Problèmes et Mystères/Prologue

Ernest Flammarion (p. 1-9).
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PROLOGUE

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LE MÉTRONOME ET L’ESPACE CÉLESTE

Tout le monde connaît le métronome, cet instrument d’une si grande utilité pour les musiciens, auquel on accorde généralement une confiance absolue qu’il ne mérite en aucune façon. L’instrument en lui-même est excellent, mais sa fabrication, qui n’est soumise à aucun contrôle, laisse souvent à désirer.

Pour qu’un métronome soit bon, il faut :


1o Que le nombre 60 de son échelle soit isochrone avec la seconde de temps ;


2o Que les divisions de l’échelle soient mathématiquement déterminées.


Les instruments usités ne répondent pas toujours parfaitement à ce programme. Ils fonctionnent bien et durent longtemps : le public ne leur en demande pas davantage. L’artiste, désireux de fixer le mouvement d’un morceau, a le droit d’être plus exigeant. S’il est des compositeurs qui se contentent d’indications vagues et se confient presque en tout au sentiment de l’exécutant, il en est d’autres qui attachent au secours du métronome une grande importance ; ces derniers ont un besoin absolu d’instruments précis.


Cette question me préoccupait depuis longtemps. Pourquoi, me disais-je, ne ferait-on pas pour les instruments destinés à mesurer le temps ce qui se fait pour ceux qui mesurent l’espace et la pesanteur ? La fabrication des mètres, des litres et des poids n’est pas livrée à l’arbitraire ; il n’est permis de les vendre que dûment vérifiés et poinçonnés. Pourquoi n’en serait-il pas de même des métronomes, ou tout au moins d’une classe à part d’instruments de choix, dont les artistes pourraient, dès lors, se servir en toute confiance ?

Pénétré de cette idée, j’en fis le sujet d’une note que je soumis à l’Académie des sciences, où sa lecture fut écoutée avec beaucoup de bienveillance et de courtoisie. Je m’attachai à démontrer aux membres de l’Académie que la détermination du « mouvement », tout à fait négligée dans l’ancienne musique, tendait à prendre dans l’art moderne une importance de plus en plus grande ; qu’à notre époque, une petite fraction de seconde, ajoutée ou retranchée à la durée de la mesure, pouvait dénaturer le caractère d’un morceau, même dans les mouvements lents où chaque mesure dure plusieurs secondes ; je leur citai l’exemple frappant des œuvres de Robert Schumann, réglées à l’aide d’un instrument défectueux et inexécutables quand on suit les indications du métronome écrites par l’auteur.


Quelque temps après, l’illustre Hirn s’empara de la question ; dans un mémoire imprimé, il s’éleva contre mes conclusions. Il démontra, par des raisons scientifiques en dehors de mes connaissances, que le double pendule actionné par un mouvement d’horlogerie, autrement dit le métronome de Maelzel, était un instrument parfait, et qu’il était inutile d’en chercher un autre ; je n’avais jamais dit le contraire. Il convenait que, dans la pratique, sa précision laissait à désirer, mais il ajoutait que cette précision était bien suffisante pour les besoins de l’art musical. Distrait de ces idées par mes travaux habituels, je ne répondis pas au mémoire de Hirn et laissai dormir la question, me réservant de la réveiller si l’occasion se présentait.


Depuis lors, Hirn publia son beau livre sur l’Espace céleste. Il y a dans ce livre une partie mathématique qui ne s’adresse qu’aux savants ; mais il y en a une autre, très importante, qui peut être lue par quiconque aime à penser, grâce à la clarté apportée par l’auteur dans les questions les plus ardues. Un jour, ce livre me tomba sous la main, et sa lecture m’inspira des réflexions que j’eus l’idée de soumettre à l’auteur dans une lettre, tout en profitant de l’occasion pour discuter avec lui la question au sujet de laquelle j’avais eu l’honneur de sa critique.

« Permettez-moi, lui disais-je, de m’autoriser de votre incursion dans le domaine de l’art pour mettre à mon tour un pied sur le terrain de la science, avec tout le respect qui lui est dû, à propos de votre admirable livre, et de vous faire part de quelques réflexions qu’il m’a suggérées. En invitant vos lecteurs à tirer eux-mêmes leurs conclusions, n’avez-vous pas, en quelque sorte, ouvert la porte à tout le monde ? Je me hâte de vous rassurer en vous disant que ce qui m’occupe n’est pas, à proprement parler, la partie scientifique de votre ouvrage, sur laquelle je vous crois volontiers sur parole, mais sa partie métaphysique. Vous avez abordé hardiment des questions qui dépassent la portée de l’esprit humain. À ces hauteurs, la distance qui sépare le savant de l’ignorant disparaît, comme la distance de la terre au soleil en regard de celle qui nous sépare des étoiles sans parallaxe sensible, et chacun de nous a le droit de parler de ces choses, parce que nul ne peut se flatter d’être en cela plus clairvoyant que son voisin… »


Je me disposais à faire parvenir ma lettre au célèbre astronome, quand la mort vint brusquement le ravir à la science.


De cette lettre, devenue sans objet, est sorti ce livre[1].


  1. Des fragments de cette lettre ont été publiés dans la Revue Bleue (9 août 1890).