Principes de philosophie zoologique/Sur la nécessité d’écrits imprimés, pour remplacer, par ce mode de publication, les communications verbales, dans les questions controversées

SUR LA

NÉCESSITÉ D’ÉCRITS IMPRIMÉS,

Pour remplacer, par ce mode de publication, les communications verbales, dans les questions controversées.


Il y avait urgence : il fallait au plus tôt faire cesser nos plaidoiries successives, et j’ai eu recours à l’impression d’un prospectus dans lequel j’ai annoncé, que dorénavant je ne traiterais les sujets controversés qu’en usant de la voie de la presse. Mon prospectus distribué le 5 avril 1830, à tous les membres de l’Académie royale des sciences, exprimait ma pensée dans les termes suivans, que je reproduis textuellement


Je me trouve à regret engagé dans une polémique avec M. le baron Cuvier sur les points fondamentaux de la science de l’organisation : de son côté, mon savant collègue témoigne en être aussi fatigué et affligé que moi. Dans ces circonstances, des amis de tous les deux, de nos confrères parlent d’intervenir : ils croient qu’il est temps d’arrêter cette lutte d’opinions se choquant par plaidoiries successives : elle pourrait en effet devenir encore plus vive, et compromettre enfin des relations d’amitié si anciennes, et fondées sur des services et une estime réciproques.

Quelques personnes ont imaginé et disent que notre dissentiment porte principalement sur l’obscurité et une confusion de termes mal définis, que les moindres concessions feraient facilement disparaître. On se trompe en cela : il y a au fond des choses un fait grand, essentiel, vraiment fondamental, donnant une âme à l’histoire naturelle, et appelant dès lors les généralités de cette science à devenir la première des philosophies.

Toujours décrire sans faire aboutir les descriptions à une utilité pratique, c’est un passé dont la tendance des esprits demande présentement à garantir l’avenir. Des considérations spéciales abondent jusqu’à surcharge : montrons de la reconnaissance pour ceux qui nous ont préparé les voies, mais d’ailleurs jouissons de tant de trésors accumulés. Les progrès de la pensée publique réclament qu’on emploie aujourd’hui les faits, principalement pour les connaître dans leurs rapports. Faisons vraiment de la science.

Ainsi, j’aurai à persévérer dans la défense de mes idées attaquées, d’une doctrine qu’un sentiment d’intime conviction me dit être nécessaire à produire, actuellement même ; mais, ce qui me paraît à tous égards préférable, je puis le faire par des moyens plus inoffensifs. Car, continuer notre lutte passionnée, ce serait amener plutôt le décri de la science que le triomphe de la vérité.

En préférant recourir à la voie de la publicité par la presse, notre discussion sera débattue devant les hommes les plus éclairés sur la matière : je m’adresse ainsi aux seuls juges qui peuvent connaître avec une pleine compétence des points présentement en litige. De cette manière, je ne puis qu’attendre avec respect de ce haut tribunal une suprême décision.


N. B. Quand, il y a quinze jours, j’écrivais ce dernier paragraphe de mon prospectus, je n’ignorais point ce qu’en Allemagne et à Édimbourg l’on pense des théories nouvelles de la ressemblance philosophique des êtres. Là nous sommes dépassés, là se poursuit sans relâche, avec conviction, avec une parfaite confiance dans le succès, ce que nous essayons en France avec tant de réserve, avec trop de timidité sans doute. Il y a mouvement général, entraînement décidé des esprits vers ces doctrines qui sont enfin comprises. Et, véritablement, je serais injuste de le méconnaître, c’est de même en France, où quelques célèbres enseignemens s’y conforment ; tels que l’enseignement de l’anatomie à Montpellier (Dubrueil, professeur), celui de l’histoire naturelle des animaux à Strasbourg (Duvernoy, professeur) etc.

Mais il y a mieux : pendant que ces questions étaient agitées avec un si grand éclat, à Paris, et au sein de l’Académie des Sciences, pendant qu’on y recommandait avec tant de véhémence de résister au torrent, de se défendre de l’irruption des nouvelles idées, ce fut dans ce moment même, qu’à Paris, qu’au sein de l’Académie des Sciences, il fallût recevoir cette leçon sévère que la digue qu’on avait voulu imposer serait décidément impuissante. L’anatomie zoologique, affermie présentement par d’autres principes, ne peut être ramenée aux traditions du passé.

Et en effet, des travaux conçus et poursuivis dans l’esprit de la nouvelle école, mûrement réfléchis, et surtout étrangers à la présente controverse ; car ils étaient commencés quelques mois auparavant ; de tels travaux, dis-je, viennent d’être communiqués à l’Académie : ils y ont été adressés, non point comme liés même indirectement à nos débats, mais comme appelés d’une manière nécessaire par le développement des facultés humaines, appelés par conséquent au jour marqué par les progrès de la science. Or, c’est dans la conjoncture actuelle un fait sans doute assez curieux, pour qu’on ne soit pas étonné que je le remarque, et que j’en fasse connaître la principale circonstance.

M. le docteur Milne Edwards vient (avril 1830) de présenter à l’Académie royale des sciences un travail étendu Sur l’organisation de la bouche chez les crustacés suceurs. Ce mémoire, communiqué depuis six mois à quelques amis, ne fut donc point dans le principe destiné, par son auteur, à prendre rang et couleur dans la controverse actuelle ; mais il s’y est lié par sa forme, ses expressions et sa tendance générale. « On connaît, y dit l’auteur, deux groupes principaux de crustacés, les crustacés à vie errante qui ont la bouche armée d’organes masticateurs forts et tranchans, et les crustacés qui vivent en parasites, dont la bouche est destinée à livrer passage aux liquides. C’est donc une structure en apparence tout-à-fait différente : pour l’œil en observation, c’est le spectacle de deux plans de composition animale. Ici la bouche est entourée de mâchoires et de mandibules tranchantes ; là, elle s’est considérablement allongée, et, devenue tubulaire, elle est transformée en suçoir. La conclusion du mémoire est que la composition organique décrite est toujours restée analogique. Les mêmes élémens constituans sont retrouvés dans l’un et l’autre cas ; c’est une tendance remarquable à l’uniformité de composition.

M. Savigny avait présenté un pareil travail et donné la même démonstration à l’égard des insectes entr’eux.

Les comparaisons du travail de M. Edwards sont parfaitement suivies, les rapports en sont déduits avec certitude, et sa démonstration est complète.

Comment l’argumentation dirigée contre les analogies de l’organisation, pourra-t-elle, en persistant dans les fins de sa thèse, accepter ces résultats, qui, je n’en puis douter, lui paraîtront certains ? Je crois entendre cette réponse : « C’est dans l’embranchement des animaux articulés, et mieux, c’est dans une même classe de cet embranchement, celle des crustacés, que ces bouches méconnaissables dans leur excessive métamorphose ont été étudiées : dès lors elles ont pu être, par un effort de sagacité, ramenées à une commune conformation : mais ce qui est à la rigueur possible entre des êtres d’un même embranchement présente une difficulté incommensurable, si la comparaison est tentée entre des animaux appartenant à deux embranchemens fort différens. »

Ceci me rappelle les soins qu’en 1795 un militaire, dans les hauts grades avant 1789, se donnait devant moi pour démontrer à quelques amis que l’armée de Sambre et Meuse essaierait en vain de passer le Rhin en face de Dusseldorf. « Que d’obstacles en effet ! La largeur du fleuve, les difficultés des lieux, les fortifications de la ville, des batteries en défense, etc. Qui oserait entrer en lutte ? Ce ne seront point sans doute les masses indisciplinées répandues sur la rive gauche, des bandes dirigées par des inconnus sortis de la foule, par des hommes de rien, qu’on nomme Jourdan, Kléber, Bernadotte, Championnet, etc. Qu’on tente, à la bonne heure, en face de l’ennemi le passage de quelques rivières de l’intérieur d’un pays, voilà pour constituer des faits d’armes remarquables. Mais s’attaquer à d’aussi grands fleuves que le Rhin, c’est témérité, c’est folie. » Alors que de tels discours étaient soutenus à Paris, le Rhin était franchi et la ville de Dusseldorf occupée par les Français. On l’avait dit aux gens simples, et ils le croyaient ; mais des hommes d’un esprit fort niaient que ce fût possible.

Il paraît que, quant aux recherches de l’analogie des organes, on accordera des entreprises, calculées dans une mesure à répondre au passage des petites rivières, mais que d’ailleurs on interdira, non pas seulement comme excessivement périlleuse, mais comme décidément impossible, toute autre entreprise équivalant à la traversée militaire d’un aussi grand fleuve que le Rhin.

Il est si grand cet intervalle entre ses termes extrêmes, si imposant l’hiatus entre les familles du bas et celles du haut de l’échelle zoologique !