Procès faits aux chansons de P.-J. de Béranger/Notes


NOTE


SUR LES PROCÈS FAITS AUX CHANSONS


DE M. DE BÉRANGER.




Une édition des œuvres de Béranger serait incomplète, si elle ne renfermait pas le compte rendu des procès que le chansonnier national a eu à soutenir[1]. Alors, ainsi qu’aujourd’hui, deux partis divisaient la société, partis que l’on a depuis ingénieusement définis en les appelant l’un, parti du mouvement, l’autre, parti de la résistance ; nos lecteurs peuvent facilement le supposer, Béranger, alors comme aujourd’hui, ne pouvait être classé parmi les défenseurs des idées stationnaires. C’est un homme fait pour l’avenir.

L’espèce d’interdit qu’on voulait mettre sur ses chansons, la persécution qu’on intenta contre leur auteur, loin de nuire au succès de la cause qu’il avait pris à tâche de défendre, lui furent utiles ; elles augmentèrent son influence sur les masses populaires, et joignirent à l’attrait de la poésie, à celui des hautes et profondes pensées, l’attrait piquant du fruit défendu.

C’est d’ailleurs une chose remarquable et qui ajoute beaucoup d’intérêt à la lecture des réquisitoires et des plaidoiries auxquels ces Procès donnèrent lieu, que le talent de Béranger ait été mieux apprécié dans l’enceinte des tribunaux que dans celle de l’Académie, à la cour d’assises qu’au milieu des cercles littéraires. Tandis qu’avec un esprit ingénieux, M. Dupin cherchait, pour le disculper, à faire descendre le poëte populaire du trépied sur lequel il s’était placé, en le représentant comme un chansonnier remarquable et spirituel, ou tout au plus comme un faiseur d’odes, l’avocat-général Marchangy replaçait Béranger à la haute position qu’il occupe, et, sûrement guidé par les appréhensions du pouvoir, montrait en lui l’homme politique, le caractère ferme et tenace, l’interprète de vœux hostiles au gouvernement d’alors, le vulgarisateur d’idées qui tendent à l’émancipation des classes inférieures et au renversement des digues qu’on veut lui opposer, un homme fort et profond, ayant une volonté et un but, jouissant d’une grande influence, ajoutant à la force de la pensée celle de la poésie, à l’autorité de la parole l’entraînement du chant, enfin une véritable puissance sociale.

Le peuple, qui avait commencé par répéter les couplets du Chansonnier, comme étant l’expression de ses anciens souvenirs, comprit, par les débats des tribunaux, que Béranger n’était pas seulement pour lui un remémorateur d’anciennes affections, un chantre d’espérances évanouies et de gloires passées, mais qu’il était encore un défenseur de ses opinions présentes et un héraut de ses vœux pour l’avenir. Il ne s’informa pas s’il prenait parti dans la question classique ou romantique, s’il était poëte philosophique à la manière d’Anacréon, à la façon d’Horace, ou simplement philosophe pratique, chansonnier joyeux comme Maître Adam, Panard et Collé ; il vit en lui un homme qui devinait ses pensées, connaissait ses besoins, avait foi en ses espérances, parlait le langage de ses désirs ; un homme enfin qui l’avait compris.

Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui.

Dès ce jour, la sympathie populaire fut acquise à Béranger. Il se trouva qu’en le mettant en cause, on avait aussi attaqué nombre d’amis d’une douce tolérance, d’une sage liberté et d’une fraternelle philanthropie ; les condamnations qu’il subit, les arrêts dont il fut l’objet, atteignirent en quelque sorte plus d’une personne qui, à part l’admiration qu’inspire un beau génie, serait d’ailleurs restée indifférente à son égard. Les atteintes qu’il reçut pour la cause qu’il avait embrassée le rendirent cher à tous.

Dans les Procès qui suivent on trouve des détails sur le caractère privé du poëte, des renseignements sur certaines circonstances de sa vie, des appréciations sous divers points de vue de son talent, qui ne sont bien à leur place que là. En voyant l’intérêt qui s’attache à l’accusé, l’honorable cortège qui l’entoure, l’empressement des avocats à le défendre, les formes mêmes qu’emploie le magistrat accusateur en l’attaquant, on comprend qu’il s’agit d’un homme de conscience et de talent, d’un génie élevé, d’un cœur probe et droit ; car il fallait tout cela pour commander l’admiration et le respect à des opinions aussi différentes.

Si les Procès de Béranger sont intéressants et utiles pour bien apprécier en lui et l’homme politique et le poëte national, ils présentent encore un autre intérêt, qui n’est pas non plus sans instruction. Béranger a été successivement défendu par trois des hommes distingués du barreau moderne ; deux de ses avocats étaient ses défenseurs directs ; le troisième, chargé de la défense de ce qu’il plaisait à la fiction légale d’appeler assez drôlement un complice, comme si Béranger était un de ces hommes qui ont besoin de complice, une de ces puissances médiocres qui recherchent l’appui des autres, pour achever les entreprises qu’elles ont conçues ; le troisième, disons-nous, sans être l’avocat de Béranger, eut le bon esprit de cacher son client derrière l’accusé principal, et fit du poëte un rempart pour le libraire.

Ces trois hommes remarquables, MM. Dupin, Barthe et Berville, faisaient alors partie de l’opposition. Les discours qu’ils prononcèrent dans ces mémorables circonstances, peuvent être comptés au nombre des morceaux d’éloquence que le barreau de notre époque offrira comme monuments au barreau des temps à venir. Chaque plaidoirie offre d’ailleurs un échantillon curieux du genre de talent particulier à chacun de ces avocats, et une preuve de leur diversité respective.

Ainsi M. Dupin, abondant, disert, malin, caustique ; se servant au besoin de l’esprit comme d’une raison, de l’histoire comme d’un article de loi, d’une épigramme anecdotique comme d’une autorité, est toujours ingénieux, correct, agréable ; il s’échauffe rarement, il reste toujours maître de sa réplique, et préfère disculper son accusé en essayant de le présenter comme un ennemi sans conséquence, à la franchise, plus périlleuse et peut-être plus difficile, de le soutenir avec énergie et avec éloquence, par les principes mêmes dont il s’est fait l’organe. M. Dupin est un excellent modèle pour un avocat ; sa plaidoirie est un exemple, il veut amuser le tribunal, et il y réussit ; il connaît trop bien les juges, il apprécie trop quelle habileté a présidé à la composition du jury, pour ne pas savoir que le jugement est une chose arrêtée d’avance ; il ne cherche donc pas à faire acquitter son client, mais bien à prouver que le talent et l’esprit de l’avocat sont à la hauteur de la cause qu’il est chargé de défendre, M. Dupin enfin plaide plutôt pour son propre compte que pour Béranger lui-même.

M. Barthe prend la chose différemment ; il sait aussi, lui, qu’il n’y a pas à faire revenir sur une décision déjà convenue, quoiqu’elle ne soit pas encore prononcée ; mais il est dans toute la ferveur d’une opinion extrême ; il sent en lui l’esprit de carbonarisme qui fermente ; impuissant à sauver son client, il rougirait de laisser échapper une aussi bonne occasion de proclamer quelques importants principes et de dire quelques rudes vérités au pouvoir. M. Barthe dédaigne sa réputation d’avocat, il ne veut faire briller que son éloquence politique, et il pense peut-être avec raison que, dans une cause où la politique seule a dicté l’accusation, c’est à la politique seule de prononcer la défense.

Ah ! combien différent est M. Berville ! doux, moelleux, littéraire, gracieux, il n’a de paroles amères contre personne, de fiel contre aucune intention du réquisitoire, de dédain contre aucun des moyens de l’homme du Roi, c’est par l’éloge qu’il veut triompher de l’accusation, par le respect, par la douceur, par la modération ; quelquefois dans sa dialectique serrée il n’en porte pas moins de rudes coups ; mais c’est en enveloppant ses raisons de tant d’harmonie, en mettant dans son geste tant de grâce, dans son énergie tant d’onction, qu’à l’entendre parler on se rappelle involontairement le fameux joueur de trictrac des Mémoires de Grammont, qui ne manquait jamais d’accompagner chaque coup gagnant d’un respectueux « Pardon de la liberté grande. » M. Berville loue tout le monde ; il loue le talent, le génie du poëte, cela va sans dire ; il loue l’éloquence de l’accusateur, l’impartialité des magistrats, l’innocence et la bonne foi du libraire ; il parle à des jurés, il ne veut soulever que des passions douces, s’adresser qu’à des sentiments tendres, et, sans la nécessité où nous nous sommes trouvés de réduire par quelques abréviations le compte rendu de ces procès à de justes bornes, on aurait vu l’avocat, après avoir discuté avec clarté et habileté la question légale, après avoir, avec un goût académique, donné de justes éloges à Béranger, offrir dans un style semi-poétique le tableau de la lune de miel d’un nouveau ménage, et présenter, comme moyen de défense à de graves magistrats, les premières joies de l’hyménée. M. Berville est un écrivain de l’école classique qui a mérité une de ces couronnes que l’Académie française décerne aux plus éloquents prosateurs.

Ces trois avocats célèbres ont aujourd’hui changé de position. Des banquettes du barreau ils sont arrivés sur les fauteuils du parquet, sur les sièges de la présidence suprême. De simples avocats ils se sont faits hommes importants en politique. Ce changement, par une raison facile à comprendre, ne peut qu’ajouter de l’intérêt aux discours par lesquels ils attaquaient naguère, eux qui, par leur position actuelle, sont aujourd’hui défenseurs.

Quant à Béranger, il n’a pas varié, lui ; ses dernières chansons sont bien empreintes des mêmes sentiments qui avaient inspiré les premières, objets des procès qu’on va lire ; il est resté fidèle aux opinions généreuses qu’il a toujours manifestées, à la liberté sage, à la tolérance civile et religieuse qu’il est si doux de pratiquer ; à l’égalité, qui inspire à l’homme la conscience de sa dignité, et enfin à ce besoin d’améliorations et de progrès qui de nos jours est le plus sûr indice d’un génie réel ; aussi, dans cette chute de tant de célébrités, dans ce naufrage de tant de réputations, Béranger a-t-il conservé tout entière sa glorieuse popularité.



  1. Nous devons prévenir que l’avis au lecteur impartial, qui précède le compte rendu du premier procès, n’est pas l’ouvrage de M. Béranger, bien qu’on l’y fasse parler à la première personne. Dans le temps, il parut convenable de donner cette forme à la préface d’une publication faite au nom du chansonnier mis en cause. (Note de l’éditeur)