Projets de trente fontaines pour l’embellissement de la ville de Paris/Introduction


INTRODUCTION.


L’eau est sans contredit le besoin le plus impérieux des grandes cités. Vainement, en s’établissant sur les bords des fleuves ou des rivières, les hommes ont cru se mettre à l’abri de toute privation d’un fluide aussi indispensable à la vie ; nous voyons que, dans l’antiquité comme de nos jours, des moyens artificiels ont dû être employés pour amener de lieux plus élevés et distribuer dans les hauts quartiers des villes l’eau nécessaire à leur bien-être. Aussi, de tout temps, la conduite des eaux a-t-elle excité toute la sollicitude des gouvernements. Les monuments affectés à leur conservation, à leur écoulement, d’abord simples dans leurs formes, dans leurs combinaisons, parurent bientôt dignes des ornements de la sculpture et de l’architecture ; on a vu ensuite s’élever chez les nations policées des châteaux d’eau, des bains, des thermes somptueux, des nymphées, des fontaines monumentales ; enfin l’expérience, l’art et l’industrie se sont réunis pour multiplier à l’infini, et offrir, sous mille aspects divers, les bienfaits de cet élément. Répandue à grands flots, en cascades, en nappes, en jets isolés ou formant gerbe, ou s’échappant du centre de vasques superposées qui en multiplient le volume, l’eau a pour effet de tempérer la chaleur de l’été, d’assainir l’air, de charmer les yeux, en même temps qu’elle satisfait à toutes les exigences de la vie. On a beaucoup parlé des travaux hydrauliques de l’antiquité, mais aucun peuple ancien n’a égalé les Romains dans ce genre d’établissement. J’ai pu dans mes voyages, surtout en Italie, en acquérir la conviction par la vue des magnifiques débris que le temps et la barbarie ont respectés ; ils rappellent au souvenir ces aquéducs sans nombre qui, tantôt construits sous terre, tantôt élevés sur des arcades, apportaient à Rome, à des distances prodigieuses, des masses d’eau de sources, de rivières, d’étangs, dont la récapitulation ne donne pas moins de 41,000 pouces de fontainier pour 24 heures, dix fois ce que Paris possède aujourd’hui[1]. Ces eaux ne se bornaient pas à alimenter de nombreuses fontaines coulant nuit et jour, elles entretenaient encore des bains, des thermes, des piscines, des naumachies, etc., monuments gigantesques qui répondaient, par leur magnificence et leur solidité, à la grandeur, à l’utilité de leur destination, et qui, après douze siècles d’abandon et de dévastation, donnent encore aujourd’hui une si haute idée de la puissance et du génie des peuples qui les élevèrent.

Le spectacle imposant qu’offrent les seules fontaines de Rome moderne aurait dû peut-être me détourner du projet de publier mes dessins ; je l’eusse fait si l’étude de ces mêmes monuments ne m’avait démontré qu’il était encore possible d’arriver à de nouvelles formes, à de nouvelles combinaisons, tout en utilisant nos matériaux et nos fontes de fer et de bronze, et sans sortir du goût dont ils nous offrent de précieux exemples.

Maintenant que les eaux de l’Ourcq, réunies à celles d’Arcueil, de Saint-Gervais, de Belleville, de Chaillot, du Gros-Caillou et de plusieurs autres pompes, donnent une quantité suffisante pour qu’après avoir satisfait aux besoins d’utilité publique elle puisse enfin fournir aux embellissements de la capitale, il m’a semblé qu’un recueil de motifs variés de fontaines, riches de composition et d’effets, ne serait pas sans intérêt, peut-être même sans utilité.

Ces projets, que je soumets à la sanction publique, sont étudiés de manière à pouvoir être exécutés soit en pierre, soit en marbre, soit en bronze, soit en fonte de fer. Ce dernier mode d’exécution, économique en lui-même, a l’avantage bien précieux de permettre l’emploi des plus belles formes de la sculpture et de pouvoir être garanti de l’action corrodante de l’eau, dans de certains cas, par l’application d’un vernis préservateur. Chez nous un tel système de construction doit d’autant plus prendre faveur que la nature de notre climat et celle des matériaux dont nous pouvons disposer sont loin d’être favorables à la durée des monuments ; on en trouve la preuve dans la fontaine de la place Saint-George à Paris, récemment exécutée en marbre, car elle a déjà subi plusieurs restaurations devenues nécessaires par les effets de la gelée. En Italie, en Sicile, en Espagne, où l’air est assez généralement sec et serein et la température douce, il en est autrement ; là j’ai vu les fontaines construites en marbre depuis des siècles, elles sont encore intactes, et leur couleur est à peine altérée.

Déjà les Anglais et les Allemands ont fait une heureuse application de la fonte de fer à la construction et à la décoration de leurs monuments publics et particuliers ; imitons leur exemple, nous y trouverons économie et durée. Des expériences et des essais que j’ai faits avec MM. Calla père et fils, habiles fondeurs et mécaniciens, à l’occasion des fontaines ornées de statues de ronde-bosse que je devais faire exécuter pour la ville de Paris et dont je joins les plans à ce recueil, nous ont fourni la preuve que le même ouvrage, soit de statue, soit d’ornement, était de cinquante pour cent meilleur marché en fonte de fer qu’en bronze, sans rien ôter à la perfection. Cette différence vient de ce que le fer fondu étant beaucoup plus fluide que le bronze, il a l’avantage de mieux se couler et de nécessiter très peu de réparage, tandis que le bronze, sujet aux soufflures, en exige beaucoup. La Vénus accroupie, statue antique de 4 pieds 6 pouces de proportion, moulée sur un plâtre du musée royal et coulée en fer, ne revient qu’à trois cents francs, lorsqu’en bronze elle coûterait deux fois autant, sans compter la différence du prix de la matière première. Outre l’avantage de l’économie, le fer fondu offre celui bien précieux de ne point exciter la cupidité, et de mettre, par cela seul, le monument à l’abri des dévastations et du pillage dans ces temps de révolution où le peuple se venge sur les objets inanimés des outrages qu’il croit avoir reçu de son gouvernement.

M. le comte Chabrol de Volvic, ancien préfet du département de la Seine, dont la mémoire se perpétuera avec les nombreux établissements d’utilité publique de la capitale élevés par ses soins, avait conçu le projet de faire distribuer les eaux du canal de l’Ourcq et de la Seine dans toutes les maisons de la ville, même dans celles des quartiers les plus élevés. Des hommes de l’art avaient reçu de ce magistrat la mission d’aller étudier en Angleterre le système en usage pour la distribution des eaux, tant à Londres que dans les autres grandes villes des Trois-Royaumes, afin d’améliorer celui dont il voulait doter Paris. Déjà les bases de son travail étaient adoptées par le Conseil municipal, lorsque des circonstances, qu’il est inutile de rappeler ici, ont entravé cette grande et utile entreprise ; il faut croire que son exécution est confiée à l’avenir ; elle se réduit aujourd’hui à des bornes-fontaines dont les eaux, coulant une partie de la journée, assainissent les rues de Paris, en même temps quelles facilitent le lavage de ses égoûts.

Malgré l’addition d’un certain nombre de fontaines monumentales à celles déjà existantes, et la répartition, dans les quartiers populeux, de trois cent soixante-seize bornes-fontaines, il s’en faut encore que les besoins de la capitale soient complètement satisfaits. Pour l’assainir, pour la rendre moins accessible au fléau du choléra qui l’a décimée, il lui faudrait un bien plus grand nombre de cours d’eaux, et qu’ils fussent surtout bien autrement fournis. Mais si l’on voulait faire rivaliser Paris, sous le rapport de l’abondance de l’eau, non avec Rome antique, qui en avait à sa disposition 40,900 pouces, mais avec Rome moderne qui en a encore 7,500, il faudrait ou livrer complètement à ses besoins journaliers les eaux de l’Ourcq, ou mettre à exécution les projets de dérivation abandonnés des rivières de l’Yvette, de la Beuvronne et de la Bièvre, ou suppléer à l’absence de leur produit par l’établissement de machines hydrauliques, de pompes à feu, de puits artésiens, en un mot par tous les moyens que la nature et l’art mettent à la disposition du génie de l’homme. On voit que je m’abstiens de comparer Paris à Rome sous le rapport monumental de ses fontaines ; sur ce point il n’y aurait aucun parallèle possible. Excepté la Fontaine des Innocents, élevée par Jean Goujon, aujourd’hui animée et complétée par un volume d’eau suffisant, et quelques autres fontaines modernes abondamment pourvues, parmi lesquelles il faut citer, comme l’une des plus capitales, celle du boulevard Bondy, la plupart des autres ne sont que de petits édifices d’architecture encastrés dans les maisons particulières et alimentés par un mince filet d’eau.

Par mes études et mes voyages j’ai acquis la conviction que, de tous les monuments employés à répandre l’eau dans les grandes villes, les fontaines jaillissantes et à vasques sont encore celles dont l’aspect est le plus agréable, qui annoncent mieux l’objet de leur destination, et peuvent être amenées à peu de frais et sans une trop grande déperdition du fluide, à produire beaucoup d’effet.

L’eau étant loin d’être abondante à Paris, et mes projets ayant été conçus à l’époque où le corps municipal s’occupait du soin d’enrichir cette ville d’un nombre de nouvelles fontaines, j’ai dû considérer l’économie de l’eau comme donnée première de mes programmes ; et bien que plusieurs de mes compositions puissent paraître d’une très grande magnificence par leur propre aspect et les ornements qui les enrichissent, elles dépassent rarement cependant les bornes que j’ai dû me prescrire. En leur donnant une certaine richesse d’ornement, j’ai eu en vue aussi de leur conserver un effet indépendant du volume d’eau qui les doit animer, afin que, dans les saisons où la plupart de nos fontaines sont à sec, elles ne cessent pas d’être pour la capitale des monuments utiles et contribuent à son embellissement.

On remarquera peut-être que je me suis abstenu presque toujours de l’emploi des ordres d’architecture ; la raison en est qu’ils me semblent en général trop sévères pour des monuments qui demandent avant tout de la grâce et du mouvement. Je suis loin de vouloir blâmer ce qui a été fait en ce genre par mes devanciers, et de prétendre donner mes projets pour des règles d’enseignements ; mais j’ai dû faire connaître le but que je m’étais proposé, afin de motiver le parti pris, parfois un peu uniforme peut-être, qui règne dans mes compositions, et les recommandera la bienveillance publique comme à l’attention des autorités chargées de l’embellissement de Paris et des autres villes riches et populeuses de la France.

Avant de passer à l’explication des planches où mes projets sont gravés, je vais offrir un tableau succinct des établissements hydrauliques formés successivement, depuis l’invasion des Romains jusqu’à nos jours, pour alimenter Paris d’eau et répartir ce fluide dans ses différents quartiers, afin de faire apprécier l’extrême pénurie dans laquelle cette antique cité a langui dans le cours de tant de siècles, par rapport à son étendue et à sa population toujours croissante.


  1. Le pouce d’eau, coulant avec une vitesse moyenne, donne, en vingt-quatre heures, 72 muids, environ 20 mètres cubes ou 200 hectolitres.