Prométhée poésie de M. Edgar Quinet



PROMÉTHÉE
POÈME DE M. EDGAR QUINET.

Nous ne nous excuserons pas de venir un peu tard parler du Prométhée de M. Quinet. Les esprits qui se plaisent aux grandes et sérieuses conceptions de ce poète, comme ceux qu’effraie le vol de cette muse amie des hautes cimes, s’accordent au moins à reconnaître que peu d’écrivains, en ce temps de bruit et de gloires éphémères, ont fait moins de sacrifices à la mode, moins de génuflexions à la popularité. Les productions de M. Quinet, pleines d’audace, d’originalité, d’imagination, de qualités solides, ne sont pas de celles que quelques mois vieillissent et qui se rident avant que la critique ait eu le temps de les envisager. Ahasvérus et Napoléon n’ont pas trouvé seulement de nombreux lecteurs en France ; ils comptent des amis et des adversaires dans toute l’Europe. Il y a peu de jours, M. Quinet démontrait éloquemment, dans ce recueil, l’unité des littératures modernes ; il n’est pas seulement l’historien de cette vérité glorieuse, il en est lui-même la démonstration poétique et vivante : ses ouvrages sont écrits pour la France, et pensés pour l’Europe.

En effet, M. Quinet n’est pas un poète épique de la famille d’Homère ; s’il fallait absolument lui trouver une généalogie, je le dirais fils de Milton et frère de Shelley. Ce qu’il poursuit, ce n’est pas l’épopée narrative, nationale ou individuelle. Le monde qu’il habite surtout est celui des idées ; s’il porte ses regards sur la terre et sur l’histoire, c’est pour y chercher un symbole, à l’aide duquel il puisse douer de la vie de l’art une idée sociale et religieuse encore muette et inexprimée ; idée qu’il n’a pas faite, qui est un peu l’œuvre de tous, mais qu’il travaille plus activement qu’aucun autre à dégager des théories, des faits et de la conscience universelle ; idée, plutôt conçue qu’enfantée, qu’il s’efforce d’élever, le premier, sur une base granitique et monumentale, comme une sorte de sphinx, placé sur la route de la vérité.

Quelle est donc, dira-t-on, cette idée mystérieuse, si artistement ébauchée dans Ahasvérus, continuée dans Napoléon, reprise de nouveau dans Prométhée ? Le mot de cette triple énigme est-il religieux ou sceptique, panthéistique ou chrétien ? Ainsi posée, cette question me paraît presque insoluble. Il est évident que si la formule exacte et philosophique de sa pensée était trouvée, l’auteur aurait employé pour l’exprimer les termes précis d’un théorème, non les vagues aperçus et les flottantes images de la poésie. Ce qui ressort clairement pour moi des trois poèmes de M. Quinet, c’est la foi de l’auteur dans la marche lente et douloureusement progressive de l’humanité, dans le dogme de la gravitation incessante du genre humain vers des régions de plus en plus hautes ; c’est le pressentiment d’une révolution prochaine dans les rapports qui lient les individus et les sociétés, l’esprit et le corps, le ciel et la terre. Il est heureux, toutefois, que l’auteur ait cherché successivement plusieurs symboles pour éclaircir de plus en plus le point de l’horizon où il tend. Ses intentions étaient restées assez voilées dans son premier poème, pour qu’un écrivain d’une bonne foi parfaite et de la plus rare sagacité[1] s’y soit trompé, et ait cru voir dans l’épilogue d’Ahasvérus, notamment dans la mort et l’ensevelissement du créateur des mondes, le dernier mot d’un désespoir poussé jusqu’au blasphème ; tandis que l’auteur, dans ses aspirations palingénésiques (qu’il a fait, toutefois, remonter d’un degré au moins plus haut qu’il n’aurait dû), n’avait, comme il l’a proclamé lui-même, voulu tirer de sa lyre qu’un hymne de rénovation et d’espérance.

Le nouveau cadre que M. Quinet vient de choisir pour mettre de plus en plus sa pensée en saillie, est emprunté à l’antiquité païenne. C’est l’ancien mythe de Prométhée, rattaché dans le passé aux mystères les plus révérés de la foi chrétienne, par une liaison d’idées entrevue de plusieurs pères de l’église, et couronné dans l’avenir par les premiers rayons d’un nouveau jour religieux, que je ne puis, dans mon embarras, nommer autrement que le par-delà le christianisme.

Ce poème, ou ce drame, est divisé en trois parties. Dans la première, Prométhée apporte aux hommes le feu céleste ; en d’autres termes, il agrandit l’existence humaine par le don des arts, de la civilisation, de l’industrie. Les dieux, irrités de voir passer dans la main des mortels une portion de la puissance créatrice, punissent l’audacieux titan. Le supplice du Caucase est le sujet de la seconde partie. Prométhée, emblème de l’activité et de la curiosité de l’ame humaine, demeure, pendant plusieurs siècles, cloué sur son rocher. Mais, du haut de cette croix[2], son esprit, libre et sans entraves, prophétise la chute des dieux de l’olympe, sa propre délivrance et l’avénement d’un dieu plus puissant que Jupiter. Dans la troisième partie, l’oracle s’accomplit, mais autrement qu’il n’était donné aux païens de le prévoir. Du sommet d’un autre Caucase, un autre Prométhée répand sur le monde une lumière plus pure et plus vivifiante que la première. Le titan, délivré de ses fers et du fatal vautour, est emporté dans les cieux, non toutefois sans conserver les stigmates de son supplice, non sans pressentir de nouvelles tortures, non sans prévoir, même dans les sphères célestes, une révolution nouvelle, douloureuse encore, et salutaire à l’humanité.

Tel est le cercle d’idées que parcourt le poète, tel est le complément, au moyen duquel M. Quinet a renouvelé la vieille fable de Prométhée ; telle est la manière dont il dénoue cette tragédie divine, logiquement insoluble dans le système païen ; telle est, enfin, l’exposition d’un troisième drame religieux, que l’avenir, à son tour, dénouera peut-être.

Ce projet hardi de souder la fable du Caucase aux mystères du Golgotha a soulevé contre M. Quinet deux vives critiques, d’ailleurs assez peu sensées. D’une part, les dévots au culte de l’art antique lui ont vivement reproché d’avoir porté la main sur un chef-d’œuvre aussi parfait que le Prométhée grec, et d’avoir faussé le sens de cet admirable mythe sous prétexte de le compléter et de l’agrandir ; d’une autre part, on a protesté, au nom du christianisme, contre le mélange adultère des fictions païennes et des vérités révélées.

Quant à ce respect idolâtre qu’on témoigne pour les types classiques, je ferai remarquer que cette sollicitude est bien tardive. L’antiquité tout entière n’a-t-elle pas été déjà vingt fois refaite à neuf par le génie moderne ? Quel critique, si ce n’est Guillaume de Schlegel, peut s’étonner ou regretter que Racine ait mêlé les idées et les sentimens de son temps à l’Iphigénie et à l’Hippolyte couronné d’Euripide ? Racine, dans ces deux pièces, a conservé la forme et le vêtement, mais bien peu de l’ame du poète grec. J’en conviens ; mais les spectateurs et les lecteurs ne sont pas non plus des Athéniens. Shakspeare, dans Troïle et Cresside, Gœthe, dans son Iphigénie, n’ont pas été plus fidèles au génie antique. Pour revenir au mythe de Prométhée, tous les poètes modernes qui se sont emparés de ce sujet, Calderon, Gœthe, Falk, Shelley, ont apporté dans cette refonte les idées et les préoccupations contemporaines, sans avoir, à beaucoup près, pour agir ainsi, des motifs aussi élevés que M. Quinet. Dans le poème de celui-ci, l’alliance des deux croyances, païenne et chrétienne, constitue le sujet même et le but du poète : c’est précisément un Prométhée chrétien que M. Quinet a voulu faire. En mêlant les deux cultes, l’auteur a prétendu rapprocher dans l’art ce qui s’est réellement touché dans l’histoire. L’instinct poétique du moyen-âge, en sanctifiant Virgile et les Sibylles, avait déjà pressenti l’existence de quelques voix semi-chrétiennes, sœurs de Daniel et d’Isaïe, prophétisant le Christ, au sein de l’antiquité païenne. À ces précurseurs avoués et reconnus des idées évangéliques, M. Quinet a voulu joindre la grande figure de Prométhée : c’était son droit de poète ; l’orthodoxie n’a pas à s’en plaindre. Autre chose est la poésie, autre chose est le dogme. La poésie peut être religieuse, chrétienne même, sans être orthodoxe. L’enfer de Dante et le paradis de Milton n’étaient possibles qu’à la condition de changer, de transformer, d’agrandir, au moins dans le sens poétique, la plupart des vérités que l’église enseigne.

Mais si j’absous M. Quinet des deux principaux reproches qu’on lui a faits, je crois, en revanche, devoir lui adresser quelques objections d’un tout autre ordre.

Il y avait, sans doute, une immense difficulté à donner une physionomie chrétienne à un mythe aussi profondément païen que celui dont il a fait choix. Cependant, parmi le grand nombre de variantes que cette fable a subies dans l’antiquité, il s’en trouvait de plus ou moins compatibles avec un dénouement pris en dehors du polythéisme. La suprême habileté du poète aurait donc été de choisir, parmi les traditions relatives à Prométhée, celles qui pouvaient se prêter le plus aisément au rapprochement qu’il se proposait.

Deux opinions principales, d’époques diverses, ont eu cours chez les anciens, touchant Prométhée.

La première, celle qui de beaucoup est la plus ancienne, et qui a eu pour interprètes Hésiode et Eschyle, représente le fils de Japet comme le rusé contempteur des dieux[3], l’impie ravisseur du feu céleste[4], et, en même temps, comme l’instituteur du genre humain, le propagateur des arts et des secrets de l’Olympe. Une seconde tradition, moins ancienne, et qui n’a pour garans que des poètes et des mythologues plus récens et des monumens d’une date peu reculée[5], fait de Prométhée non-seulement le vulgarisateur des arts, mais le créateur des hommes, statues d’argile, d’abord muettes et insensibles, qu’il anima et illumina du feu du ciel. Hésiode et les tragiques ne disent rien de cette création. Même silence, non moins remarquable, dans Aristophane, qui lui aussi a mis Prométhée en scène. Dans la fameuse révolte des oiseaux contre les dieux, Aristophane n’a pas manqué de faire accourir le vieil ennemi de Jupiter. Mais, conformément au génie comique, l’échappé du Caucase n’est, dans la cité de Néphélococygie, qu’un cabaleur craintif, une sorte de Thersite olympien. Aristophane n’oublie pas de rappeler burlesquement le grand bienfait de Prométhée, le don du feu : « C’est à toi, lui dit un mauvais plaisant, que nous devons de faire des grillades[6]. » : Mais de la création des hommes, mythe qui cependant prêtait on ne peut plus à la parodie, pas un mot.

Au reste, c’est une chose digne de remarque que la pauvreté des traditions helléniques sur un sujet aussi important que la création du genre humain.

Suivant Hésiode, avant toutes choses fut le Chaos, ensuite la Terre aux larges flancs, puis l’Amour, le plus beau des immortels. Or, le Chaos fut le père de l’Érèbe et de la Nuit. La Nuit, jointe amoureusement avec l’Érèbe, produisit l’Éther et le Jour. La Terre enfanta le Ciel couronné d’étoiles, son égal en grandeur, afin qu’il la couvrît tout entière. De l’union de la Terre et du Ciel naquirent l’Océan aux profonds abîmes, et enfin, Japet, Rhée, Saturne et les autres titans[7]

Des cosmogonies, un peu différentes quant à l’ordre des êtres, mais semblables en ce qu’elles font toutes également sortir le monde de l’amour et du mélange des élémens, se lisent dans les poèmes qui portent le nom d’Orphée[8], dans un fragment de Sanchoniathon cité par Eusèbe[9], dans Hygin et dans quelques autres mythologues. Toutes ces cosmogonies ou théogonies s’accordent en ce point, que, sous le premier règne, celui d’Uranus et de Gè (le Ciel et la Terre), il n’existait que des pouvoirs célestes et terrestres, ou, comme on a dit plus tard, des dieux et des titans. L’homme, comme dans la Genèse, et comme dans les cosmogonies orientales, fut le dernier né de la création[10]. Ce n’est que sous la seconde dynastie céleste, du temps de Saturne et de Rhée, qu’on vit les hommes habiter la terre ; Hésiode dit que la première race, celle de l’âge d’or, fut créée par les habitans de l’Olympe. Quant à ceux du troisième âge, de l’âge d’airain : « Ils furent, dit-il, créés par Jupiter[11]. » D’où lui vint, sans doute, le nom de père des dieux et des hommes qu’Homère et Hésiode lui donnent si souvent, et celui de hominum sator atque deorum, qu’il reçut chez les Romains.

Dans un apologue attribué à Ésope, mais d’une époque très postérieure, Prométhée crée les hommes et les animaux, par l’ordre exprès de Jupiter[12]. Platon admet aussi dans son Protagoras cette collaboration bizarre de Dieu et de Prométhée et même d’Épiméthée. Ce philosophe, s’élevant ailleurs à une doctrine plus épurée, démontre dans le Timée la nécessité d’un ouvrier suprême et unique pour l’arrangement de l’univers et la formation des hommes d’après un type éternel et idéal ; mais il refuse à la divinité le pouvoir de rien créer[13].

Soit donc que l’on consulte les monumens, les poètes ou les philosophes, nulle part on ne voit en Grèce le dieu suprême se livrer, comme dans la Genèse, au grand acte de la création. Platon lui-même retombe à tous momens dans la matérialité des cosmogonies sidérales et élémentaires issues des religions de l’Orient. Exposant son système des trois sexes, il établit que les hommes ont été produits par le soleil, les femmes par la terre, et le sexe double (les androgynes), par la lune[14]. Malgré les belles pages du Timée et quelques pages aussi belles d’Aristote[15], la Grèce ne put se dégager entièrement des liens du panthéisme asiatique. Elle ne fit que l’amoindrir, et ne parvint ni à le vaincre ni même à l’égaler. L’hellénisme, en effet, est bien loin d’offrir la franchise et la grandeur panthéistique des religions de l’Inde. C’est une belle fable que celle de l’arbre de vie dont il est parlé dans le Boun-Dehesch : « Arbre formé de deux corps humains, homme et femme… arbre qui crut en hauteur, portant pour fruit dix espèces d’hommes…[16] » Les opinions indécises de la Grèce sur la création, ne sont qu’un moyen terme fort timide entre le naturalisme de l’Orient et le système du dieu créateur de la Genèse.

À mon avis, ce vague était très favorable à M. Quinet. Il en résultait pour lui une liberté complète de prendre pour base et point de départ de son poème l’hypothèse qui convenait le mieux à son dessein ; cette hypothèse devait être assez compréhensive pour rendre au moins poétiquement vraisemblable la fusion des deux théologies païenne et chrétienne. Il devait donc, ce me semble, rejeter bien loin la fable peu sérieuse qui attribue au fils de Japet la formation des statues d’argile, devenues plus tard des hommes. Cette hypothèse mesquine, qui ne se trouve dans aucun auteur un peu ancien, mais seulement dans Apollodore[17], dans Pausanias[18], dans Ovide[19] et dans quelques mythologues plus récens[20], ne pouvait être la base d’un poème pagano-chrétien. Assigner à Prométhée l’origine du genre humain répugne au but que le poète se propose ; car entre l’homme créé par le caprice d’un titan, ou, si vous le voulez, d’un ange déchu, et l’homme racheté sur le Calvaire par le fils de Dieu, il y a un abîme infranchissable, une impossibilité que ne peut admettre le lecteur le plus disposé à se plier aux fantaisies du poète. M. Quinet paraît avoir pressenti cette objection. Il intitule simplement sa première partie : Prométhée inventeur du feu ; de plus, il prend pour épigraphe ces belles paroles de Lactance : « Les païens racontent que Prométhée a fait l’homme d’argile ; ce n’est pas sur la chose qu’ils se trompent, c’est sur le nom de l’ouvrier. » Mais, pour se replacer dans la vérité, il ne suffit pas d’un titre et d’une épigraphe.

Toutefois, ce faux point de départ admis, il est juste de reconnaître que M. Quinet a fait jaillir de cette donnée de grandes beautés de détail et d’admirables vers. On peut en juger par ce morceau, où Prométhée, titan ou archange tombé, raconte comment la pensée lui est venue de créer l’homme :

Le monde était désert ; l’homme n’était pas né ;
Seulement sur mon front aux larmes condamné
Déjà l’aigle planait ; cependant que des nues
Sortaient en s’éveillant les noirs troupeaux de grues.
Le temps naquit alors, vieillard sourd et changeant ;
Aussitôt du tombeau le ver trop diligent
Courut à son métier comme une filandière ;
Et l’idole attendait l’ouvrier dans la pierre.
Aux sources des lions je m’abreuvai d’abord ;
De leurs yeux secouant le sommeil de la mort,
Je les vis tout pensifs qui sortaient de l’argile :
Leurs pas étaient pesans, leur front était tranquille ;
Et je leur demandai le chemin des déserts ;
Mais ils étaient muets comme tout l’univers.
..................
..................
Long-temps je crus qu’enfin des cavernes des bois
Une voix sortirait pour répondre à ma voix.
Que souvent, les regards attachés sur les nues,
Dans l’air, j’ai caressé des vierges inconnues !
Je les voyais sourire ; à ces filles du ciel
Déjà je préparais le lait, l’onde et le miel,
Quand les cieux me raillant, l’aquilon de son aile
Ravissait mon épouse à la voûte éternelle ;
..................
..................
Que de longs jours passés dans ce silence aride !
Et j’étais seul au monde ; et le monde était vide !
Et mon cœur affamé lui-même se rongeait,
Et mon esprit sans but, partout s’interrogeait !
Les soleils se suivaient l’un l’autre sans mémoire ;
Le soir venait. Bientôt, couvert de l’ombre noire,
De mon antre à pas lents je regagnais le seuil.
Comme une bête fauve y répandant le deuil,
J’attendais sans dormir je ne sais quelle proie,
Un hôte, une chimère, un présage de joie,
De l’avenir peut-être un message secret.
À peine dans les bois l’abeille murmurait,
Je disais : le voici qui vient de l’empyrée ;
Suivons encore un jour l’espérance dorée ;
Et trouvant à sa place ou le serpent moqueur

Ou le lys, sous mes pas, consumé dans sa fleur,
Je riais ; dans mon mal quand s’enfonçait l’épine,
Mes ongles déchiraient ma stupide poitrine.
Enivré d’un levain de colère et d’amour,
Mon désespoir croissait jusqu’à la fin du jour.
Combien de pleurs sacrés et versés goutte à goutte !
L’abîme les a vus : il s’en souvient sans doute.
Ô morsures de l’ame ! Ô glaives de l’esprit ?
..................
Ainsi mes jours passaient… si c’était là des jours.
Un soir (cette heure est triste et me navre toujours),
Dans la mer je voyais se mirer l’astre blême ;
Mais l’orage éternel ne grondait qu’en moi-même.
Tout dormait ; j’enviais les songes des roseaux,
Et mon ombre, comme eux, dormant au fond des eaux.
Un penser, d’où me vint cette lueur sublime ?
Tout d’abord m’éclaira. Sur le bord de l’abîme,
D’un vil et noir limon, recueilli par hasard,
Je fis un demi-dieu, fragile enfant de l’art…
..................

Telle est l’avant-scène que le poète, à la manière homérique, a rejetée dans la troisième partie du drame. Le poème s’ouvre sans préambule, au moment de la création. Le titan est à l’œuvre ; entouré d’un nuage et seul sur la terre encore humide des eaux du déluge[21], il recueille, au bord de l’océan, le limon primitif. Autour de lui sont des ébauches à moitié terminées. D’autres figures humaines sont éparses dans sa caverne ; des peuples d’argile, hommes, femmes, rois, prophètes, privés encore de vie, apparaissent immobiles sur la cime des monts et à travers le feuillage des forêts. Écoutons les premières paroles que prononce le hardi modeleur de l’homme :

Courage ! l’œuvre avance ! À la face des cieux
Cette argile vivra comme vivent les dieux.
Sous mes doigts je la sens qui fermente et s’anime.
De mes pleurs de titan, qui tombent dans l’abîme,
J’ai deux fois arrosé le limon des humains…

Ce trait est une heureuse imitation d’une belle pensée de Thémistius. Ce rhéteur a dit de Prométhée, dans un de ses discours, qu’il a pétri l’argile humaine, non avec de l’eau, mais avec des larmes[22].

Prométhée ne forme pas seulement des hommes, des vierges, des vieillards ; avant d’appeler à la vie ce peuple de statues, il achève de modeler et anime de son souffle une vierge géante, qui sera sa compagne et qui n’est qu’un dédoublement de son ame. Le poète se complaît dans les détails de la création de la première femme. Il y a dans cette scène plusieurs traits imités de Pygmalion. C’était, en effet, à peu près tout ce qu’on pouvait sur ce sujet emprunter à la Grèce. Si la mythologie hellénique est presque muette touchant la création de l’homme, elle est ironique et badine sur la création de la femme : rien n’est plus charmant, mais en même temps moins sérieux, que le mythe de Pandore, tel que le raconte Hésiode :

« Pour nous venger des humains, je leur enverrai un fléau qu’ils embrasseront comme une idole. En disant ces mots, le père des dieux et des hommes riait. Il ordonna à son fils Vulcain de mêler ensemble de la terre et de l’eau, et de communiquer à ce mélange la voix et la forme humaine, de lui donner une figure aussi belle que celle des déesses, en un mot, de modeler la plus ravissante des vierges. Il voulut que Minerve lui enseignât à faire les plus beaux ouvrages, à ourdir les plus élégantes trames. Il exigea que la céleste Vénus répandît toutes les graces sur sa tête et qu’elle fît passer dans son cœur tous les désirs inquiets, tous les soucis fatigans de l’amour. Il chargea Mercure de lui inspirer la ruse et l’habitude des doux mensonges. Tous s’empressèrent d’obéir au fils de Saturne ; sur-le-champ, le dieu qui boite des deux jambes forma avec de la terre le modèle d’une vierge enchanteresse. Vénus aux yeux d’azur lui plaça la ceinture et la couvrit de beaux vêtemens ; les Graces et la charmante déesse de la persuasion embellirent sa gorge séduisante d’un collier d’or ; les Heures à la blonde chevelure la couronnèrent des plus belles fleurs du printemps ; Minerve mit la dernière main à sa parure. Le messager des dieux lui-même ne manqua pas de remplir son cœur de tendres mensonges, de trompeuses promesses et de tous les artifices que le maître bruyant du tonnerre avait désiré qu’il lui enseignât. Le héraut de l’Olympe lui communiqua la parole et imposa à cette belle vierge le nom de Pandore, parce que chacun des habitans du ciel lui avait fait un présent qui devait être funeste aux mortels curieux. Enfin, lorsque cette fatale et pernicieuse beauté fut en tout parfaite et accomplie, Jupiter envoya Mercure à l’illustre Epiméthée pour lui présenter ce don charmant des immortels. Épiméthée, à cette vue, oublia le conseil que lui avait donné Prométhée, son frère, de ne rien recevoir du maître de l’Olympe et de lui renvoyer tous ses présens, de peur qu’il n’en résultat quelque malheur pour les hommes. Ce ne fut qu’après avoir reçu Pandore qu’Épiméthée sentit combien ce don était funeste. Jusque-là les tribus humaines avaient vécu sur la terre, sans peine et sans travail, exemptes des maladies cruelles qui amènent la vieillesse, car la vieillesse plaintive naît promptement de l’affliction. Or, la dangereuse Pandore, ayant soulevé le couvercle d’un vase qu’elle tenait dans ses mains, répandit parmi les hommes une source intarissable de maux. La seule espérance ne franchit pas le seuil ; elle erra sur les lèvres du vase, mais ne s’envola pas, Pandore ayant remis aussitôt le couvercle par le conseil de Jupiter. Cependant tous les maux que contenait la boîte se répandirent aussitôt parmi les hommes. La terre en fut remplie aussi bien que la mer. Les maladies, depuis ce temps, guettent les hommes jour et nuit, leur apportant toutes sortes de tortures en silence, car Jupiter a voulu que ces ennemies des humains fussent muettes[23]. »

Ailleurs Hésiode ajoute :

« C’est de Pandore, créée pour le malheur des mortels, que sont sorties toutes les femmes ; aussi dangereuses que leur mère, elles sont comme elle la ruine assurée des humains[24]. »

Cette ironique et gracieuse fiction, tout ancienne qu’elle soit, ne me paraît pas remonter au-delà d’Hésiode. Le mythe vraiment antique et religieux, au moyen duquel les Grecs expliquaient la création de la femme, se trouve bien plutôt dans Platon, dépositaire des traditions orientales. Lisez, au commencement du Banquet, le discours d’Aristophane : vous y verrez l’exposition du dualisme sexuel, qui fut, suivant toutes les anciennes cosmogonies, l’état primitif du genre humain. En écartant l’ironie que le génie comique de l’interlocuteur jette sur l’union et la séparation de l’Androgyne, on retrouve dans un récit la même croyance, qui vient de se montrer à nous si complète et si naïve dans l’arbre de vie du Boun-Dehesch.

Il y a bien loin de là, sans doute, à la manière sublime dont Dieu dans la Genèse opère le dédoublement de l’être humain. Dans le récit du Pentateuque, c’est de la chair d’Adam, la plus voisine de son cœur, que le Seigneur forme, pendant son sommeil, la femme, cette réalisation de tous ses rêves. Cette manière de former la femme n’est pas seulement la plus philosophique et la plus touchante, elle est encore la plus gracieuse et la plus poétique. On sait le parti qu’en a tiré Milton. Le quatrième livre du Paradis perdu est, sans contredit, le tableau le plus suave qu’ait jamais tracé le pinceau d’un poète.

M. Quinet, dans le plan qu’il avait conçu, ne pouvait adopter ni la charmante et épigrammatique fiction d’Hésiode, ni le beau récit de la Genèse. Profitant d’une tradition grecque, assez récente, qui attribue à Prométhée la création de la femme[25], et appuyé sur un passage d’Eschyle, qui signale les noces d’Hésione et du titan, M. Quinet nous montre Prométhée se complaisant à former sa compagne géante. Voici les paroles dont le statuaire salue son ouvrage naissant :

Terre, qui produis tout, et toi, mer embaumée,
Écoutez et voyez ! car l’argile est formée.
Les dieux sont-ils plus beaux que ce vivant limon ?
À leurs corps endormis sur le haut Cythéron
Mes yeux ont dérobé la beauté souveraine.
C’en est fait, dieux jaloux, retenez votre haleine. —
Une vierge géante, enfant des songes d’or,
De l’argile est sortie… elle est aveugle encor.
Sur ses pieds blancs descend sa noire chevelure ;
Le lierre des forêts serpente à sa ceinture.
Des pensers de titan habitent sous son front.
Son œil s’ouvre… tout rit. Bercé sur son giron,
L’amour d’un lait divin a gonflé ses mamelles
Où pendent en naissant les nations jumelles…

Si j’ose dire ma pensée sur cette fiction, l’idée de ce colosse féminin ne me semble pas heureuse. Le gigantesque nuit à la grace. Je me garderai même bien d’indiquer quelle réminiscence enfantine et joviale réveille en moi cette colossale mère du genre humain. Les premiers mots que prononce Hésione rappellent les douces paroles d’Ève dans Milton. À peine animée du souffle céleste, Hésione s’éprend du bonheur de vivre :

........ ô vallons ! ô montagnes !
Ruisseaux, grottes, salut ! et vous, fleurs, mes compagnes,
Aisément je me fie aux mêmes cieux que vous…
..................

..................
Sur vos tiges déjà voudriez-vous mourir ?
Oh ! dites qu’il est doux de vivre et de fleurir,
Qu’auprès de la colombe il me reste une place,
Que la mousse des bois tressaille quand je passe…

Assurément, ces vers seraient pleins de charme, si l’on pouvait oublier un moment qu’ils sont prononcés par une géante.

Après avoir été sévère pour cette première partie de Prométhée, je me réjouis sincèrement de n’avoir que des éloges à donner à la seconde, au Prométhée enchaîné. Ici M. Quinet a pour appui le vieil Eschyle et le second drame de sa trilogie, lequel nous est parvenu intact. M. Quinet s’est inspiré de ce chef-d’œuvre, et il a bien fait. Toutefois, nulle part peut-être il ne s’est montré plus original. En effet, aux menaces prophétiques que le titan profère contre les dieux de l’Olympe, M. Quinet a dû mêler l’annonce de la loi nouvelle ; il a dû faire du blasphémateur de Jupiter le héraut précurseur du Christ. Cette partie du sujet si importante, si neuve, si délicate, est traitée par M. Quinet de main de maître.

Le passage des idées polythéistes aux idées chrétiennes est ménagé avec un art et des gradations de teintes que je ne puis trop louer :

« … Malgré ce vautour qui me ronge,
Souvent, sur ce rocher, je doute si je songe.
Si devant l’avenir le présent qui s’enfuit
N’est pas un mot, un rêve, évoqué par la nuit ;
S’il est vraiment des dieux, si Jupiter lui-même
N’est pas, au fond du temple, un vain nom, un blasphème,
Par l’immense univers au hasard répété,
Un faux voile étendu devant l’éternité.
Qui sait ce que demain peut enfanter la terre ? »

Et ailleurs Prométhée, pressentant la chute du polythéisme, s’écrie :

…… Des immortels préparez le cercueil…
Vierges, entendez-vous le cri de la prêtresse ?
Le loup a dévoré Diane chasseresse…
Apollon, qu’as-tu fait de tes flèches d’argent ?
Vois dans Corinthe un dieu plus diligent
Sur l’autel inconnu transporter la Pythie.
Pourquoi d’Argos le temple a-t-il croulé ?
De Delphes maintenant l’oracle balbutie…
L’herbe croît sur l’autel que Neptune a foulé.

Enfin, le titan, entouré des sibylles, ce lien naturel des deux cultes, prophétise clairement les mystères du Golgotha :

Le croirez-vous ? mes yeux voient un autre Caucase…
Sur le tombeau d’un dieu, vierges, jetez des fleurs.
Ô supplice inconnu ! source immense de pleurs !
Quel convive a d’absinthe empli ce large vase ?
Près des maux que je vois, ah ! que sont mes douleurs ?
Quel est sur la sainte colline
Cet autre Prométhée à la face divine ?
Le monde à Jupiter l’a-t-il sacrifié ?
Son père, quel est-il ? Dites, quel fut son crime ?
Est-ce un titan esclave ? un dieu crucifié ?
Ô prodige ! il bénit l’univers qui l’opprime…

Toute cette partie du poème de M. Quinet est irréprochable pour le fond et pour la forme.

Dans la troisième partie (Prométhée délivré), M. Quinet est rendu aux seules forces de son talent et de son sujet. Il ne nous reste, en effet, qu’un bien petit nombre de vers du Prométhée délié, et, quand nous posséderions de ce drame des fragmens plus nombreux, ils auraient été à peu près inutiles à notre poète, tant le fonds des deux ouvrages est différent ! Nous savons par les mythologues[26] et par quelques monumens[27], de quelle manière les anciens avaient dénoué ce grand drame. Ils ne pouvaient délivrer le titan qu’en donnant un démenti formel à Jupiter, qui avait juré de retenir le ravisseur du feu céleste éternellement enchaîné sur le Caucase, et un autre démenti à Prométhée, qui avait annoncé que ses fers seraient brisés par un dieu nouveau, vainqueur de Jupiter. Ce dieu nouveau fut tout simplement Hercule. Nous voyons ce demi-dieu, dans un bas-relief, percer d’une flèche l’aigle ou le vautour qui rongeait le foie du titan[28]. Le même bas-relief nous apprend par quel étrange subterfuge on essaya de pallier l’inconséquence de ce dénouement. Pour que Jupiter n’eût pas juré en vain, Prométhée dut conserver aux pieds et aux mains un bout de sa chaîne et un fragment de la pierre du Caucase. Au moyen de cet expédient peu sérieux, comme le remarque M. Quinet, on crut avoir effacé toutes les contradictions. J’ajouterai que plusieurs écrivains de l’antiquité attribuent à cette subtilité théologique l’usage qui est venu jusqu’à nous de porter aux doigts des anneaux de métal avec de petites pierres enchâssées[29]. N’est-il pas bizarre de songer que c’est de Prométhée que nous vient l’usage des bagues, y compris l’anneau de saint Pierre et celui du doge de Venise ?

C’est précisément la puérilité du dénouement antique qui a inspiré à M. Quinet l’idée d’un autre Prométhée. Il lui sembla que la fable du Caucase ne pouvait se clore dans le système païen que par un sophisme indigne de l’art. Tant que le dieu prophétisé par le titan ne paraissait pas, tant qu’une étoile nouvelle ne brillait pas au ciel pour les bergers et pour les mages, le supplice du Caucase n’avait aucune raison de finir. Le Christ, en un mot, parut à M. Quinet le seul rédempteur possible de Prométhée.

Cette idée, quelle que soit sa valeur dogmatique, est poétiquement très heureuse et très élevée ; elle est digne de l’auteur d’Ahasvérus. Annoncée et préparée dans les deux premières parties du poème, elle est réalisée et menée à fin dans la troisième. Ici les beautés abondent. J’ai pourtant une ou deux observations à présenter encore à l’auteur.

Voyons d’abord comment il a disposé la grande scène de la délivrance.

Dès l’ouverture de la troisième partie, nous voyons deux archanges, Michel et Raphaël, descendre du ciel et s’arrêter sur le Caucase. Ils n’ont pas reçu la mission expresse de délivrer Prométhée ; ils le rencontrent sur sa roche, ils le plaignent ; ils croient retrouver en lui un frère ; ils apprennent de sa bouche la cause et les détails de ses souffrances. En retour, le prisonnier reçoit des deux anges une bonne nouvelle : les dieux olympiens ne sont plus :

Jupiter est tombé de son ciel idolâtre.

Prométhée, toujours incrédule, doute des mystères de Béthléem. Pour le convaincre, Raphaël, au nom du Christ, commande aux fers du captif de se briser : il est libre, et bientôt porté, de ciel en ciel, aux pieds du Très-Haut.

Cette délivrance de Prométhée par deux archanges qui, sans mission et un peu au hasard, font tomber les fers du vieux prophète des gentils, me paraît une invention un peu froide. Je m’attendais, en approchant du moment solennel, à rencontrer une scène plus saisissante et plus idéale. Je me rappelais que le Christ, descendu de son tombeau dans les limbes, remonta triomphant au ciel, ramenant dans le sein de son père, Abraham, Isaac et tous les patriarches. J’espérais quelque chose d’aussi merveilleux pour la glorification de celui qui, dans la pensée du poète, fut le martyr anticipé de la foi nouvelle. J’aurais trouvé digne du fils de Dieu, que l’air, agité par ses ailes invisibles, quand il remonte au ciel, eût suffi pour faire tomber les chaînes du prisonnier, et le porter dans le séjour céleste, à la suite des saints de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette scène semblait indiquée par la tradition.

Au reste, la délivrance de Prométhée par la vertu du Christ n’est pas le sujet unique de la troisième partie du drame de M. Quinet. On a vu, dès le début du poème, Prométhée apparaître comme l’emblème de l’activité sociale et religieuse de l’ame humaine. Aucun personnage ne se prêtait donc mieux que lui à l’expression des sentimens d’attente, de curiosité, d’espérances prématurées et de découragemens mortels dans lesquels le temps présent est enchaîné. Le poète a indiqué avec beaucoup de talent et, à la fois, de réserve, que le ciel chrétien, où est reçu Prométhée, n’est encore pour lui qu’un lieu de transition et comme une halte sublime. Sa blessure inguérissable reste toujours saignante. On devine qu’il laissera bientôt échapper de nouveaux souhaits, de nouveaux blasphèmes ; que sa chaîne sera bientôt rivée à un autre Caucase ; qu’il aura besoin d’un nouveau rédempteur, et que, délié encore, il atteindra un autre ciel.

Toute cette partie de l’œuvre de M. Quinet est fort belle. J’aurais voulu seulement que, pour mieux caractériser cette renaissance incessante de l’esprit de doute et de progrès, M. Quinet n’eût pas permis, comme il l’a fait, à l’archange Michel de percer mortellement d’une flèche l’oiseau fatal ; j’aurais voulu, au contraire, qu’au moment de la délivrance, l’éternel vautour fût remonté lentement dans la nue, instrument futur d’une punition nouvelle, certaine, inévitable ; condition nécessaire d’un nouvel effort, d’un nouveau progrès.

On trouvera vraisemblablement que, dans la partie du poème qui regarde vers l’avenir, l’auteur a été d’une brièveté extrême ; on regrettera qu’il n’ait fait luire sur sa pensée que de courts éclairs, et n’ait pas essayé de la faire briller dans les demi-teintes d’un grand symbole. M. Quinet a prévu ces regrets et semble aller au-devant dans sa préface : « Toutes les fois, dit-il, que le poète, le sculpteur ou le peintre, ont exprimé ce qu’on appelle aujourd’hui des pensées d’avenir, ils ont dû se servir pour cela des formes et des figures du passé. En soi l’avenir est une abstraction sans corps, sans formes, et qui n’existe nulle part ; sitôt qu’il devient une réalité, il se convertit en un présent qui a lui-même un passé. Exiger du poète qu’il forme lui seul et de sa propre substance le monde de l’avenir, sans aucun des débris d’un monde antérieur, ce serait vouloir mettre la métaphysique à la place de la poésie ou la prophétie à la place de l’art. Autant vaudrait demander une statue sans marbre, un tableau sans toile, un édifice sans matière… imaginer que la poésie puisse se séparer entièrement de toute tradition, de tout souvenir, de toute matière, et se soutenir ainsi dans le vide, ce serait méconnaître la première condition non seulement de l’art, mais de la vie elle-même. »

Dans les lignes qu’on vient de lire, M. Quinet me semble avoir grossi un peu à plaisir les exigences de ceux qui demandent à la poésie de s’occuper de l’avenir. D’abord, on n’a jamais rien demandé de semblable au sculpteur ni au peintre. Si l’on est plus exigeant envers les poètes, c’est que la prophétie ne leur messied pas et qu’ils sont, pour ainsi dire, les éclaireurs et l’avant-garde de l’intelligence humaine. Toutefois, l’on n’exige pas du poète qu’il bâtisse le monde de l’avenir de sa propre substance et sans s’aider d’aucun débris des mondes antérieurs… Au contraire, ce n’est qu’en saisissant dans le passé la loi de génération qui a produit le présent, que la poésie peut espérer d’atteindre à une vue symbolique du monde futur. Dans ce genre de divination, dont les premières parties du poème donnaient l’idée et l’espérance, M. Quinet est resté un peu au-dessous de l’attente que lui-même avait excitée.

Il nous reste à dire quelques mots de la forme employée par l’auteur. Plusieurs critiques, et nous avons été du nombre, ont manifesté, à l’apparition d’Ahasvérus, le regret que ce poème n’eût pas reçu le sceau indestructible du mètre. Nous n’avons pas changé d’avis. Nous croyons qu’Ahasvérus, taillé dans le marbre par le ciseau de Goethe ou de Byron, serait plus assuré de garder le haut rang qu’il a atteint tout d’abord par la richesse et la beauté de la conception. Est-ce à dire que nous félicitons M. Quinet d’avoir changé contre des vers fort bien faits, sans doute, fort harmonieux, fort corrects, mais un peu raides et gênés, sa prose si libre, si souple, si variée, si obéissante au moindre souffle de son imagination, au moindre appel de sa volonté ? Non, sans doute ; malgré les mérites incontestables de la versification de Prométhée, on ne peut s’empêcher de reconnaître que l’auteur ne commande pas au mètre avec cette souveraine autorité que le peintre doit avoir sur son pinceau, le sculpteur sur son argile, le musicien sur son archet ou son clavier.

Ainsi, M. Quinet, dont on connaît la prose colorée, abondante, variée, pleine de richesse et de ressources, tombe, quand il porte le poids du vers, dans des répétitions de mots et d’images qui attestent le malaise et la fatigue. Je lis, par exemple, dans Prométhée :

— Comme un tombeau d’airain le ciel même frémit.
— L’attente aux yeux d’airain que suit le désespoir.
— De ses liens d’airain mon esprit s’affranchit.
— Toi qu’un lien d’airain dans ses nœuds emprisonne.
— De ces liens d’airain forgés dans le mystère
Que d’eux-mêmes les nœuds se brisent au grand jour !
— Il sent son cœur d’airain se fondre tout en eau.
— Hé ! cervelle d’airain ! oracle du passé !
— Et le vide atelier ou le cyclope broie
Dans un creuset d’airain un avenir d’airain.

Je trouve encore des sceptres, des fronts, des jougs, des verges, des ongles d’airain ! Il est évident que de pareilles redites et qu’une telle monotonie dans un écrivain aussi fécond en tours et en images que M. Quinet, et dans un poème de moins de trois mille vers, ne peuvent être attribuées qu’à la contrainte du mètre.

Voici encore quelques exemples de répétitions qu’il faut évidemment jeter sur le compte de la rime :

— Déjà je caressais mes songes éphémères.
— Lui seul demeure en paix ; tout autre est éphémère.
— Déserteur de l’Olympe, appui des éphémères.
— Rois des éphémères,
Où sont vos aïeux ?
— Ah ! laisse cet espoir aux fils des éphémères.
— Pasteur des songes d’or et roi des éphémères.

Quelquefois même la tyrannie de la rime conduit M. Quinet, écrivain presque toujours irréprochable, à des oublis de syntaxe :

Dans tes bras de géante, où dorment les chimères,
D’abord tu berceras les peuples éphémères ;
Tu nourriras de lait les cités aux berceaux.

La rime amène encore des expressions tout-à-fait impropres :

Sous cette armure enfumée
Tout géant devient pygmée.

Le métal, au sortir de la forge, est bien loin d’être enfumé. Au reste, ces taches sont très rares dans le poème de Prométhée. Presque partout la versification est ferme, grave, sonore, riche d’images et d’harmonie, surtout dans les grands vers. Cependant, ces qualités sont ici moins constantes que dans la prose de l’auteur. Je regrette donc, pour mon compte, que M. Quinet ait changé un instrument dont il se sert d’une manière supérieure, contre un autre dont il ne me paraît pas devoir se jamais servir avec une égale puissance. Ce qui me porte surtout à regretter cet échange, ce ne sont pas les légères imperfections de détail que j’ai signalées, et qu’un trait de plume ferait disparaître ; j’ai, pour engager M. Quinet à revenir à la prose, des raisons beaucoup plus profondes et qui ne touchent pas seulement la forme. En examinant avec attention ses deux derniers poèmes, il est aisé de voir que le soin donné aux vers, le temps consumé à lutter contre la mesure et la rime, ont employé une notable partie des forces de l’écrivain. L’invention épique ou dramatique est bien moins remarquable dans Napoléon et dans Prométhée que dans Ahasvérus. Il y avait exubérance dans ce dernier ; dans Prométhée, au contraire, les développemens sont grêles et insuffisans ; la préface promet plus que ne tient le poème ; on sent que l’auteur satisfait de la brillante broderie jetée sur ses figures, s’est moins occupé de leur modelé. Fier, à juste titre, d’une grande difficulté vaincue, l’auteur n’a pas cherché assez avant, selon moi, dans le cœur de son sujet, les trésors de poésie qu’il recelait. M. Quinet prosateur a de l’abondance, de la liberté, de l’éclat, de la souplesse ; M. Quinet poète a encore d’éminentes qualités ; mais il n’a plus ce suprême empire sur la pensée et sur la langue, qui constitue un écrivain de premier ordre. Qu’il revienne donc bien vite à la prose, surtout quand il fera des ouvrages de longue haleine.


Charles Magnin.
  1. M. Vinet a réimprimé, dans ses Essais de philosophie morale, son beau et sévère jugement sur Ahasvérus.
  2. Tertull., Adv. Marcion., liv. I, cap. I.
  3. Hesiod., Theogon., v. 535, seqq.
  4. id., Op., v. 48, seqq.
  5. Voy. le sarcophage du musée Pio-Clémentin, le bas-relief de la villa Pinciana, celui de la ville d’Arles, une lampe et une urne du Capitole, plusieurs pierres gravées, un médaillon d’Antonin-le-Pieux, une peinture antique de la bibliothèque du Vatican.
  6. Aristoph., Av., v. 1545.
  7. Hesiod., Theogon., v. 110, seqq.
  8. Pseud.-Orph., Argonaut. init.Hymn.V.
  9. Euseb., Præpar. evang., lib. I, cap. X.
  10. Plat., Protagor.
  11. Hesiod., Op. I, v. 110-113.
  12. Æsop., Fab. 274, ed. Coray.
  13. Plat., Tim., pag. 28. — Diog. Laert., lib. III, n. 40-42.
  14. Plat. conviv.
  15. Aristot., Metaphys., lib. IX, cap. v, p. 930.
  16. Anquetil du Perron, Zend-Avesta, tom. II, pag. 376.
  17. Apollod., Bibl., lib. I, cap. VII.
  18. Pausan., lib. X, cap. IV.
  19. Ovid., Metam., lib. I, v. 82, seq.
  20. Hygin., Fab. 142. — Fulgent., Myth., lib. II, cap. IX. — Lucian., Prometh. Sive Causas. — id., Dialog. Deor., I. — Strabon de Sardes (Antholog., II, 373) dit que Prométhée fut puni pour avoir créé l’homme à l’image des dieux, et surtout pour lui avoir donné de la barbe.
  21. Je ne sais pourquoi, contrairement à toutes les cosmogonies, M. Quinet place la création de l’homme après le déluge.
  22. Thémistius (Orat. XXXI) attribue cette pensée à Ésope ; mais il faut remarquer que, quand Thémistius cite les fables d’Ésope, c’est la rédaction du sophiste Aphtonius qu’il a en vue.
  23. Hesiod., Op., v. 57-104.
  24. id. Theogon., v. 590, seqq.
  25. Menand., Frag., num. 195. — Fulgent., Mytholog., lib. II, cap. IX, sub fin.Lucian., ut supra.
  26. Apollod., lib. II, cap. v, § 12. — Hygin., Fab. 144. — id., Poct. Astron., XV.
  27. Pausan., lib. V, cap. XI.
  28. Voy. le grand bas-relief du musée Pic-Clémentin. — Voy. encore un miroir étrusque représentant Hercule libérateur de Prométhée, dans Micali, tav. L, n. 1.
  29. Hygin., Proct. astron., XV. — Isidor., Orig., XIX, 32.