Profession de foi électorale de 1849

À MESSIEURS


TONNELIER, OEGOS, BERGERON, CAMORS, OUBROCA, POMEDE, FAURET, ETC.
1849.    
Mes Amis,

Merci pour votre bonne lettre. Le pays peut disposer de moi comme il l’entendra ; votre persévérante confiance me sera un encouragement… ou une consolation.

Vous me dites qu’on me fait passer pour un socialiste. Que puis-je répondre ? Mes écrits sont là. À la doctrine de Louis Blanc n’ai-je pas opposé Propriété et Loi ; à la doctrine de Considérant, Propriété et Spoliation ; à la doctrine Leroux, Justice et Fraternité ; à la doctrine Proudhon, Capital et Rente ; au comité Mimerel, Protectionnisme et Communisme ; au papier-monnaie, Maudit Argent ; au Manifeste Montagnard, L’État ? — Je passe ma vie à combattre le socialisme. Il serait bien douloureux pour moi qu’on me rendît cette justice partout, excepté dans le département des Landes.

On a rapproché mes votes de ceux de l’extrême gauche. Pourquoi n’a-t-on pas signalé aussi les occasions où j’ai voté avec la droite ?

Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver alternativement dans deux camps si opposés ? Je vais m’expliquer.

Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de prétextes ; au fond, il s’agit toujours de la même chose : la lutte des pauvres contre les riches.

Or, les pauvres demandent plus que ce qui est juste, et les riches refusent même ce qui est juste. Si cela continue, la guerre sociale, dont nos pères ont vu le premier acte en 93, dont nous avons vu le second acte en juin, — cette guerre affreuse et fratricide n’est pas près de finir. Il n’y a de conciliation possible que sur le terrain de la justice, en tout et pour tous.

Après février, le peuple a mis en avant une foule de prétentions iniques et absurdes, mêlées à des réclamations fondées.

Que fallait-il pour conjurer la guerre sociale ?

Deux choses :

1o Réfuter comme écrivain, repousser comme législateur les prétentions iniques ;

2o Appuyer comme écrivain, admettre comme législateur les réclamations fondées.

C’est la clef de ma conduite.

Au premier moment de la Révolution, les espérances populaires étaient très exaltées et ne connaissaient pas de limites, même dans notre département ; et rappelez-vous qu’on ne me trouvait pas assez rouge. C’était bien pis à Paris ; les ouvriers étaient organisés, armés, maîtres du terrain, à la merci des plus fougueux démagogues.

Le début de l’Assemblée nationale dut être une œuvre de résistance. Elle se concentra surtout dans le Comité des finances, composé d’hommes appartenant à la classe riche. Résister aux exigences folles et subversives, repousser l’impôt progressif, le papier-monnaie, l’accaparement de l’industrie privée par l’État, la suspension des dettes nationales, telle fut sa laborieuse tâche. J’y ai pris ma part ; et, je vous le demande, Citoyens, si j’avais été socialiste, ce comité m’aurait-il appelé huit fois de suite à la vice-présidence ?

Une fois l’œuvre de résistance accomplie, restait à réaliser l’œuvre de réforme, à l’occasion du budget de 1849. Que de taxes mal réparties à modifier ! que d’entraves à supprimer ! Car, enfin, cette conscription (appelée depuis recrutement), impôt de sept ans de vie, tiré au sort ! ces droits réunis (appelés aujourd’hui contributions indirectes), impôt progressif à rebours, puisqu’il frappe en proportion de la misère ; ne sont-ce pas là des griefs fondés de la part du peuple ? Après les journées de juin, quand l’anarchie a été vaincue, l’Assemblée nationale a pensé que le temps était venu d’entrer résolument, spontanément, dans cette voie de réparation commandée par l’équité et même par la prudence.

Le Comité des finances, par sa composition, était moins disposé à cette seconde tâche qu’à la première. De nouveaux éléments s’y étaient introduits par les élections partielles, et l’on y entendait dire à chaque instant : Loin de modifier les taxes, nous serions bien heureux, si nous pouvions rétablir les choses absolument comme elles étaient avant février.

C’est pourquoi l’Assemblée confia à une commission de trente membres le soin de préparer le budget. Elle chargea une autre commission de mettre l’impôt des boissons en harmonie avec les principes de liberté et d’égalité inscrits dans la Constitution. J’ai fait partie des deux ; et autant j’avais été ardent à repousser les exigences utopiques, autant je l’ai été à réaliser de justes réformes.

Il serait trop long de raconter ici comment les bonnes intentions de l’Assemblée ont été paralysées. L’histoire le dira. Mais vous pouvez comprendre ma ligne de conduite. Ce qu’on me reproche, c’est précisément ce dont je m’honore. Oui, j’ai voté avec la droite contre la gauche, quand il s’est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. Oui, j’ai voté avec la gauche contre la droite, quand les légitimes griefs de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus.

Il se peut que, par là, je me sois aliéné les deux partis, et que je reste écrasé au milieu. N’importe. J’ai la conscience d’avoir été fidèle à mes engagements, logique, impartial, juste, prudent, maître de moi-même. Ceux qui m’accusent se sentent, sans doute, la force de mieux faire. S’il en est ainsi, que le pays les nomme à ma place. Je m’efforcerai d’oublier que j’ai perdu sa confiance, en me rappelant que je l’ai obtenue une fois ; et ce n’est pas un léger froissement d’amour-propre qui effacera la profonde reconnaissance que je lui dois.

Je suis, mes chers Compatriotes, votre dévoué.


FIN DU PREMIER VOLUME.