Promenade en Amérique – Le Mexique/03

Promenade en Amérique – Le Mexique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 201-231).
◄  II
PROMENADE


EN AMÉRIQUE.





DE MEXICO À PARIS.[1]




DÉPART, HISTOIRES DE VOLEURS. — PUEBLA, ANECDOTES SUR LA DERNIÈRE GUERRE. — SANG-FROID D’UN ANGLAIS. — TYPES DES DIVERSES RACES MEXICAINES. — ÉGLISES ET C0CVES8 DE PUEBLA. — PYRAMIDES DE CHOLULA. — LES PYRAMIDES MEXICAINES ET LES PYRAMIDES d’ÉGYPTE. — LE POÈTE HEREDIA. — FERTILITÉ DU MEXIQUE. — LAS CUMBBES. — ORIZABA. — MOULIN. — PAYSAGE ADMIRABLE. — LA TERRE-CHAUDE. — BAL DANS UN RANCHO. — ARRIVÉE A VERA-CRUZ. — DÉPART POUR L’EUROPE. — VIE A BORD. — RENSEIGNEMENS SUR LE MEXIQUE. — LA POURPRE DES ANCIENS. — COLONIE FRANÇAISE AU MEXIQUE. — LA JAMAÏQUE. — CONFIDENCE D’UNE CONSPIRATION CONTRE SOULOUQUE. — EFFETS DE L’ÉMANCIPATION DES NOIRS. — SAINT-THOMAS. — RÉVOLUTIONS DE L’AMÉRIQUE DU SUD. — DÉTAILS SUR LA CALIFORNIE. — LES AÇORES.


27 mars 1852.

Nous avons décidé que nous retournerions de Mexico à Vera-Cruz par une route différente de celle que nous avons suivie en venant de Vera-Cruz à Mexico, — par la route d’Orizaba, qu’on dit remarquablement pittoresque. Comme après Puebla on ne trouve plus de diligence sur cette ligne, nous voyagerons dans une voiture louée pour notre usage, ce qui nous permettra de nous arrêter à volonté. Heureusement nous avons pu faire entrer dans ce plan deux Français, qui ont été une excellente recrue : l’un est le docteur Goupilleau, membre de la Société de médecine de Paris, qui est venu il y a seize ans au Mexique pour étudier la fièvre jaune, qui y est resté depuis, et y a exercé son art avec une grande distinction ; l’autre est M. Estienne, très honorable négociant de Bordeaux établi à Mexico depuis le même nombre d’années. Le docteur Goupilleau est parent de M. Villemain. Une telle parenté lui a porté bonheur; il rapporte du Mexique un esprit très piquant et du meilleur aloi. Mes deux nouveaux compagnons de voyage connaissent à fond un pays où ils ont vécu si longtemps, et leur conversation ne peut manquer de m’apprendre bien des choses : ainsi tout me promet que cette dernière partie du voyage sera aussi instructive et aussi agréable que les autres.

Nous sommes partis ce matin de Mexico en pensant avec une certaine satisfaction que nous allions droit à Paris; nous y serons au plus tard dans six semaines, car nous n’avons qu’environ deux mille lieues à faire; encore devons-nous nous arrêter sur la route à Puebla et à Orizaba, sans compter les relâches à la Jamaïque et à Saint-Thomas. Les garçons de l’hôtel ont eu soin de nous dire, en nous servant le café du matin, que nous ne pouvions manquer d’être dévalisés, qu’on avait arrêté la diligence presque tous les jours de la semaine dernière, ce qui n’était qu’en partie vrai; mais nous commençons à nous faire à ces bruits et à ces exagérations. A peine dans la diligence, on se met à raconter des histoires de voleurs, dont quelques-unes sont assez comiques : l’autre jour, ils ont été fort polis, et même assez humbles, demandant presque pardon aux voyageurs de la liberté grande, assurant que la misère les forçait à faire ce métier; on leur a donné 50 piastres, et ils se sont retirés très satisfaits. On parle aussi d’Yankees qui ont tué et volé les voleurs, c’est-à-dire leur ont repris ce qu’ils avaient dérobé à d’autres. Un Français est parvenu à soustraire sa valise à leurs recherches et à détourner leur attention en s’occupant d’une manière empressée et bruyante d’aller au secours des dames qui s’évanouissaient, puis en aidant un Anglais, qui avait pris le costume du pays, à ôter les boutons d’argent de son pantalon mexicain. Quand nous arrivons à l’endroit le plus redouté, au fameux bois de pins, la gaieté se calme un peu, surtout là où l’on découvre une échappée de vue sur la plaine. En Italie, c’est dans les gorges resserrées que l’on court le plus de risque d’être surpris par les brigands, parce que ce sont des brigands à pied; au Mexique, comme on a affaire à des brigands à cheval, on n’a guère à craindre quand on ne voit pas un lieu ouvert par où ils puissent fondre sur vous au galop et se retirer de même. C’est ainsi qu’en voyageant on apprend à connaître les mœurs et coutumes des différens pays,

A côté de moi, dans la voiture, est M. … des États-Unis; seul il est armé, et laisse avec soin passer par la portière l’extrémité d’un fusil. J’avoue que ce voisinage, malgré l’intéressante conversation de M..., m’inquiète un peu. Si le dialogue à coups de fusil s’établissait entre mon voisin et les brigands par la portière auprès de laquelle je suis placé, je me trouverais dans une situation intermédiaire assez fâcheuse. Je songe d’abord à me blottir, le cas échéant, au fond de la voiture, pour laisser passer l’orage sur ma tête; mais les jambes de mon vis-à-vis ont des proportions colossales, et cette retraite m’est fermée. Le mieux est donc de ne pas me troubler des futurs contingens, et de penser à autre chose. Heureusement j’ai en poche une dissertation espagnole sur la langue othomi. Je suis bientôt plongé dans l’étude des curieux rapprochemens que l’auteur établit entre cette langue et la langue chinoise; j’appelle à mon aide pour les compléter ce que j’ai su de chinois jadis, et j’arrive à Puebla sans encombre vers trois heures de l’après-midi, ayant échappé non-seulement aux voleurs, mais à la pensée des voleurs, grâce à l’othomi, recette que je recommande tout particulièrement à ceux qui se trouveraient dans la même situation.

En arrivant à Puebla, tous les voyageurs se précipitent à la fois dans le bureau du télégraphe électrique pour faire savoir à leurs parens et à leurs amis qu’ils n’ont point été arrêtés. Ainsi un moyen de communication dont l’idée se lie naturellement avec celui d’une civilisation perfectionnée a ici un emploi qui tient à un état de civilisation fort imparfaite. Les brigands en permanence srt la grande route et le télégraphe électrique servant à donner de leurs nouvelles, voilà un contraste qui peint bien ce qu’on pourrait appeler la barbarie avancée de la société mexicaine.


Puebla de los Angeles.

Nous avons dîné chez des amis du docteur, qui sont des Français établis dans cette ville. Le dîner a été très gai; je dois dire que des anecdotes sur les exploits de l’armée mexicaine ont fait une grande partie des frais de cette gaieté. On ne se serait point douté, à les entendre, que le dieu de la guerre (Mexitli) a donné son nom à la ville de Mexico et par suite au peuple mexicain. Je ne garantis point l’authenticité de ces anecdotes où il entre peut-être quelque exagération; en tout cas, elles n’ôtent rien à la valeur de ceux qui en ont montré. Mes convives connaissaient aussi l’héroïsme des jeunes défenseurs de Chapoultépec et la mort glorieuse du tailleur Banderas, à laquelle j’aime à rendre une seconde fois l’hommage qui lui est dû. Il ne faut jamais se hâter de juger légèrement un peuple et de lui refuser surtout la possibilité du courage, cette qualité si commune aux hommes; quand ils n’en montrent point, la faute en est souvent à ceux qui les gouvernent ou les conduisent. Il y a eu des soldats napolitains qui s’enfuyaient en disant aux officiers qui voulaient les retenir : Ma c’è il canone! et les bataillons napolitains se sont fait remarquer par leur intrépidité dans la retraite de Russie.

Le héros d’une de ces anecdotes est le général Santa-Anna lui-même. On disait à dîner qu’ayant invité dans la dernière guerre un commandant anglo-américain à se rendre, et celui-ci ayant répondu qu’il le ferait volontiers, n’était que ce poste lui avait été confié et qu’il devait tâcher de le défendre, Santa-Anna s’en tint à cette réponse et dit seulement dans son rapport : « J’ai sommé le général ennemi de se rendre (inlimado reddila); le général a refusé, et je me suis retiré. » Santa-Anna a payé de sa personne en face des Français à Vera-Cruz et y a honorablement perdu une jambe; seulement il eût été de meilleur goût de ne pas faire enterrer cette jambe avec les honneurs militaires. On racontait aussi qu’un parlementaire anglo-américain suivi de quelques hommes ayant rencontré un corps de Mexicains, ceux-ci se mirent à fuir; un des fuyards tombe, et le commandant de la petite troupe anglo-américaine lui dit avec un grand sang-froid : « Allez remettre cette lettre à votre commandant, il court trop bien pour que nous puissions espérer de l’atteindre. »

Une heure auparavant, j’avais eu un autre exemple du sang-froid de la race anglo-saxonne manifesté dans une circonstance plus terrible, dans l’incendie qui vient de détruire le bateau à vapeur l’Amazone et a causé la mort de plus de cent personnes. Un Anglais, en ce moment à Puebla, nous racontait ainsi comment il avait échappé à cette affreuse catastrophe : «J’étais sur le pont; j’ai vu qu’on mettait à la mer une embarcation; je me suis dit : je n’ai pas de confiance dans ce petit bateau; il va chavirer, — et en effet il a chaviré. On a mis une seconde embarcation à la mer; je l’ai considérée attentivement et j’ai dit : je n’ai pas de confiance dans ce petit bateau; il a chaviré comme le premier. — Un troisième m’a inspiré plus de confiance, et j’y suis descendu; mais il a chaviré comme les autres, et tous ceux qui s’y trouvaient se sont noyés, excepté moi. Je me suis cramponné à un banc, et j’ai fini par remonter sur le bateau qui s’était retourné; on l’a remis à flot, vingt autres passagers sont venus me rejoindre, et seuls nous avons été sauvés. » pour apprécier autant qu’elle le mérite cette présence d’esprit, il faut se transporter par la pensée sur un bâtiment qui brûle la nuit en mer par une tempête, c’est-à-dire au milieu de la plus formidable réunion de périls qu’on puisse imaginer.

Le soir, nous nous promenons à travers le marché de Puebla, qui se tient en permanence devant la cathédrale, et nous regardons avec curiosité les figures des Indiens accroupis à côté des feux qui éclairent leurs visages jaunes et leurs chevelures de jais.

28 mars.

J’ai plaisir à revoir Puebla après Mexico. Plus que Mexico même, cette ville porte le cachet mexicain. La population semble avoir mieux conservé sa physionomie native : ce sont plus des sauvages et moins des leperos[2]. Je crois être en présence des diverses nations qui successivement ont peuplé le Mexique. J’aime à parcourir les rues et les places de Puebla, à observer la race ou plutôt les races indigènes qui les remplissent. Je remarque des types très différens. Quelquefois je suis frappé d’une ressemblance assez grande entre ceux que j’ai devant les yeux et ce type extraordinaire que présentent les monumens de Palenqué. Je ne m’en étonne point depuis que j’ai trouvé dans l’historien Clavigero que les Toltèques, un de ces peuples qui précédèrent au Mexique l’arrivée des Aztèques, se réfugièrent dans le Yucatan; ce qui porterait à croire que les curieux monumens de ce pays sont des monumens toltèques. Quelques débris de cette nation ont dû rester au Mexique, et peut-être je contemple en ce moment ces débris. D’autres Indiens ont une figure assez tartare, et ceci confirmerait encore l’opinion qui donne aux Mexicains une origine asiatique. Je vois défiler un corps de troupes qui se rend à l’église. Ces soldats sont chétifs et ont l’air très peu guerrier; leur costume ne l’est pas davantage : les uns portent des chapeaux noirs, et les autres des chapeaux de paille. Comment de pareilles troupes n’auraient-elles pas été battues par les milices que je voyais parader dans les rues de New-York, qui n’offraient pas un modèle parfait de la tenue militaire, mais qui au moins avaient un uniforme et marchaient d’un pas ferme et résolu, — me rappelant un peu l’allure martiale de la garde mobile avant qu’elle fût exercée? Du reste, cm me dit que pendant la guerre les Mexicains craignaient encore moins les rifles de leurs adversaires que leurs propres fusils vendus par des Anglais, quelquefois même, dit-on, par des Anglo-Américains, et qui éclataient sans cesse entre leurs mains. On ajoute que les Indiens, qui forment la très grande majorité de la population, étaient assez favorables aux envahisseurs. On ne voit pas en effet pourquoi ils eussent été très dévoués aux Espagnols, qui les traitaient fort mal. Cette désaffection et la manière dont l’armée était commandée expliquent les faciles succès des vainqueurs. Ceux-ci étaient parfois étonnés de leurs propres triomphes. Après avoir franchi la position de Buena-Vista, le général Scott disait : « Je ne conçois pas comment ils m’ont laissé passer. J’aurais défendu cette position avec trois cents Mexicains. »

Nous sommes allés visiter quelques cloîtres comme nous aurions fait en Espagne ou en Italie, et comme je ne le pouvais faire aux États-Unis. La ville de Puebla est la seule qui ne s’élève pas sur l’emplacement d’une ancienne ville indigène; elle fut bâtie en 1530 par le commandement de don Antonio de Mendoza, vice-roi du Mexique. Il y a quelques années, les étrangers qui s’aventuraient à entrer dans Puebla, où nous nous promenons aujourd’hui si tranquillement, étaient reçus à coups de pierres comme dans une ville fanatique d’Orient. La vieille Espagne semble s’être réfugiée ici. Puebla est remplie de couvens et d’églises; c’est la cité la plus monacale et la plus cléricale du Mexique, et les couvens ont des moines. Ces moines, qui manquent à la physionomie traditionnelle de l’Espagne d’Europe, la complètent dans l’Espagne américaine. Le couvent des dominicains a un fort beau cloître. On y entre après avoir traversé un vestibule sur les murs duquel toutes les figures d’un crucifiement sont percées de balles, témoignage des guerres civiles qui forment l’état habituel du Mexique. Dans l’intérieur du cloître, les murs sont couverts de peintures représentant la vie du saint fondateur de l’ordre. Le premier de ces tableaux, qui est de beaucoup le meilleur et qui n’est certainement pas de la même main que les autres, montre le jeune saint Dominique vendant ses livres pour en donner le prix aux pauvres : c’est le triomphe de l’amour des hommes sur l’amour de la science. Dans l’escalier qui conduit aux corridors supérieurs, une fresque assez singulière représente saint Dominique mourant. La vierge Marie tient deux échelles par où descendent des anges dont l’un porte le costume des dominicains. En revanche, un peu plus loin, saint Dominique est représenté avec des ailes d’ange. Dans les anciennes peintures, le Père éternel est parfois affublé d’un costume sacerdotal; on pouvait identifier l’ange et le moine, puisqu’on identifiait le prêtre et Dieu. Dans un des tableaux dont se compose l’histoire de saint Dominique, on voit le saint rappelant à la vie des pèlerins anglais qui avaient été précipités dans la Garonne par les Albigeois. Je ne nie point le miracle, bien qu’il s’agisse de la Garonne.

L’église des dominicains est bien une église espagnole, avec des moulures et des dorures à profusion. Deux chapelles, dont l’une est celle de la Vierge, étalent toute la prodigalité du goût espagnol en ce genre et ce mélange de sculpture dorée, de bas-reliefs dorés, de tableaux encadrés dans l’or, qui éblouissent partout dans les églises d’Espagne. La statue de la Vierge est d’une magnificence que je n’ai vue égalée nulle part. Ce lieu rappelle au spectateur qu’il est dans le pays des mines d’argent. La Vierge est posée sur un vase de ce, métal qui a plusieurs pieds de circonférence; elle est vêtue en reine, et un petit page habillé de blanc, à genoux près d’elle, porte la queue de son manteau. On sait que les peintres chrétiens s’y sont pris de diverses manières et ont souvent employé des moyens bizarres pour exprimer le mystère de la Trinité. Je trouve ici une représentation de ce mystère qui n’est pas rare au Mexique : ce sont trois figures semblables; l’une tient une croix, c’est le Fils; l’autre un livre, c’est le Saint-Esprit; la troisième ne tient rien, c’est le Père.

J’ai remarqué aussi des dominicains indiens sculptés au plafond. Le catholicisme, plus volontiers qu’aucune autre communion chrétienne, ouvre les rangs de son clergé à toutes les races. Il a voulu montrer qu’il ouvrait aussi le paradis à toute la famille humaine, car il y a placé des saints chinois et des saints nègres.

La cathédrale de Puebla est construite sur le plan des cathédrales espagnoles. Le chœur, séparé du sanctuaire où se trouve le maître-autel et entouré d’une enceinte, obstrue la nef. Une disposition semblable nuit à l’effet général dans les cathédrales, si admirables d’ailleurs, de Tolède et de Séville. Du reste, tout est d’une grande magnificence. Le tabernacle est formé d’une seule pièce de tecali, espèce d’albâtre mexicain. Des marbres du pays, de couleurs variées, décorent l’autel; un beau crucifix en bois noir est, nous dit-on, un don de Charles-Quint. L’art de la sculpture en bois, qui a été porté si loin par les Espagnols, se révèle en ce lieu par des demi-figures pleines d’expression et de vie. A chaque objet que le guide nous fait remarquer, il a soin de dire : Muy viejo! (très ancien!) Cependant presque tout me semble appartenir au XVIIIe siècle. Un Christ peint est probablement de l’école de Bologne. De bonnes copies, réduites sur cuivre, de la Transfiguration et de la Communion de saint Jérôme ont été apportées de Rome par le dernier évêque de Puebla. Le chœur porte la date de 1722; les incrustations en bois qu’on appelle en Italie tarsie sont d’un art assez pur pour cette époque. Je crois retrouver un souvenir du goût moresque dans une chapelle dont les ornemens imitent les lettres arabes. On sait qu’au moyen âge on copia quelquefois les entrelacemens gracieux de ces caractères dans lesquels on ne voyait qu’une décoration, et qu’on a lu sur la dalmatique d’un évêque cette phrase du Koran, reproduite en toute innocence : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. » Pendant que nous visitions la cathédrale, un dominicain est monté en chaire et a prononcé un sermon dont le ton général était assez élevé. Il a montré dans Pythagore et dans Platon les précurseurs du christianisme. Il a dit que la charité était plus importante que la mortification. Cette prédication, inspirée par l’esprit du XIXe siècle, bien que conforme à l’esprit de l’église primitive, était d’une autre date que les dorures de l’église.

L’église des Carmes contient huit tableaux qu’on donne pour des Murillos. Trois d’entre eux me semblent être des copies de l’école italienne. Sur les cinq autres, il en est quatre qui peuvent, je crois, appartenir à Murillo; mais un tableau vivant et bien espagnol était celui qu’offrait un coin de l’église dans lequel on faisait la toilette de la Vierge. Une señora la parait pour une solennité religieuse exactement comme une femme de chambre habille sa maîtresse.

Je suis allé voir une autre église, qui est plus spécialement celle des Indiens; elle appartient à un couvent de franciscains. Les franciscains sont partout l’ordre populaire le plus particulièrement en sympathie avec les misérables. La façade est revêtue de plaques de faïence où sont tracées des arabesques parmi lesquelles figurent des perroquets. L’église était pleine d’Indiens accroupis sur le pavé. Un prédicateur indien est monté en chaire. Son sermon était fort différent de celui que j’avais entendu le matin à la cathédrale et dans lequel il était question de Pythagore et de Platon, précurseurs du Christ : doctes considérations à l’usage du beau monde et des fortes têtes de Puebla. L’orateur jaune que je viens d’entendre n’était pas si savant. Le premier mot de son discours a été demonio,... le diable; c’était probablement celui qui était le plus propre à frapper ses auditeurs et à éveiller leur attention.

En sortant de cette église, on trouve l’ancien Alameda. Cette promenade est abandonnée aujourd’hui pour le nouvel Alameda, situé à l’autre extrémité de la ville. C’est dommage, il y a ici de beaux arbres qu’ailleurs on n’improvisera pas. A gauche, on découvre les majestueux sommets des montagnes, la Pierre-Fumante et la Femme-Blanche. J’aime mieux donner la traduction de leurs noms mexicains que les noms eux-mêmes, dont la prononciation est presque impossible. Sur une colline hors de la ville est une jolie église dédiée à Notre-Dame de Guadalupe, la Vierge des Indiens, qui, on s’en souvient, est devenue la patronne de la république mexicaine.

Cet édifice, qui porte la date de 1812, montre que les Mexicains de nos jours entendent très bien la décoration extérieure des églises. La façade est tapissée de plaques de faïence colorées en rouge et en vert, de l’effet le plus élégant et le plus gracieux. Des colonnes blanches et légères portent un chapiteau ionique qui semble surmonté d’un voile. Une jolie balustrade, de sveltes clochers, couronnent agréablement l’édifice; sur des médaillons sont représentées diverses apparitions de Notre-Dame de Guadalupe, avec les légendes qui accompagnent ordinairement son image : mulier amicta sole, une femme qui avait le soleil pour vêtement; non fecit taliier omni nationi, elle n’a pas fait cela pour toute nation : parole où la superbe espagnole se mêle à la dévotion ! Le cloître est à demi démoli; partout on aperçoit des traces de balles, vestiges de la guerre civile qui rappellent à chaque pas la condition agitée de ce beau et triste pays. De l’esplanade qui est placée devant cette charmante église, nous avons joui d’une vue ravissante : les grands volcans avec leur capuchon de neige s’élevaient à l’horizon; à nos pieds se déroulait la ville de Puebla comme hérissée d’églises; çà et là dans la campagne solitaire pointaient des clochers et s’arrondissaient des coupoles; le ciel, aux approches du soir, a pris ces teintes extraordinaires dont rien ne saurait égaler la mollesse et la suavité. Nous sommes redescendus lentement dans la ville, interrompant sans cesse notre marche suspendue à chaque pas par cet enchantement et cherchant en vain à découvrir d’ici la grande pyramide de Cholula, que nous visiterons demain.


30 mars.

Montés à cheval de bonne heure, nous sommes allés à Cholula voir les pyramides. On traverse une plaine qui, encore plus que les environs de Mexico, rappelle la campagne de Rome, parce qu’elle est semée de monticules, coupée de ravins et terminée de même par des montagnes qui offrent constamment, comme l’horizon romain pendant une partie de l’année, le spectacle de sommets neigeux sous un ciel méridional; mais, malgré mon admiration pour l’horizon de Rome, qu’est-ce que la montagne d’Albano auprès du Popocatepetl, dont le nom est moins harmonieux, je l’avoue, mais dont la hauteur est dix fois plus grande?

Notre guide était peu intelligent, et au lieu de nous conduire à la grande pyramide qui est à la porte de la ville de Cholula, il nous a lancés en pleine campagne, à travers les terres labourées et les champs d’aloès, jusqu’au pied d’une éminence qu’il nous a fait gravir, après quoi nous sommes arrivés à l’entrée d’une exploitation anciennement abandonnée. Du reste, c’était un peu notre faute; le mot espagnol piramide, le mot mexicain teocalli, étaient également inconnus au guide qui nous conduisait, et nous n’avions pas donné au monument aztèque le seul nom sous lequel il est connu dans le pays, Cerro (la montagne), désignation dont il est digne par sa masse. N’ayant pas su demander le Cerro, on s’est persuadé que nous cherchions une mine, car c’est là l’objet ordinaire de la préoccupation des étrangers qui viennent au Mexique. Du reste encore ici un hasard malencontreux nous a bien servis, car le lieu où l’on nous a menés, et qui s’appelle Zapotecas, méritait d’être vu, et peut-être y avons-nous fait une sorte de découverte : c’est une hauteur isolée et terminée par une plate-forme visiblement aplanie de main d’homme, et où nous avons reconnu les traces d’un pavé qui, devait être celui d’un temple. Les temples chez les anciens Mexicains se plaçaient en général au sommet d’une élévation naturelle ou artificielle. Nous avons cru même remarquer que la petite montagne où l’on nous avait conduits pouvait avoir été grossièrement façonnée en pyramide, et que des degrés semblaient avoir été taillés sur ses côtés. Quoi qu’il en soit, de ce point on embrassait admirablement l’ensemble du pays, et nous n’avons pas regretté de nous être égarés pour jouir d’un tel spectacle.

Cependant il fallait voir la vraie pyramide de Cholula, et pour cela retourner à la ville. En y revenant, nous avons traversé de magnifiques champs d’aloès : ce sont les vignobles du pays, car c’est avec la sève de cette plante qu’on fait ce pulque, liqueur fermentée, dont s’enivre avec délices le peuple mexicain. Ces énormes aloès, dont les feuilles, de six ou huit pieds, sont dures, épaisses, lustrées, armées de pointes, ont cet air de férocité que Linnée dans son latin expressif attribue aux plantes d’Afrique : Africœ plantarum torva faciès et atrox. L’architecture est en harmonie avec la végétation. Une église bâtie en pierre blanche, et dont le dôme et le clocher se découpaient sur le bleu du ciel, ressemblait exactement à une mosquée d’Orient avec son minaret.

Nous avons traversé de nouveau Cholula, petite ville qui a été grande. On le reconnaît à l’étendue de la place, où de loin en loin se montrent quelques Indiens ou quelques Indiennes accroupis à l’ombre d’un cerceau garni de toile, qu’ils placent dans la direction du soleil. Cette fois nous avons été conduits aux véritables pyramides, car il y en a trois, comme à Gizèh. Une seule est considérable, et encore sa hauteur est loin d’approcher de la pyramide de Chéops; sa base est plus étendue : elle offre une longueur de 1,355 pieds; mais sa hauteur n’est que de 170 pieds, à peu près celle de la pyramide de Mycerinus, tandis que la grande pyramide de Gyzèh a plus de 450 pieds d’élévation. Les monumens dont on ignore l’histoire donnent lieu à des traditions merveilleuses qui parfois se ressemblent. L’imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau inconnu des pyramides égyptiennes; elle en a rattaché la construction au déluge. Il en a été de même au Mexique. Voici ce qu’au xvi" siècle on racontait sur les pyramides de Cholula[3].

Lors de la dernière grande inondation, le pays d’Anahuac était habité par des géans. Tous ceux qui ne périrent pas dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géans, qui se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser. Un de ces géans, nommé Xelhua[4], qui était architecte, éleva près de Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d’asile à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale. Les dieux, voyant avec jalousie cet édifice, dont la cime devait toucher les nuages, irrités de l’audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes contre la pyramide, d’où il arriva rpie beaucoup des constructeurs périrent, et que l’œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au dieu de l’air Qualzalcoatl. Il y a une analogie frappante entre ce récit et celui de l’édification interrompue de la tour de Babel. Ce qui suit n’est pas moins curieux et nous apprend ce qu’étaient les feux célestes de la tradition mexicaine. Au temps de Cortez, on montrait encore une pierre qui était venue frapper la pyramide. C’était évidemment un aérolithe tombé à la suite d’une apparition de ces météores qui accompagnent en général les pluies de pierres. Les Cholulans, à cette époque, dansaient autour de cet aérolithe en chantant un chant dont les deux premiers vers étaient dans une langue inconnue.

L’aspect de la pyramide de Cholula ne rappelle nullement l’aspect de la grande pyramide d’Egypte. La grande pyramide d’Egypte est une masse de pierre que l’on gravit au moyen des éboulemens de ses angles. La grande pyramide de Cholula est, comme son nom l’indique, une colline au sommet de laquelle on peut arriver à cheval et même en voiture. Sur ce sommet, une église s’élève à la place où s’élevait autrefois le temple mexicain. On ne saurait croire qu’on ait devant les yeux l’œuvre des hommes et non l’œuvre de la nature. Cependant il est aisé de voir que cette montagne est au moins en partie construite en briques; on en découvre facilement sur ses parois les assises. Ces briques ont été cuites au soleil, comme nous les avons vu fabriquer encore dans les environs. La question est de savoir si la maçonnerie forme le corps du monument ou bien ne fait qu’envelopper, ce qui est plus probable, la montagne taillée en pyramide.

On a trouvé au Mexique un assez grand nombre d’autres pyramides moins considérables. Presque toutes sont des pyramides à degrés. Les deux plus remarquables sont celles de Saint-Jean de Teotihuacan, dont l’une a conservé un revêtement pareil à celui qui recouvrait la grande pyramide et recouvre encore la seconde pyramide de Gizèh. En général, les pyramides mexicaines sont orientées, c’est-à-dire que leurs faces sont tournées vers les quatre points cardinaux. Il en est de même de la grande pyramide d’Egypte. Cela ne prouve point du tout qu’il faille expliquer la construction des unes ou des autres par un but astronomique, car une intention religieuse ou funéraire peut avoir motivé cette relation des monumens avec les différentes parties du ciel. Pour la pyramide de Cholula, son sommet a eu l’honneur d’être l’observatoire de M. de Humboldt. Les cimes du Popocatepetl et de l’Orizaba, qu’on découvre de la plate-forme, ont servi à lier deux endroits éloignés l’un de l’autre de près de trois cent mille mètres. On n’a pas souvent de pareils points de repère dans les mesures trigonométriques.

Du reste, sauf la forme, il n’y a, je crois, nulle analogie à établir entre les pyramides d’Egypte et les pyramides mexicaines. Les premières avaient certainement un but funéraire, et les secondes un but religieux. Dans les premières, on a trouvé des sarcophages, — celui de la grande pyramide de Gizèh est encore en place, — et dans la troisième, la planche du cercueil du roi Mycerinus avec le nom de ce roi. Le témoignage d’Hérodote ne pouvait recevoir une confirmation plus éclatante, et il n’y avait pas lieu à chercher de nos jours une autre destination aux pyramides d’Egypte. C’étaient d’immenses tombeaux. Rien n’était plus dans le génie égyptien que d’élever de gigantesques monumens en l’honneur des morts. Les tombeaux des rois creusés dans la montagne, près de Thèbes, ces palais souterrains qui renferment plusieurs étages et une foule de chambres, sont des monumens funèbres aussi étonnans que les pyramides. Partout on a entassé en l’honneur des morts la pierre, la brique ou simplement la terre, selon le degré de civilisation des différens peuples. Les collines artificielles qui subsistent encore sur les rives de la Troade, dans les plaines de la Scandinavie ou la vallée du Mississipi, ont été élevées dans une intention funéraire. Plus tard, une reine de Carie construisit le premier mausolée, sépulture gigantesque renouvelée par les Romains. On voit encore aujourd’hui à Rome deux mausolées : celui d’Auguste sert d’arène, et celui d’Adrien est une forteresse. Enfin dans la même ville un particulier obscur, du nom de Cestius, donnait à son tombeau la forme d’une pyramide de cent pieds. Tertres, mausolées, pyramides, c’est la même pensée, l’exécution seule varie d’après la nature des matériaux dont on dispose. C’est toujours une vaste masse élevée au-dessus du sol en mémoire d’un mort, et je ne vois pas quelle autre origine on pourrait attribuer au singulier monument des environs de Tours, qui est connu sous le nom de Pile-Cinq-Mars. Les pyramides du Mexique n’ont donc nul rapport avec les pyramides funéraires de l’Egypte. Les premières portaient à leur sommet un temple auquel on montait par des degrés ; elles n’en étaient, je pense, que l’immense soubassement, construit pour élever dans les airs le lieu où s’accomplissaient les sacrifices humains, et rendre visible à tout le peuple le terrible spectacle de cette immolation religieuse[5]. Le même effort gigantesque bâtissait une montagne en Égypte pour envelopper un sépulcre, et au Mexique pour porter un autel[6]. Il en est donc pour les pyramides comme pour les hiéroglyphes. On trouve des pyramides et des hiéroglyphes à la fois en Égypte et au Mexique : voilà qui frappe l’imagination et porte à établir un rapport entre les deux civilisations, peut-être même à leur chercher une origine commune; mais, en y regardant de plus près, il se trouve que ces traits de ressemblance ne sont qu’apparens, que là où l’on voulait rapprocher il faut distinguer, et qu’il y a diversité où l’on croyait qu’il y avait similitude. Très souvent, quand on compare deux époques, deux civilisations, on arrive au même résultat : la ressemblance est à la surface, la différence est au fond.

Des deux petites pyramides qu’on voit aussi à Cholula, l’une porte les ruines d’une chapelle chrétienne; l’autre, taillée à pic de tous côtés, a dû être un point fortifié. Ces deux pyramides ne sont que des taupinières : la plus haute n’a point la hardiesse des masses grandioses qui s’élèvent au bord du Nil; mais de sa cime on voit le plus magnifique panorama de montagnes qui soit dans l’univers : la Femme-Blanche, la Pierre-Fumante, l’Orizaba, voilà pour le Mexique les véritables, les incomparables pyramides.

La grandeur de ce spectacle a inspiré de beaux vers à un poète, à un vrai poète, Heredia. Je vais essayer de traduire quelques-uns de ces vers d’une harmonie magnifique et douce comme le ciel qui les a vus naître. Dépouiller cette poésie de l’éclat de la langue espagnole, c’est, je le sens trop, dépouiller un paysage tropical des splendeurs du soleil.


« C’était le soir ; Une brise légère repliait ses ailes en silence, et moi je rêvais, couché sur l’herbe, parmi la verdure des arbres, tandis que le soleil plongeait son disque derrière l’Orizaba. La neige éternelle, comme fondue en une nier d’or, semblait tracer autour de lui un arc immense qui montait jusqu’au zénith; on eût dit un étincelant portique du ciel... Puis cet éclat s’évanouit. La blanche lune et l’étoile solitaire de Vénus se montraient dans le ciel. Heure fortunée du crépuscule ! plus belle que la chaste nuit ou le jour brillant, que ta paix est douce à mon âme !... La nuit descendit enfin; l’azur léger du ciel devint de plus en plus foncé; les mobiles ombres des nuées sereines qui volaient à travers l’espace, emportées par les ailes de la brise, passaient sur la plaine immense; la neige limpide de l’Orizaba réfléchissait les calmes splendeurs de la lune, et à l’orient, comme des points dorés, scintillaient mille et mille étoiles. Oh! je vous salue, fontaines de lumière dont s’illumine le voile de la nuit, vous êtes la poésie du firmament!

« A mesure que la lune s’abaissait radieuse vers l’occident, l’ombre du Popocalepetl s’étendait avec lenteur; on eût dit un gigantesque fantôme. L’arc ténébreux vint jusqu’à moi et me couvrit, et il alla toujours grandissant, jusqu’à ce qu’enfin toute la ferre fut enveloppée de son ombre. Je tournai les yeux vers le majestueux volcan qui, voilé de transparentes vapeurs, dessinait ses immenses contours à l’occident, sur le ciel. Géant de l’Anahuac[7], comment le vol rapide des âges n’imprime-t-il aucune ride sur ton front de neige ? Le temps court impétueux, amoncelant les années et les siècles, comme le vent du nord précipite devant lui la multitude des ondes; tu as vu bouillonner à tes pieds les peuples et les rois qui combattaient comme nous combattons, et appelaient leurs cités éternelles, et croyaient fatiguer la terre de leur gloire! Ils ont été! Il n’en reste pas même un souvenir. Et toi, seras-tu éternel? Peut-être un jour, arraché de ta base profonde, tu tomberas; ta grande ruine attristera l’Anahuac solitaire; de nouvelles générations s’élèveront, et, dans leur orgueil, nieront que tu aies été ! »

L’auteur de ces vers était né à Caracas; une révolution l’amena enfant au Mexique. A la mort de son père, il alla vivre dans l’île de Cuba, où sa famille avait des biens; une autre révolution l’en chassa. Il voyagea dans les États-Unis et revint au Mexique, où il mourut, à trente-deux ans, dans la ville de Toluca. Heredia avait une âme ardente et rêveuse, pleine d’enthousiasme pour la liberté et d’horreur pour l’oppression : il traduisit tour à tour en vers espagnols Ossian, Byron et Déranger; mais ce qui l’inspirait surtout, c’était la patrie adoptive d’où il était exilé. A Toluca, qui appartient à la Terre-Froide du Mexique, il se sentait relégué dans une région glacée; il adressait des vers passionnés à sa chère Cuba, un suspirada Cuba... dont il adorait le soleil... yo ti amo sol.., mais dans laquelle il n’avait pas voulu vivre asservi. « Sous le ciel sans nuage de ma patrie, je n’ai pu consentir à ce que toute la nature fût noble et heureuse, excepté l’homme. »

Tels étaient les sentimens et telle fut la vie d’Heredia. Il y a quelques jours à Mexico, M. Carpio, qui lui a été fort attaché, me racontait qu’étant allé visiter la tombe du poète, il ne l’avait pas retrouvée. On lui apprit que, cinq ans s’étant écoulés, le terrain avait été vendu; ainsi la place même de la sépulture d’Heredia est déjà ignorée au Mexique; puissent les lignes que je lui consacre ici commencer sa renommée en Europe !


31 mars.

Nous sommes sortis de Puebla à quatre heures du matin; nous avions une lettre du ministre de la guerre pour le commandant de cette ville, invitant celui-ci à nous donner une escorte. L’escorte a été promise avec la plus grande obligeance, mais n’a point paru, et nous sommes partis sans elle à quatre heures du matin. En toute chose, on retrouve la même subordination et la même exactitude.

À Aczatzinco, nous avons rencontré un propriétaire du pays qui allait du même côté que nous. Nous lui avons donné une place dans notre voiture et pris son escorte jusqu’à Saint-Augustin del Palmar, où nous coucherons. Il nous parle de la culture des terres que traverse la route. Le pays est sec, la rareté des cours d’eau est le seul inconvénient du Mexique ; mais cette terre volcanique a tant de vigueur, que dans quelques endroits le blé vient sans fumier et sans jachères. Il vient encore mieux là où il y a des irrigations. Tout le pays est fort dépeuplé par suite de la guerre et du choléra, qui a été terrible. Arrivés à Saint-Augustin del Palmar, nous nous promenons le soir en vue de l’Orizaba. Cette magnifique montagne que nous avons Elle en perspective presque durant tout notre voyage au Mexique, et que nous avions déjà aperçue sur mer vingt-quatre heures avant d’aborder, est comme un grand phare naturel que les yeux rencontrent toujours, qui semble élevé dans la région des astres, et dominer, ainsi qu’eux, les scènes changeantes de la terre. Aujourd’hui de ce village, contemplé au coucher du soleil, l’Orizaba était particulièrement frappant. La cime de la montagne a pâli d’abord ; on eût dit un fantôme blanc qui allait se dissoudre dans les airs ; puis, au moment où le soleil descendait sous l’horizon, la neige du volcan a pris une teinte rosée. Le soleil n’était plus que là. Peu à peu sa lumière s’est retirée de ce dernier asile, et la gigantesque tête de la montagne s’est enfoncée dans la brume et la nuit.

Une cérémonie d’un caractère grave et touchant nous attendait à notre auberge : on a apporté le saint-sacrement à un mourant, sous un parasol, au bruit lent et mesuré des tambours. La famille et les voisins étaient agenouillés près de la porte. Du silence recueilli de la foule on entendait sortir des prières murmurées et des soupirs. Nous n’avions nulle raison de ne pas nous agenouiller aussi avec ces parens désolés ; d’ailleurs il n’eût pas été prudent de s’y refuser. Il y a un certain nombre d’années, on a tué au Mexique deux Anglais qui s’obstinaient à rester debout et deux mules qui ne se rangeaient point.


1er  avril.

Nous nous sommes mis en route à quatre heures du matin. Le pays n’est devenu très remarquable qu’en approchant de ce qu’on appelle las Cumbres. C’est l’endroit où l’on trouve la plaine au dé- bouché des montagnes. La beauté de ce passage est célèbre et mérite de l’être. Une superbe route qui date du temps des Espagnols descend en zigzags hardis le long du flanc de la montagne. Une suite d’arêtes abruptes et noyées dans une vapeur bleuâtre se succèdent parallèlement ; à chaque coude de la route, suspendue au-dessus de précipices que remplit une végétation touffue, on aperçoit un spectacle toujours différent et toujours pittoresque. Ce n’est pas le

Hills upon hills and alps on alps arise

du poète anglais. Les dos des montagnes ne s’élèvent pas l’un derrière l’autre, mais s’abaissent graduellement devant vous, tandis qu’au contraire ceux qu’on vient de quitter se dressent à pic en arrière. On arrive ainsi, comme par une suite de degrés immenses, à un espace plus ouvert, où un ruisseau court à travers la verdure, et après avoir beaucoup descendu, on se trouve comme dans une vallée des Alpes. C’est qu’on est encore à une assez grande hauteur, et bientôt commence une autre descente, aussi pittoresque au moins que la première. C’est une espèce de surprise que la nature a ménagée au voyageur, c’est comme une seconde édition encore perfectionnée d’un beau poème, ou, si l’on veut, comme la seconde partie d’un morceau de musique dans laquelle un thème qui avait charmé est repris avec des variations heureuses. Ainsi encore à Rome, le jour de la Saint-Pierre, une seconde illumination, supérieure à celle qu’on admirait, remplace la décoration étincelante du dôme par une décoration plus merveilleuse. Je cherche des termes de comparaison dans les plus grands plaisirs de l’imagination et des yeux pour donner quelque idée de l’impression que produit ici le spectacle des beautés naturelles. Désespérant d’exprimer avec une plume ce que le pinceau seul pourrait rendre, je tâche, puisque je ne puis faire voir les objets, de les faire sentir, ou au moins comprendre.

Une fois sortis des montagnes, la végétation devient de plus en plus tropicale ; les bananiers reparaissent, et les aloès ne se montrent plus. Le bombax étale ses aigrettes de pourpre. On est au milieu des yuccas et des cactus. En même temps que la température est plus chaude, le paysage devient plus frais. Un cours d’eau limpide entretient la verdure à côté de la route poudreuse. Des ranchos plus propres s’élèvent parmi des jardins et des cultures bien soignées, et c’est à travers ce pays fertile et riant que nous arrivons à la ville d’Orizaba. Arrêtés à la porte par la douane, nous devons à ce retard le temps d’admirer un magnifique seyba. C’est un arbre à lait de la taille d’un noyer, dont le tronc monstrueux est couvert de saillies difformes. Bientôt nous nous reposons sous le toit hospitalier de M. Saunier, Français établi à Orizaba, et qui reçoit les amis du docteur Goupilleau, avec qui il est lié, comme s’ils étaient les siens. Singulier climat que celui du Mexique ! Ce point n’offre plus rien de tropical que sa végétation. Partout on voit de l’eau, de la verdure. Le brouillard, que nous ne connaissions plus depuis deux mois, flotte sur les collines. Le pays semble humide; il y a de la mousse sur les murs, et une pluie fine, une pluie de France ou d’Angleterre, commence à tomber.

M. Saunier a établi ici un moulin à eau qui moud le grain de toute cette partie du Mexique. Les grands établissemens de ce genre que l’on construit aujourd’hui sont de véritables usines et ne ressemblent en rien à cette frêle maisonnette sur le bord d’un ruisseau, parmi les saules, près de laquelle tournent les aubes noires d’une roue revêtue de mousse où pendent les longues herbes du ruisseau. La petite chute d’eau, les prés qui l’entourent, les canards qui se baignent au-dessous, ont une poésie que les peintres hollandais ou M. Decamps savent rendre admirablement, et qu’on ne trouve pas dans les moulins-usines mus par la vapeur, comme ceux de Saint-Maur par exemple, ou même par un cours d’eau comme celui de M. Saunier à Orizaba. Son moulin-usine est une grande maison très proprement tenue, dans laquelle huit meules réduisent en farine tous les jours, pendant les douze heures de travail, quarante-huit charges de blé pesant trois cent soixante livres chacune et représentant une valeur de 1,600 piastres. Tout cela n’est pas si pittoresque que le moulin à eau des paysagistes; mais la grande roue qui met la meule en mouvement est une roue à auget qui utilise la soixante-dixième partie de la force fournie par la chute, et la roue pittoresque n’en utilise que la cinquantième partie. J’ai dit à M. Saunier que ces meules venaient de La Ferté-sous-Jouarre, et il s’est trouvé que j’avais raison. C’est qu’habitué à aller tous les ans à la campagne près de cette ville[8], je savais que la pierre meulière de La Ferté-sous-Jouarre est employée dans toutes les parties du monde.

Nous rencontrons ici une triste preuve de la férocité accidentelle des brigands mexicains. Assez débonnaires en général, ils ne le sont cependant pas toujours. M. Nieto, jeune naturaliste établi à Orizaba où il a formé une très belle collection d’insectes, se trouvait dans une diligence qui fut arrêtée. Personne ne fit résistance, et il descendit de voiture comme les autres sur l’injonction des voleurs. Deux de ses compagnons de route avaient mis pied à terre sans encombre, quand un des bandits, par un caprice homicide que rien ne provoquait, lui tira un coup de pistolet à bout portant. La balle est encore dans la poitrine de M. Nieto, et, bien qu’il ait guéri de la blessure, il a toujours grand’peine à respirer et à parler. Ces voleurs ont donc leurs fantaisies de cruauté. L’un d’eux, condamné à mort, disait : « Me gustaba sobre todo arrancar las tripas; mon plus grand plaisir était d’arracher les entrailles. » C’était peut-être le descendant de quelque prêtre aztèque qui avait conservé les instincts du sacrificateur-bourreau. J’espère que celui-là au moins aura été exécuté; cependant je n’en voudrais pas jurer.


3 avril.

J’ai vu aujourd’hui le paysage qui m’a le plus frappé au Mexique et peut-être dans tous mes voyages : c’est un point de vue ravissant qui est près d’Orizaba et s’appelle Rincon-Grande. Nous y sommes arrivés en traversant de grandes prairies où paissaient des vaches, et qui ressemblaient assez à un pâturage de la Normandie. Notre surprise n’en a été que plus vive quand, au bout de cette plaine qui pourrait se trouver partout en Europe, nous avons découvert à nos pieds un ravin rempli de la plus luxuriante végétation, et au fond de ce ravin une cascade à laquelle on ne peut comparer aucune cascade européenne, parce que c’est une cascade des tropiques. La chute d’eau apparaît parmi des lianes, de grands roseaux, des touffes de bananiers dont on voit d’en haut les panaches étoiles. Tout autour sont de beaux arbres dont le feuillage offre toutes les nuances, depuis le brun et l’orange jusqu’au vert le plus tendre. Des fleurs rouges courent à travers les rameaux; c’est ravissant et éblouissant.

Quand on est descendu dans cette catacombe de verdure, on peut suivre à droite ou à gauche l’eau qui bouillonne à l’endroit de la chute, et qui, à vingt pas au-dessus et au-dessous, glisse calme et verte sous un fourré de grands arbres. Entre leurs troncs croissent à profusion des fougères gigantesques au feuillage délicat, et une foule de plantes dont quelques-unes me sont connues, mais qui offrent ici des proportions inaccoutumées. Les troncs eux-mêmes et les rameaux des arbres sont couverts d’orchidées parasites qui viennent là par touffes comme le gui sur les chênes, et dont les fleurs présentent ces formes d’une élégance bizarre qu’on dirait un caprice magnifique de la végétation.

Assis sur une petite hauteur, je contemple à mes pieds les cimes fleuries des arbres à travers lesquelles monte vers moi le bruissement de la cascade. Un brouillard léger flotte sur la montagne, et sa présence rend plus singulière encore cette flore méridionale. La température est chaude, et l’aspect du pays environnant donne un sentiment de fraîcheur. Cet ensemble extraordinaire est à la fois tropical et tempéré; c’est comme une Suisse mexicaine. Après Orizaba, l’on continue à trouver une riche végétation jusqu’à ce qu’on arrive décidément à la Terre-Chaude. Ici, le sol est brûlé, et après la température fraîche et humide d’hier soir et de ce matin, nous nous trouvons dans une plaine brûlante.


Paso del Macho.

Nous nous arrêtons ici vers trois heures en pleine zone torride. Pas un souffle d’air, un soleil ardent, de vastes plaines à l’extrémité desquelles nous voyons encore l’Orizaba. Il y a bien un bois près du rancho, mais on n’ose s’y aventurer parce qu’il est rempli de garapates, petits animaux qui ont la mauvaise habitude de laisser leur tête dans la plaie qu’ils font, ce qui cause une vive douleur. Nous voyons avec plaisir l’approche du soir annoncée par le vol tremblottant des perroquets qui regagnent les bois. La lune se lève, et nous songeons au bonheur de dormir dans le vestibule du rancho qui laisse passer l’air à travers ses parois à jour formées de roseaux.

Un fâcheux accident sui-vient. Il y aura bal cette nuit dans le rancho en l’honneur de Notre-Dame de los Dolorès. Ce bal est en même temps dédié à une belle qui s’appelle Dolorès, association bien espagnole de la dévotion et de la galanterie. Impossible de dormir de toute la nuit dans le lieu où nous sommes. On consent à nous loger dans une autre habitation ; mais l’aspect des danseurs, qui arrivent tous avec le machete[9] à la ceinture, n’a rien de très rassurant pour nous et pour nos malles, qui sont sur la voiture remisée en plein air. Je propose de les transporter dans la cabane où nous devons coucher. Le docteur Goupilleau, qui connaît les gens du pays, n’est pas de cet avis : « Nous sommes à leur discrétion, dit-il; il n’y a rien à faire que de montrer de la confiance. » Nous suivons le conseil du sage docteur, et nous allons nous coucher après avoir regardé quelque temps danser les Indiens. Leur danse est très monotone; c’est un petit trémoussement et un petit trépignement au son de la harpe, car la harpe est au Mexique ce qu’est la guitare en Espagne. Ce divertissement peu varié a duré toute la nuit. Grâce au ciel, nos malles sont intactes. Le docteur dit qu’il n’en eût pas été ainsi dans l’intérieur; mais nous approchons de la côte, et les Indiens de la côte sont plus honnêtes que ceux du haut pays. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne nous a rien pris.

Avant de nous éloigner, nous voyons les danseuses se retirer vers six heures du matin. Elles sont couronnées de fleurs. L’une d’elles a un beau peigne doré dans lequel elle a logé des cigares. C’est probablement un cadeau de son amoureux. Avant d’arriver au village où nous devons coucher, nous avons traversé un véritable désert semé de grandes masses volcaniques noires. C’est aujourd’hui dimanche; dans le rancho où nous nous sommes arrêtés, le curé se balançait mollement sur un hamac, tandis que ses paroissiens jouaient autour de lui au monte. Le soir, un enfant de quatre ans tout nu s’est amusé à mettre le feu au rancho. Le petit drôle semblait trouver très divertissant ce jeu sauvage. On dansait encore ici, mais à quelque distance. Après m’être promené longtemps au clair de lune sur une place que traversaient de temps en temps des Indiens enveloppés de leurs grands manteaux pour aller prendre leur part du bal, je me suis endormi aux sons des harpes mourans dans la nuit.


5 avril.

En approchant de Vera-Cruz, nous avons retrouvé la verdure. Après nous être perdus dans de grandes prairies, nous sommes arrivés à des bois touffus pleins de fleurs et d’oiseaux; mais par une de ces alternatives qui au Mexique attendent à chaque pas le voyageur et l’empêchent d’éprouver jamais l’ennui de l’uniformité, en approchant de la mer, nous nous sommes engagés dans des sables parfaitement semblables aux déserts de la Nubie. La voiture, même débarrassée de nos personnes, a eu beaucoup de peine à franchir les dunes d’un sable fin et blanc qui nous masquaient Vera-Cruz. Parvenus sur leur sommet, la ville s’est montrée tout à coup sous son véritable aspect de cité fiévreuse et maudite, étalant sa longue ligne de murs surmontés de quelques clochers à travers des tourbillons de poussière, et cette fois toute semblable à une ville pestiférée de l’Orient. Heureusement pour nous, cette poussière embrasée qui donnait à Vera-Cruz une physionomie si lugubre était soulevée par un norte, lequel est une garantie contre la fièvre jaune. Nous avons béni aujourd’hui ce norte bienfaisant que nous avions tant redouté en mer quand nous venions de La Havane. L’effet en a été si puissant, qu’il a fait presque froid le soir pendant les trois jours très ennuyeux et toujours un peu longs qu’il nous a fallu passer dans la capitale de la fièvre jaune. Heureusement encore ce norte est tombé le jour où nous nous sommes embarqués sur le bateau à vapeur anglais qui nous ramène en Europe.


De Vera-Cruz à la Jamaïque.

Nous voilà donc en route pour Southampton et la France. C’est désormais l’affaire du bateau à vapeur. Nous n’avons plus à nous mêler de rien. Bien que j’aie encore dix-huit cents lieues à faire, il me semble que je suis arrivé.

Je trouve que la vie de bord est fort semblable à celle qu’on mène à terre, et particulièrement à la vie de château. Seulement on ne peut pas faire de promenade ; mais le château se promène et nous promène sur cette plaine immense dont l’aspect ne me lasse point, car j’y trouve une variété infinie d’aspects, grâce aux perpétuels changemens de la lumière, du ciel et de l’océan. Ce qu’on a le moins, c’est le sentiment de l’immensité. L’horizon circulaire paraît très rapproché. Il semble qu’on est porté sur un plateau de verre bleu sur les bords duquel poserait un couvercle bleu. Le matin, je quitte de bonne heure ma cabine pour voir lever le soleil. Je jouis de la fraîcheur de ces premières heures du jour jusqu’au déjeuner. Après le déjeuner, je travaille jusque vers trois heures, puis je monte sur le pont et commence les visites du matin. Ces visites sont un tour d’Europe et même un tour du monde, car il y a à bord des voyageurs de toutes les nations : des Français, des Allemands, des Anglais, des Espagnols, des Mexicains et des Chiliens. Un grand nombre de ces voyageurs ont parcouru diverses contrées que leurs récits me font connaître. Puis vient le dîner. Le soir, représentation d’un spectacle toujours le même et nouveau : coucher de soleil et clair de lune. Les femmes sont assises à une extrémité du pont : c’est le salon de conversation. A côté est la salle de concert. Les Allemands chantent en chœur avec cet ensemble et ce sentiment de l’harmonie qui est le privilège de leur nation. Au concert succède le bal. Deux belles Chiliennes apparaissent vers neuf heures, viennent danser la polka, et puis disparaissent jusqu’au lendemain soir. Pendant ce temps, on se promène de long en large sur le pont, exactement comme sur le boulevard des Italiens. Peu à peu les promeneurs se retirent, chacun rentre chez soi. Quelques-uns descendent pour jouer; moi qui ne joue point, je demeure en possession du pont seul ou avec un compagnon de voyage. En général, je reste le dernier en tête-à-tête avec la lune. J’ai de la peine à finir ces belles journées que je ne trouve pas trop longues. J’aime l’uniformité, le repos de ce genre d’existence succédant à la diversité et la fatigue de la vie de voyageur, et chaque soir, après un jour ainsi passé, je me dis que je suis à soixante-dix lieues plus près de la France, car nous ne faisons communément guère plus de trois lieues à l’heure comme une médiocre diligence. Quand le vent est favorable, on déploie les voiles et on ménage le charbon. Si ce bâtiment anglais marchait comme le bâtiment américain qui m’a amené d’Europe à New-York, la durée de la traversée serait diminuée d’un tiers. Il a aussi un inconvénient : c’est d’appartenir à une compagnie qui, sur la ligne que nous suivons, a perdu six bateaux en huit années. Deux ont péri sur les mêmes écueils. Enfin il est très inférieur quant au comfortable et surtout à la nourriture. Nous n’avons point de conserves comme sur le Humboldt, nos bœufs et nos moutons sont un peu durs; quant au lait, une seule vache est censée en fournir pour cent personnes qui prennent du thé deux fois par jour. Je dois dire qu’on ne l’épargne point. Je ne sais quel procédé on emploie pour le fabriquer : je n’ai vu que l’extérieur du mécanisme. Comme nous considérions attentivement une manivelle qu’on faisait tourner, le capitaine s’est approché : « Que regardez-vous, messieurs? » a-t-il dit d’un air aimable. Le docteur Goupilleau a répondu avec un grand sang-froid : « Capitaine, nous regardons faire le lait. » Le capitaine s’est éloigné en fredonnant. Il fredonne toujours et a l’air très satisfait. J’imagine qu’il fait avec nous d’assez bonnes affaires. Aussi, quand le docteur entend la petite chanson, il nous dit : «Le capitaine chante; nous aurons un mauvais déjeuner. »

Il y a deux cuisiniers, l’un Anglais, qui est chargé de la partie française de la cuisine, et un Français, qui fait la cuisine anglaise. Comme nous adressons quelques observations à celui-ci, il nous répond avec un aplomb tout français : « La cuisine est très mauvaise ici. Quand elle est bonne, c’est que nous nous trompons... » S’il en est ainsi, les erreurs sont rares.

Entouré de passagers dont plusieurs reviennent du Mexique après y avoir passé un plus ou moins grand nombre d’années, je continue pour ainsi dire à voyager dans ce pays. Chaque jour c’est une nouvelle anecdote qui achève de peindre la désorganisation universelle, l’absence de justice et de sécurité pour ceux qui l’habitent. Un négociant en joaillerie raconte qu’un jour on lui a vendu un bijou qui s’est trouvé être engagé. Il a déposé le prix; mais le juge a prétendu que le bijou valait davantage. Le joaillier a donné encore quinze piastres. Le juge a déclaré qu’elles ne pouvaient être rendues que quand le vendeur serait arrêté et châtié, et il les a gardées[10]. Ou bien c’est l’histoire du général Yañès, qui était en même temps l’aide de camp du président et l’agent des bandes de voleurs, les avertissant des envois d’argent faits par le gouvernement. Ceci n’est pas une supposition, car Yañès s’est empoisonné après sa condamnation, et le docteur Goupilleau a été appelé près de lui dans cette circonstance. Tout cela est déjà du passé; mais ce qui est très actuel, c’est le dénûment du trésor. Un négociant respectable, établi à Vera-Cruz, m’atteste que la garnison ne reçoit plus de paie depuis un mois, et depuis huit jours plus de rations. On songe à donner les douanes à une compagnie. Triste aveu d’impuissance de la part du gouvernement ! Il paraît qu’elles rendraient par ce moyen 30 pour 100 de plus ; mais il y a trop de personnes intéressées aux abus de l’administration pour en permettre le remède.

On parle aussi de la condition des Indiens du Mexique. Un ecclésiastique français, qui a été plusieurs années curé au Mexique, me donne à ce sujet de tristes renseignemens sur l’oppression des Indiens par les blancs. Les uns sont corvéables ; les autres sont exempts de corvées, mais accablés d’impôts. Quand le curé nous eut quittés, M…. me dit que les Indiens sont surtout pressurés par les prêtres, qui, outre le prix des noces et des baptêmes, leur font donner quelque chose à chaque fête, — et il y a beaucoup de fêtes dans un pays espagnol. Une jeune fille avait perdu sa mère et ne possédait qu’une jument qui lui était nécessaire pour gagner sa vie. Le curé a réclamé la jument, disant que la mère de cette fille la lui avait donnée par confession. Il avait déjà fait tout vendre pour payer l’enterrement. M. … ajoute que, dans quelques endroits, les Indiens ont chassé ces indignes prêtres. Ces détails me sont confirmés par un Français qui connaît bien les Indiens, car il vit dans l’intérieur du pays, n’ayant d’autre société européenne qu’un Irlandais qui habite dans le même village mexicain. M. Gay est de Toulouse. Le genre de vie qu’il mène n’a rien ôté à la cordialité et à l’urbanité de ses manières. Il me raconte comment un pharmacien de Toulouse a pu devenir un agriculteur de Pinota. Il lui restait à écouler en partie une pacotille qu’il allait vendant par le Mexique. On lui parla d’une foire à quelque distance, il s’y rendit. La foire terminée, il lui restait des marchandises. Il continua à marcher en avant. Arrivé sur une hauteur, il vit à ses pieds le village de Pinota dans une situation qui lui plut, et il lui sembla qu’il aurait plaisir à s’arrêter là et à y passer ses jours. Il s’y est établi en effet, et en est à sa seconde femme du pays. Il retourne en Europe voir sa sœur, et reviendra finir ses jours dans la patrie qu’il s’est choisie, où il a des chevaux, de la chasse, de l’aisance, et mène une vie qu’avec les mêmes ressources il ne lui serait pas possible de mener en Europe. Il serait parfaitement heureux, s’il pouvait décider quelques compatriotes à le suivre.

M. Gay me donne d’intéressans détails sur le coquillage des côtes mexicaines qui fournit une teinture semblable à la pourpre. Pour appliquer cette teinture, on entre dans la mer avec les fils ou la pièce d’étoffe qu’on veut colorer, on arrache les coquilles du rocher et on teint immédiatement. La couleur qui se montre d’abord est le vert ; par l’exposition au soleil, le vert devient violet. M. Gay m’a donné un échantillon d’étoffe teinte par ce procédé. C’est bien la vraie pourpre des anciens, qui n’était point l’écarlate, mais un violet foncé, ainsi qu’on peut l’établir par plusieurs passages des écrivains de l’antiquité[11]. M. Gay a quelques connaissances en histoire naturelle et beaucoup d’intelligence. Il s’emploierait volontiers à des collections d’animaux et de plantes dans un pays où il n’y a guère d’autre Européen que lui.

Un établissement français plus considérable, que vient de visiter un des passagers et dont M. Levasseur m’avait beaucoup entretenu à Mexico, est la colonie de Ticaltepec, sur les bords de la Nutla, à une vingtaine de lieues de Vera-Cruz. Là, quatre cents de nos compatriotes sont établis dans un pays sain et fertile, où ils cultivent la vanille, le café, le cacao, le sucre sans esclaves et le tabac. Je fume à bord des cigares qui proviennent de Ticaltepec, et, patriotisme à part, je les fume avec assez de plaisir. M. Levasseur, dans sa sollicitude pour cet établissement français, a demandé au gouvernement mexicain qu’on reliât Ticaltepec à Mexico par une route qui viendrait tomber à Jalapa; il pense que le gouvernement n’aurait qu’à faire les frais des matériaux et à payer les ingénieurs, et que les trois états intéressés par le voisinage au succès de l’entreprise y contribueraient pour le reste de la dépense. Il faudrait établir un entrepôt de tabac à Vera-Cruz. La régie achèterait une partie de ce tabac; ce serait une charge de retour pour les navires français qui vont au Mexique; ils prendraient aussi du sucre et d’autres produits. Il est impossible de ne pas partager cet intérêt de notre ministre à Mexico pour cette petite nationalité française qui, sans appui, se maintient isolée et lointaine, et dont la prospérité pourrait augmenter encore.


13 avril.

Aujourd’hui était la journée aux aventures. On a découvert les montagnes de la Jamaïque, on a vu des cachalots lancer l’eau de la mer par leurs évents, un beau paille-en-queue blanc a voltigé long- temps au-dessus du bateau entre nous et le soleil; on a aperçu des vaisseaux : depuis plusieurs jours, nous n’en avions pas rencontré un seul. Cette solitude de la mer est triste et a fait admirer la résolution de Colomb s’avançant intrépidement dans ce désert, soutenu par une idée fausse qui devait produire une immense découverte. Le soir, nous sommes entrés dans la rade de Kingston, principale ville de la Jamaïque. C’est bien ainsi qu’on se figure une cité coloniale : de petites maisons de toutes couleurs parmi des bosquets de palmiers.

Nous descendons à terre vers la tombée de la nuit par une chaleur étouffante. La population noire est bruyante et peu respectueuse pour les Européens. Elle jouit assez brutalement de sa liberté. N’importe, j’ai un certain plaisir à voir marcher la tête haute ces nègres qui du moins ne craignent pas le fouet du planteur, et ces négresses qui vous regardent fièrement en passant près de vous. Ici la race noire est chez elle; les Européens sont rares. Un visage blanc semble faire tache.

La Jamaïque est une des îles où l’émancipation a le moins réussi. Les journaux anglais retentissent chaque jour des lamentations de ses habitans. Il n’en a pas été de même dans toutes les colonies anglaises. A Maurice, la production a doublé après l’affranchissement des noirs. A Antigua, la prospérité des planteurs n’a pas été sensiblement troublée. Il paraît que dans les grandes îles, comme la Jamaïque, où il y a beaucoup de terre à cultiver, et où par conséquent la terre est à bon marché, on a plus de peine à faire travailler les noirs à la production du sucre. Ils aiment mieux acheter un petit champ et vivre de son produit. Je ne saurais les blâmer beaucoup de cette préférence, quelque désagréable qu’elle puisse être aux colons, car, à la place de ces noirs, je ferais certainement comme eux. De plus, l’état déplorable de la Jamaïque tient à deux autres causes peut-être, à la législation fondée sur le libre-échange, qui a privé les colonies anglaises de leurs prérogatives commerciales, et surtout à la mesure si inconséquente, mais nécessaire, à ce qu’il semble, qu’a prise le gouvernement de la Grande-Bretagne, et qui admet, sans avantage pour le sucre produit par le travail libre, le sucre produit par le travail esclave. Les habitans de la Jamaïque sont en droit de dire à l’Angleterre : Vous émancipez chez nous les esclaves, et vous donnez une prime contre nous aux pays qui en ont encore, pour payer votre sucre moins cher. Est-ce justice? Soyez philanthropes jusqu’au bout, ou ne le soyez pas à nos dépens.


De la Jamaïque à Saint-Thomas.

Après nous être promenés aux environs de Kingston, nous nous sommes rembarques vers trois heures. M..., cet abbé français qui a été curé au Mexique et qui l’a été aussi à Haïti, m’apprend que dans trois jours une tentative va avoir lieu pour détrôner Soulouque. Un gentleman mulâtre avec qui j’ai déjeuné à Kingston partira ce soir pour aller prendre part à l’entreprise. J’avoue que je ne me sens nul intérêt pour sa majesté impériale noire, pour son pouvoir grotesque et sanguinaire. On a choisi le jour du sacre, et l’on espère être aidé par le sentiment catholique, assez puissant chez les populations d’Haïti, Soulouque n’ayant pu trouver pour le sacrer qu’un évêque non reconnu par le pape.

Nous avons ensuite longé les côtes montagneuses d’Haïti. Nous étions en vue de l’île le jour même où devait éclater le complot contre Soulouque. Il était assez piquant d’être dans le secret d’un événement qui s’accomplissait peut-être dans cette île que je voyais fuir devant mes yeux[12]. M. l’abbé... me parlait de ce pays qu’il a long-temps habité, où il a prêché contre Soulouque. Il me parlait aussi des Antilles françaises qu’il connaît également. Des planteurs qui viennent de la Martinique et de la Guadeloupe se sont mêlés à la conversation. Ils étaient naturellement peu favorables à l’émancipation; mais ils convenaient que bien qu’accomplie de la manière la plus brusque et la plus téméraire, elle n’avait pas eu d’aussi mauvaises conséquences qu’on pouvait le craindre. Les nègres libres travaillent aux sucreries. Les îles ne sont pas ruinées. Il y a eu d’abord une grande baisse dans la production sucrière; mais cette baisse diminue chaque année.. Chaque année, le chiffre de la production s’élève. Après être tombé de soixante-dix mille boucauts à quinze mille, il est déjà remonté cette année à cinquante mille, et sans la sécheresse serait arrivé à soixante mille. Ainsi cette expérience, faite très imprudemment et dans des conditions très défavorables, n’a pas trop mal réussi. C’est un argument de plus contre la nécessité de l’esclavage. Je le recueille ici de bouches qui ne sont pas suspectes.

En approchant de Saint-Thomas, nous avons suivi de près la côte de porto-Rico, où le bâtiment a touché pour mettre plusieurs passagers à terre, entre autres une prima donna et quelques chanteurs italiens que nous avions pris à la Jamaïque. L’île nous a semblé admirable. La nuit, tandis que nous regardions monter les fusées qu’on tirait pour célébrer l’accouchement de la reine d’Espagne, j’ai reconnu dans le ciel la croix du sud. Cette constellation, qui annonce au navigateur les cieux inconnus pour nous de l’hémisphère austral et que j’apercevais en Nubie à la même latitude dans le vieux continent, aujourd’hui comme alors me rappelait en mémoire les vers de Dante au commencement du Purgatoire : « Je vis ces quatre étoiles, etc. » Il n’est pas nécessaire, comme l’ont fait les commentateurs de la Divine Comédie, de voir là les quatre vertus théologales; Dante a pu connaître la croix du sud par les planisphères arabes.

Saint-Thomas, où nous avons passé deux jours pour faire notre provision de charbon, est une jolie petite ville qui a une rue pavée, ce qui est un avantage que ne possède pas, ce me semble, Kingston. La population noire y montre aussi un certain air de fierté, mais sans insolence. La ville est bâtie sur trois monticules et a une apparence chinoise. Les environs sont charmans. L’île appartient au Danemark; mais excepté la monnaie, les noms des rues et un chien danois, je n’ai rien vu qui me rappelât la Scandinavie parmi les cocotiers, les palmiers, les mangliers de Saint-Thomas. J’ai rencontre ici le général Florès, qui allait conquérir la république de l’Equateur. Ces états de l’Amérique du Sud, sauf le Chili, qui a bien eu sa petite révolution cet hiver, mais qui en somme continue à prospérer, sont tous livrés à des agitations et à des bouleversemens continuels. Voilà Rosas qui se fait-chasser de Buenos-Ayres. Un Français qui vient de Caracas m’apprend que les choses ne vont pas mieux dans l’état de la Nouvelle-Grenade. Il y a quelque temps, l’on a conspiré contre; le président : il devait être frappé pendant un repas. En effet, au dessert les épées ont été tirées; il s’est défendu et est parvenu à s’échapper. Depuis, on n’en a plus entendu parler; on ne sait ce qu’il est devenu. On est tranquille pour le moment à Caracas, capitale de l’état de Venezuela. C’est une agréable ville dans un charmant pays; là il s’est passé une chose assez singulière. Un zambo, c’est-à-dire un métis provenant du mélange du sang indien et du sang noir, nommé Paez, s’est trouvé le chef du parti aristocratique, et un homme appartenant à une ancienne famille du pays, Monagas, a chassé Paez; il gouverne maintenant au nom de la démocratie.


De Saint-Thomas aux Açores.

Comme Saint-Thomas est le point central des diverses lignes de bateaux à vapeur, à notre départ le bâtiment se trouve très au complet. Nous sommes maintenant, y compris l’équipage, environ deux cents personnes à bord. Vingt-trois enfans jouent sur le pont, où sont organisées des balançoires pour ces jeunes passagers. Le temps, qui avait été jusqu’ici merveilleusement beau, commence à se gâter un peu. La réunion des voyageurs est moins complète; beaucoup de dames ne paraissent plus. Cela est triste sans doute; mais le jour où tout le monde se porte bien, on ne sait comment trouver de la place à table, comment se faire servir et comment dîner. Nous avons eu à Saint-Thomas une irruption de Californiens venus par le bateau de Panama. Je les interroge sur cette cité naissante, ce monde primitif qui sort du chaos, sur cette ville de San-Francisco qui n’existait pas il y a quatre ans, et qui est maintenant une cité de cinquante mille âmes dont l’aspect est semblable à toutes les cités de l’Union. On me donne de curieux détails sur le comité de surveillance, sur ce pouvoir qui s’est formé comme naturellement et fait régner la justice dans une ville où les magistrats n’étaient ni assez purs ni assez forts pour l’établir. Les premiers négocians de la ville se sont, de par la nécessité, constitués en tribunal; ils ont fait arrêter les criminels, leur ont donné un avocat pour les défendre, un jury pour les juger; puis on a attaché une corde à un balcon, les membres du tribunal de surveillance ont paru sur le balcon, chacun a touché la corde pour prendre la responsabilité du fait, et on a pendu les condamnés. Ce procédé judiciaire peut sembler dangereux, et chez nous le serait, je crois, beaucoup. J’ai demandé, non à des Américains, qui auraient été suspects de partialité pour cette procédure américaine, mais à des Allemands, à des Français qui venaient de San-Francisco : — Y a-t-il eu quelque condamnation qui ne fût pas évidemment juste? — Aucune. — Les membres du comité de surveillance n’ont-ils pas cherché à profiter de l’autorité dont ils étaient investis pour satisfaire des haines particulières, au moins pour se donner une importance politique et servir des intérêts de parti? — Jamais, c’eût été impossible. Le jour où leur action n’a plus été rigoureusement nécessaire, ils se sont séparés en déclarant que, si les circonstances l’exigeaient, ils se réuniraient de nouveau. — Telles sont les réponses qui m’ont constamment été faites. Je craindrais que partout ailleurs que chez des Anglo-Saxons une semblable expérience ne réussît pas. Je ne conseillerais point, par exemple, à des Français de la tenter.

Tout le monde en Europe a les yeux tournés vers la Californie, vers cet Eldorado rêvé par les conquistadores du XVIe siècle, qui leur échappa toujours comme en punition de leur cruauté, et devait se révéler en 1848 à un officier de la garde suisse de Charles X; mais on ne sait pas en général l’histoire de ce pays dont on parle tant. J’en dirai quelques mots.

Cortez toucha la côte de Californie, où un de ses lieutenans avait abordé le premier. Le golfe de Californie s’est appelé d’abord Mer de Cortez; mais le navigateur espagnol ne fonda aucun établissement dans ce pays, qui, chose curieuse, devait être conquis par des jésuites. Après s’être fait autoriser à cette conquête par le gouvernement de Mexico, les pères se mirent à l’œuvre. Le père Salvatierra débarqua sur la côte avec cinq hommes et leur caporal, éleva un mur autour d’une chapelle où il avait placé l’image de Notre-Dame-de-Lorette, et défendit contre les Indiens ce petit fort, qui fut plus tard la capitale de la basse Californie. De leur côté, des franciscains plantèrent une croix dans la Californie supérieure, au fond d’une rade magnifique qu’ils appelèrent San-Francisco; les apôtres de la pauvreté marquaient sans le savoir la place de la ville d’or.

L’histoire du gouvernement de la Californie par les missions est une admirable histoire. Résistant aux Indiens par les armes et pansant leurs blessés après le combat, les nourrissant, les instruisant, les gouvernant comme des enfans, défrichant le pays, agriculteurs, architectes, artisans; bâtissant des églises, des maisons, des moulins, jetant des ponts, creusant des canaux, les jésuites montrèrent là comme ailleurs cette possibilité de tout faire qui est le propre de leur institut. L’indépendance du Mexique et les révolutions qui la suivirent, en désorganisant les missions, avaient plongé la Californie dans la plus irrémédiable anarchie. Au milieu du désordre, les aventuriers des États-Unis, venus par les cimes de la Sierra-Nevada, regardées longtemps comme infranchissables, commencèrent à jouer un rôle en appuyant quelqu’une des factions indigènes qui divisaient le pays. Ils trouvèrent un point d’appui dans le capitaine Sutter, qui, après la révolution de juillet, était allé bâtir un fort et fonder une espèce de principauté indépendante dans la vallée du Sacramento. Bientôt ils se soulevèrent contre la faible autorité du gouvernement mexicain, et proclamèrent leur indépendance en arborant un pavillon où l’on voyait un ours et une étoile. Enfin arriva la guerre du Mexique, et un parti d’Américains, composé de douze dragons sur des chevaux éreintés, de cinquante hommes montés sur des mulets et de cinquante fantassins, attaqua les troupes mexicaines; puis les Américains, aidés d’un renfort arrivé par mer et d’Espagnols mécontens, parvinrent à mettre en ligne cinq cents hommes qui opérèrent la conquête de la Californie. Elle avait déjà été une fois conquise par une armée cent fois moins nombreuse, les cinq hommes du jésuite Salvatierra.

Ce même capitaine suisse Sutter, qui avait joué un rôle dans ces événemens, était appelé à prendre une initiative bien autrement importante : celle de l’exploitation de l’or de la Californie. Un jour, comme il faisait la sieste, un de ses amis, nommé Markham, entra chez lui tout éperdu. La première pensée de Sutter fut qu’une attaque se préparait contre lui, et il sauta sur sa carabine; mais Markham le détrompa en jetant sur la table une poignée de pépites d’or qu’il venait de découvrir. Ayant vu quelques cailloux briller au soleil, il ne s’était pas donné d’abord la peine de se baisser pour les prendre; puis il en avait ramassé un avec distraction et avait reconnu de l’or; il s’était rapidement assuré que le précieux métal abondait dans les environs. Le capitaine Sutter organisa les premiers lavages. Bientôt tout se précipita vers la Californie. Aujourd’hui on dit que Sutter, à la suite de spéculations malheureuses, est entièrement ruiné. Les chercheurs d’or lui ont fait une pension qu’ils lui doivent bien.

Un Français qui revient de la Californie nous montre des échantillons du précieux minerai. La récolte aurifère, loin d’être à la veille de s’épuiser, comme on l’a quelquefois annoncé, donne au contraire les espérances les plus fondées d’un accroissement indéfini. Les gisemens d’or s’étendent à une grande distance. Chaque jour, on en découvre de nouveaux. On a commencé par s’adresser surtout au sable des rivières, qui offrait le minerai dans l’état où il est le plus facile de le recueillir et de le dégager; mais ce sable ne contient de l’or que parce qu’il provient des montagnes d’où les eaux l’ont entraîné. Ces montagnes sont les vraies mines à exploiter[13].

A mesure que nous nous avançons, le ciel est moins constamment pur, et l’Océan remplace sa constante sérénité par des accès passagers de mauvaise humeur, puis reprend son calme et son sourire accoutumés. Nous sommes sur la limite de la mer enchantée des Antilles et de la mer sauvage de l’Europe. Une autre circonstance assombrit un peu les fronts des passagers : les vivres diminuent chaque jour. En allant visiter le garde-manger vivant du navire, je vois avec une certaine inquiétude décroître le nombre des moutons, des pores, des poulets. Les bœufs ont disparu, et nous sommes menacés d’être réduits à la viande salée pour les dix ou douze jours qui nous restent à passer en mer. Si le temps est beau, nous toucherons aux Açores pour nous ravitailler. Chacun désire vivement qu’il en soit ainsi.


23 avril, les Açores.

Enfin nous découvrons les Açores. Outre l’intérêt tout prosaïque qui me faisait désirer de les apercevoir, leur vue, après plusieurs jours de navigation sur une mer sans îles, réjouit l’âme et les yeux. Elles se présentent de la manière la plus gracieuse, annoncées par le Pic, beaucoup plus élevé que le Vésuve, mais qui lui ressemble. En approchant, l’illusion augmente, et c’est la baie de Naples que je crois contempler. Je n’ai jamais rien vu qui la rappelle davantage. L’île de Caprée seule est absente; mais le Pic à notre droite, à notre gauche une île assez semblable à Ischia, en face une ligne qui s’allonge comme Procida, une autre qui s’abaisse comme le Pausilippe, rendent la comparaison de plus en plus exacte. Seulement, en approchant de Fayal, on s’aperçoit que les collines très vertes et très fertiles sont presque entièrement dépouillées d’arbres.

Nous nous arrêtons en face de la ville de Fayal. Ses maisons blanches bordent la mer; les églises sont blanches aussi; les portes et les fenêtres, encadrées d’une pierre noire, ont un aspect particulier que je n’ai vu qu’ici. Le capitaine a déclaré qu’on ne descendrait point à terre; quelques passagers n’en risquent pas moins une promenade furtive. Pendant ce temps, le bâtiment est entouré de barques remplies d’oranges, de petits paniers à la mode du pays, de fleurs artificielles en plumes; mais ce que l’on voit venir à bord avec encore plus de plaisir, ce sont des quadrupèdes et des volatiles qui nous rassurent tous sur l’avenir de nos dîners. Bientôt on repart, cette fois décidément pour l’Europe. Nous sommes déjà dans l’ancien monde, car les Açores appartiennent à l’Afrique.

Les Açores, découvertes avant l’Amérique, formaient comme l’avant-poste des régions ignorées vers lesquelles s’élançaient les imaginations du XVe siècle. On disait qu’on y avait vu échouer des arbres inconnus et même des cadavres, qu’on avait aperçu des canots passer à quelque distance, poussés par les courans. On racontait que, dans l’île de Cuervo, la plus occidentale des Açores, on avait trouvé la statue gigantesque d’un cavalier dont la main s’étendait vers l’ouest et semblait diriger de ce côté l’audace des navigateurs. C’était alors le seuil du monde inconnu. Les uns placèrent de ce côté les îles Fortunées des anciens, les autres l’île flottante de Saint-Brandan. Les Espagnols qui y abordèrent au XIVe siècle croyaient y trouver une mer enveloppée de ténèbres, aux confins de l’univers. Aujourd’hui les Açores sont comme le terme de notre traversée d’Amérique. Il nous semble en les touchant nous sentir déjà en Europe. Ces limites des anciens voyages sont presque pour nous les frontières de la patrie. En effet, à peine a-t-on passé les Açores, que la mer prend décidément l’aspect sévère de l’Océan européen. La température perd tout à fait ce qu’elle avait conservé de la douceur des tropiques. D’autre part, elle s’anime, on rencontre plus de navires. Quelques jours encore, et l’Atlantique sera franchi.

Un seul incident a rompu la monotonie de nos dernières journées de bord, et cet incident était triste. Un vieil agent de la compagnie que nous avions pris à Saint-Thomas est mort subitement dans sa cabine. Quelques passagers ont entendu le vieillard pousser un cri d’angoisse et comme de désespoir; on est entré, et on l’a trouvé expiré sur son lit. Cette mort solitaire pourrait bien être le lot de ceux qui courent le monde. Une telle perspective n’a rien de riant. Je n’aimerais pas à mourir ainsi, d’autant plus que les funérailles n’ont point eu la solennité que j’attendais. On n’a point apporté le corps sur le pont. Après quelques prières prononcées dans une des chambres du bâtiment, on a jeté sans aucun appareil le cadavre dans la mer par une ouverture pratiquée sur le flanc du navire, et qui sert à vider les cuvettes. Il était enveloppé dans un pavillon ; mais pour ne rien perdre, on a retiré le pavillon avec une corde. Tel a été le dernier événement de la traversée.

Au bout de quelques jours, nous, sommes arrivés à Southampton, et le surlendemain 10 mai, j’étais à Paris, prêt à ouvrir mon cours au Collège de France, comme je l’avais annoncé de Vera-Cruz avant de partir pour Mexico.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons du 15 septembre et du Ier octobre.
  2. Nom des lazzaroni du Mexique.
  3. Cette tradition a été recueillie en 1566 par Pedro del Rio, et se trouve dans ses manuscrits conservés au Vatican.
  4. Prononcez Chelhuha.
  5. On a trouvé à la base de la grande pyramide de Cholula une salle contenant des idoles et quelques ossemens, mais rien qui ressemblât à un sépulcre. M. de Humboldt pense que ces ossemens appartenaient à des prisonniers. Peut-être était-ce à des victimes. Le nom de Chemin de la Mort, resté à la route qui conduit aux pyramides de Teotihuacan, peut s’expliquer aussi par les sacrifices humains dont ces monumens étaient le théâtre.
  6. Les pyramides mexicaines, qui sont en général à degrés, ressemblent davantage au monument de Babylone dans lequel on croit reconnaître la tour de Babel, et qui, d’après la description la plus récente, celle de M. Fresnel, se composait de « huit parallélipipèdes rectangles en retrait l’un sur l’autre. » Nouveau Journal asiatique, cinquième série, t. Ier, p. 504.
  7. Ancien nom du plateau mexicain.
  8. Qu’on me pardonne de mentionner ce petit fait, mais je ne puis me défendre d’exprimer la joie que j’ai ressentie en trouvant au Mexique un souvenir qui m’est toujours bien cher, et que, depuis que ces ligues ont été écrites, la perte d’un ami, d’Adrien de Jussieu, m’a rendu bien douloureux.
  9. Grand couteau que portent les Indiens.
  10. En même temps mes interlocuteurs me disent qu’il y a de très honnêtes gens parmi les négocians mexicains. Avec ceux-ci, on peut agir de confiance. Après l’échéance d’une lettre de change, on ne se presse pas d’en exiger la valeur; on donne du temps, et presque toujours on est payé.
  11. Pindare parle dos ailes de pourpre de la nuit. Homère donne fréquemment à la mer l’épithète de purpurine; c’est le dark blue sea de Byron.
  12. On sait que l’entreprise a échoué.
  13. En septembre 1853, il résulte des derniers rapports sur la Californie qu’elle a déjà fourni 40,000,000 de livres sterling, probablement un dixième environ de tout l’or qui jusque-là existait dans 1er monde. (The Economist, 17 septembre 1853.)