1816, Premiers Essais de Philosophie. Nous l’avons reproduite et agrandie en 1818 dans nos leçons Du Vrai, du Beau et du Bien, en 1819 et 1820 dans la Philosophie écossaise, et surtout dans la Philosophie de Kant, leçon VI, Dialectique transcendantale.
  24. Je parlais ici de M. Schelling d’après l’opinion que me donnaient alors de lui ses partisans et ses adversaires, et tel je l’avais représenté en 1816 sur la foi de M. Ancillon; — Premiers Essais de Philosophie, Cours de 1816 et de 1817, p. 124, — Depuis j’ai étudié M. Schelling, je l’ai connu lui-même; j’ai assisté aux dernières vicissitudes de sa carrière. Oui, je l’avoue, mon illustre ami, dans le premier enivrement d’une réaction naturelle et nécessaire contre l’idéalisme de Fichte, a pu se laisser emporter à une sorte de spinozisme; mais, comme tous les grands esprits et les nobles cœurs, à mesure qu’il se développait, il travaillait à se perfectionner. Il a toujours prétendu qu’on avait pris à tort son premier mot pour son dernier, et il est certain que d’assez bonne heure et, à ma connaissance depuis 1825, il s’est élevé contre les conséquences que l’école hégélienne s’efforçait de tirer de ses principes, selon lui mal entendus, et que sa dernière opinion, publiquement enseignée pendant de longues années, à Erlangen et à Berlin, a été un théisme plus ou moins conséquent, mais sincère, et même chrétien. C’est ainsi que je l’ai peint il y a plus de trente ans, même avant que son changement, si changement il y a eu, fût déclaré. « A quel Dieu, disais-je, aspire aujourd’hui M. Schelling ? Est-ce à l’abstraction de l’être dont j’ai pris la liberté de me moquer un peu avec tout le respect que je dois et que je porte à la mémoire de M. Hegel ? Non, assurément. Est-ce à l’identité absolue du sujet et de l’objet de la philosophie de la nature? Il ne parait pas. Le Dieu de M. Schelling est le Dieu spirituel et libre du christianisme. J’y applaudis de tout mon cœur » Fragmens philosophiques, Philosophie contemporaine, p. 102.