Traduction par Saint-Germain-Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (2p. 208-229).


CHAPITRE XXVII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — La richesse consiste dans le pouvoir de commander les services de la nature. Grand accroissement de la richesse anglaise, résultat du service conquis de la vapeur.

La civilisation croît avec l’accroissement de richesse. La richesse consiste dans le pouvoir de disposer des services de la nature. Un peu de houille extraite par un seul homme peut faire autant d’ouvrage qu’en feraient des milliers de bras d’hommes. On calcule que la puissance de vapeur, employée dans la Grande-Bretagne, équivaut aux forces réunies de 600.000.000 d’hommes, et pourtant le chiffre total des individus qui travaillent aux houillères de ce pays n’est que de 120.000, dont on peut compter que les deux tiers sont occupés à fournir le combustible pour fondre le minerai, pour préparer le fer, pour le ménage et d’autres services. La population entière de l’île, en 1851, était au-dessous de 21.000.000 d’individus, dont chacun, si la puissance ainsi acquise était répartie également, aurait l’équivalent d’environ trente esclaves obéissants employés à faire son ouvrage, — et d’esclaves qui n’exigent ni nourriture, ni vêtement, ni logement en retour du service ainsi accompli. En supposant que monte à 60.000 le nombre employé à extraire le combustible qui fournit cette puissance, cela ne donnerait que 1 sur 350 de la population, et moins que 1 sur 200 des individus qui sont capables de donner une pleine journée de travail. Cela étant, nous arrivons à ce résultat remarquable qu’au moyen d’une combinaison d’action, moins d’un demi % de la population adulte est en état de fournir cinquante fois plus de puissance que n’en fournirait le chiffre total, chaque homme travaillant à part.

Cependant, pour mettre le combustible à même de faire cette besogne, il faut que l’homme remplisse fonction d’ingénieur ; — substituant la force intellectuelle à la force musculaire qui autrement serait nécessaire. L’ingénieur doit avoir son engin, et pour produire ces engins il faut une portion du travail qui par leur usage sera économisé. Quelle faible proportion, toutefois, il faut, nous le voyons par ce fait, que le chiffre total des constructeurs de chaudières dans la Grande-Bretagne, en 1841, n’était que de 3.479 ; et, comme le nombre total d’individus occupés à la construction de machines à vapeur ne peut dépasser le décuple, nous avons moins que 35.000 travailleurs ainsi employés. Mineurs, constructeurs, pris ensemble, nous donnent un chiffre au-dessous de 100.000, comme la quantité totale de force humaine donnée au développement d’une force naturelle égale à celle de 600.000.000 d’hommes, — la force musculaire de chacun se trouvant ainsi, grâce à l’association et à la combinaison, multipliée non moins de six mille fois.

§ 2. — Somme extraordinaire de pouvoir qui reste sans développement dans les États-Unis. La combinaison d’action est nécessaire pour le développer. La politique nationale hostile à l’association et à la combinaison.

De toutes les communautés du globe, il n’en est aucune qui ait à sa disposition une somme totale de puissance comparable à celle des États-Unis ; — la quantité de combustible à sa portée étant, en pratique aussi illimitée que l’air que nous respirons. Il gît sous une large partie de Pennsylvanie, Maryland, Virginie et Nord-Caroline, tout en abondant tellement dans les régions de l’ouest que le plus généralement il est sans valeur aucune. Il en est de même quant à la matière dont les machines à vapeur sont faites, — le minerai de fer ; — les dépôts en sont illimités, et n’attendent que le moment où l’homme se décidera à les approprier à son usage et par là acquérir la richesse. À quel degré l’on peut l’acquérir, nous le savons par l’expérience de la Grande-Bretagne ; — une simple centaine de mille hommes y fournit une puissance égale à plus que soixante fois la pure force musculaire de toute la population adulte mâle de l’Union américaine[1].

Pour produire aux États-Unis le même effet, il ne faudrait que l’adoption des mêmes mesures qui ont abouti là à une prodigieuse augmentation de force ; et ainsi nous arrivons au grand fait qu’au moyen de la direction convenable des efforts de la centième partie de la population adulte de l’Union, le pouvoir ou la richesse de toute la masse peut, dans un court laps de temps, être vingtuplé ; — et chaque individu, en supposant répartition égale, peut se trouver ainsi en possession d’une vingtaine d’esclaves employés à fournir le combustible et les subsistances, le vêtement et le logement, tout en ne consommant rien des produits de leur travail.

Les trésors de la nature sont illimités, la terre étant un grand réservoir de richesse et de pouvoir, — qui ne demandent pour leur plein développement que la mise en pleine pratique de l’idée exprimée par le mot magique association. La preuve en est dans chaque cas où, en raison des circonstances locales, la population américaine se trouve forcée de combiner ses efforts pour l’accomplissement de quelque objet commun. C’est une combinaison d’action qui fournit à chaque habitant de New-York, Philadelphie ou Boston, un esclave occupé à lui fournir l’eau et l’éclairage à un prix qu’on peut dire insignifiant, comparé à ce qu’il lui en coûterait s’il lui fallait vivre et travailler seul, comme faisaient les émigrants à l’époque de William Penn. C’est une combinaison d’efforts qui nous donne facultés de passer du littoral de l’Atlantique aux rives du Mississippi en quelques heures et en meilleur marché qu’on n’allait, il y a quelques années, de New-York à Washington. C’est à un effort de cette nature qu’il est dû que chaque enfant se trouve fourni d’une instruction à laquelle il serait parfaitement impossible d’atteindre pour le settler solitaire, auquel nous nous sommes si souvent reportés. La combinaison d’efforts fournit les Bibles à si bas prix qu’elle les met à portée de l’individu le plus pauvre de l’Union ; et pour la somme insignifiante de deux cents, elle fournit un meilleur journal qu’on n’en aurait pu trouver à un prix quelconque il y a quelques années. À la combinaison l’on doit que l’homme de la Nouvelle-Orléans peut communiquer, à l’instant même, avec son ami en Philadelphie, le temps et l’espace étant réduits à rien.

N’importe où vous jetez les yeux, vous voyez la preuve de l’avantage qui dérive de l’association ; et néanmoins nous voyons partout des hommes quittant leurs demeures et laissant derrière eux femmes et enfants, parents et amis, — chacun semblant désireux autant que possible d’être forcé de rouler son tronc, de bâtir sa propre maison et de cultiver son champ isolé ; et se privant ainsi lui-même de tout le bénéfice qui résulte infailliblement de la combinaison avec ses semblables. Sur sa route à la solitude, il traverse d’immenses plaines où abonde le combustible dont la consommation accroîtrait tellement sa richesse et son pouvoir, préférant apparemment continuer à se confiner dans l’usage de ses bras, tandis qu’en appelant la nature à son aide, il se mettrait en état de substituer les facultés de son cerveau à celles de ces membres et de passer du travail du bœuf à celui de l’homme.

Dans aucun pays du monde il n’y a une aussi grande déperdition volontaire de pouvoir qu’aux États-Unis. En Irlande, dans l’Inde, en Turquie et en Portugal, cette déperdition se rencontre, mais aucun de ces pays n’émet la prétention que le peuple dirige son cours d’action. Ici, c’est le contraire ; chaque homme étant supposé constituer une partie du gouvernement et aider à en diriger l’action, de manière à mettre lui et ses voisins en mesure de tirer le meilleur profit des dons de la Providence ; et néanmoins c’est ici que les hommes ont le plus de disposition à se séparer les uns des autres, et à forfaire ainsi à tous les avantages qu’on voit ailleurs résulter de la substitution des forces de la nature à celle du bras humain. Les eaux du Niagara, qui pourraient faire le travail de millions d’hommes, ont liberté d’aller se perdant, et les bonnes houillères de l’Illinois que le moindre effort, appellerait à faire cent fois plus d’ouvrage que n’en fait aujourd’hui la population entière de l’Union, sont tenues en aussi peu d’estime que le serait une égale masse de gravier ou de sable.

§ 3. — Déperdition de pouvoir résultant de l’épuisement du sol et dispersion des hommes qui s’ensuit. Amérique, Grèce et Rome seront probablement gisantes ensemble dans les ruines du passé.

Le commerce tend à développer les trésors de la terre, à utiliser chaque parcelle de la matière dont se compose notre planète, — à développer le pouvoir humain, — à diminuer la valeur des utilités nécessaires à l’entretien de l’homme, — et à augmenter sa propre valeur et celle du sol sur lequel il est placé. À chaque degré de son développement, les centres locaux gagnent en pouvoir d’attraction, — la fabrique, la mine, le haut fourneau, la forge, le moulin, l’usine à coton devenant des places d’échange et diminuant ainsi la nécessité de recourir aux cités négociantes du monde. L’homme qui a donné ses labeurs à la production du blé acquiert ainsi le pouvoir d’échange directement avec un voisin qui convertit le blé en farine, et un autre qui a converti la houille et le minerai en fer ; avec un qui a converti la laine en drap et un autre qui a transformé les chiffons en papier ; — économisant à la fois le coût de transport et obtenant ce commerce intellectuel dont besoin est pour lui permettre de passer de la culture des sols pauvres à celle des sols riches.

Le trafic tend dans une direction opposée, — cherchant partout à empêcher la création de centres locaux, et accroître ainsi la nécessité de recourir aux grandes cités centrales du monde. Chaque degré de son progrès en pouvoir est accompagné d’une augmentation de la taxe du transport et d’une diminution du pouvoir de l’homme, avec épuisement constamment croissant du sol, qui amène le recours à de nouvelles terres qui seront épuisées à leur tour.

Selon un éminent économiste français, nos États-Unis sont, comme la Pologne, spécialement consacrés à l’agriculture, à l’exclusion des manufactures. Ce fut aussi l’opinion de quelques-uns des hommes qui ont le plus influé sur la politique du pays ; et l’on en voit le résultat dans l’appauvrissement universel du sol et de ses propriétaires, par suite de l’énorme taxe du transport à laquelle ils ont été soumis. Selon ces messieurs, la culture des produits bruts est la poursuite capitale de l’homme ; et pourtant il suffirait d’un peu de réflexion pour comprendre que faire pousser le blé n’est que l’un des pas pour la fabrication du pain, et que faire pousser le coton n’est que l’un des pas pour la production du drap ; — le drap et le pain, et non le blé ou la laine, étant les utilités nécessaires à son usage. Des hommes périssent de froid là où les arbres abondent faute de la scie ou de la hache ; et d’autres vont nus quoique entourés de la plante qui fournit le coton, parce qu’ils sont loin du mul-jenny et du métier à tisser. L’homme est placé sur la terre pour soumettre à son service les forces de la nature, — la contraignant à lui fournir les utilités nécessaires à son usage et en échange de la moindre somme possible d’effort humain. Pour atteindre ce but, il lui faut combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, — le fermier, le meunier, le boulanger s’unissant pour la production du pain ; le berger, le fileur et le tisserand s’unissant pour la production du drap. Plus l’union est parfaite, moins il y a déperdition de travail dans le transport et dans l’acte de l’échange ; et plus augmentera le pouvoir d’améliorer le territoire déjà occupé et en même temps d’étendre l’œuvre de culture sur les sols plus riches, — comme il se fait maintenant en France, Danemark, Allemagne et autres pays progressifs de l’Europe. Moins il y a de pouvoir de combinaison, plus il y a tendance à l’épuisement du sol, comme nous avons vu que c’est le cas en Pologne et Irlande, Turquie et Portugal, Jamaïque et Inde et dans tout autre pays presque entièrement consacré, comme les États-Unis, à l’œuvre de gratter la terre. De toutes les matières brutes nécessaires aux desseins de l’homme, l’engrais est le plus important et le moins susceptible d’être transporté à distance ; et c’est pourquoi la pauvreté, la dépopulation, l’esclavage, sont les conséquences infaillibles qui attendent une communauté réduite à dépendre de la simple sorte d’effort requis pour forcer la terre à fournir les matières brutes du vêtement ou des aliments. Pour la plus grande partie des États-Unis, le marché est à la distance de centaines et de milliers de milles ; on en voit les conséquences dans les faits exposés dans les paragraphes suivants extraits d’un estimable mémoire lu par M. Waring à la société géographique de New-York.

« Pour vous mettre à même de bien comprendre ce sujet, considérons la quantité des différentes sortes de substances minérales qu’enlèvent au sol différentes récoltes.

» Dix boisseaux de maïs contiennent 9 livres de matière minérale, où nous trouvons 2.78 livres de potasse et 4.52 livres de phosphate.

» Dix boisseaux de blé contiennent 12 livres de matière minérale, consistant en partie en 2.86 livres de potasse et 6.01 de phosphate.

» Toutes les récoltes contiennent neuf ou dix sortes de matière minérale en différentes proportions. »

» Par exemple, nous voulons calculer les quantités de potasse et de phosphate que contiennent les récoltes de maïs et de blé de 1850. Les voici :

Potasse. Blé 28.739.280 livres.
Maïs __ 162.595.766
--------------
_______ Total. 191.335.046
 
Phosphate. __ Blé 60.392.055 livres.
Maïs 267.615.807
------------—
_______ Total. 328.007.862

» En estimant la potasse à 6 cents la livre et l’acide phosphorique à 3 cents la livre (ce qui n’est pas trop), nous trouvons pour la valeur de ces substances des récoltes de maïs et de blé en 1850, la somme de 19.520.328 dollars.

» N’oublions pas que nous n’avons pris que deux substances des cendres des deux récoltes, et que nos évaluations sont au plus bas. Combien de cette matière minérale fera retour au sol, il est impossible de le dire.

» Ce qui se perd en tout de matière fertilisante dans nos villes et nos bourgs est énorme. La population de New-York et de ses faubourgs n’est probablement pas au-dessous de 750.000 âmes. Si ce qui se perd de matière fertilisante, de différentes manières, par ce nombre d’individus se pouvait appliquer au sol, cela irait au moins à 15.000 dollars par jour, soit 5.475.000 dollars par année. Ce qui donne, en calculant bien bas, 2 cents par jour par individu, sans parler du nombre immense de chevaux et d’autres animaux entretenus dans ces villes.

» La quantité de matière minérale contenue dans l’aliment humain peut être considérée comme entièrement perdue pour le sol, — sauf une portion, comparativement petite, qui trouve voie pour faire retour au champ. Dans l’Agricultural Report of the Patent Office pour 1849-50, le docteur Lee (qui fait autorité dans ces questions) dit : « Quelques gentlemen du Sud ont constaté que, par tète d’esclave, jeunes et vieux, sur une plantation, la nourriture en pain représente 12 à 13 boisseaux par an. En prenant 13 boisseaux comme la consommation moyenne en pain par les 22.000.000 de têtes de la population des États-Unis, nous avons un total de 286.000.000 boisseaux pour l’année. Sans entrer dans un détail de preuves, on peut sans crainte avancer que les éléments de fertilité contenus dans toute la viande, lait, beurre, fromage, pommes de terre, fruits et légumes consommés par la population américaine, peuvent dépasser de 10 pour cent le chiffre que donne la consommation en grains. Dans mon calcul, cependant, il me suffit d’adopter moins de 10 pour cent, et j’évalue les éléments fertilisants contenus dans ces articles de l’alimentation humaine à 314.000.000 boisseaux de grains. Additionnant les sommes, nous avons les cendres de 314.000.000 boisseaux de grains, réellement enlevées aux sols américains, sans que presque rien de cela y fasse retour. »

» Le même gentlemen a calculé que la perte totale annuelle de matière fertilisante équivalait à la quantité nécessaire pour former les cendres de 1.000.000.000 boisseaux de grains, ou environ le double de notre récolte actuelle. Le calcul ne tient pas compte de nos larges exportations de pain et de la vente des cendres. Ailleurs, il admet que les deux tiers des engrais de tous les animaux domestiques font retour au sol. En 1850, la valeur des animaux abattus représentait 111.703.142 dollars, ce qui équivaudrait à 3.723.438 bêtes bovines, à 30 dollars par tête. Les os seulement de ces animaux représenteraient, comme engrais, une valeur d’environ 5.500.000 dollars.

» Dans l’opinion de l’écrivain, on ne pourrait estimer les déperditions totales annuelles du pays au-dessous d’une quantité équivalente aux minéraux constituants de 1.500.000.000 boisseaux de grains.

» Supposer qu’un tel état de choses puisse continuer, et que nous puissions rester une nation prospère, est tout bonnement ridicule. Nous avons encore beaucoup de sol vierge, et il peut s’écouler un long temps avant de recueillir le fruit de notre imprévoyance actuelle. C’est simplement une question de temps, et le temps donnera du problème une solution sur laquelle on ne peut se tromper. Bourreaux envers la terre et dissipateurs que nous sommes, nous perdons chaque année l’essence intrinsèque de notre vitalité.

» Notre pays n’en est point encore à l’état de faiblesse par cette perte de son sang vital, mais l’heure est fixée, à laquelle, si notre présent système continue, le dernier battement de cœur de la nation aura cessé, et à laquelle l’Amérique, la Grèce et Rome seront ensemble gisantes dans les ruines du passé.

» La question d’économie serait, non pas comment nous devons produire davantage par année, mais comment nous devons épargner davantage sur notre production annuelle pour le rendre au sol. Un travail employé à voler à la terre son capital de matière fertilisante est pire qu’un travail dissipé. Dans le dernier cas, c’est une perte pour la génération actuelle ; — dans le premier, c’est un héritage de pauvreté pour nos successeurs. L’homme n’est qu’un tenancier du sol, et il se rend coupable d’un crime lorsqu’il détruit de sa valeur pour les autres tenanciers qui viendront après lui. »

En présence de tels faits, cessons de nous étonner que tout étranger intelligent ne puisse s’empêcher de remarquer la condition mauvaise de l’agriculture américaine, en général, et la diminution graduelle de la puissance du sol. Dans New-York, où, il y a quatre-vingts ans, 25 ou 30 boisseaux de blé étaient le rendement en moyenne ; cette moyenne n’est aujourd’hui que de 14, et celle de maïs 25 seulement. Dans l’Ohio, qui, il y a un demi-siècle, était à l’état vierge, la moyenne du blé est au-dessous de 12, et elle diminue tandis qu’elle devrait augmenter. Dans l’Ouest, la marche d’épuisement se poursuit partout ; — les grandes récoltes de chaque période d’un établissement sont suivies invariablement de maigres récoltes dans les dernières années. En Virginie, dans un vaste district d’un pays qui a passé pour le plus riche de l’État, la moyenne du blé est moins que 7 boisseaux ; tandis que, dans Nord-Caroline, les hommes cultivent un sol qui rend un peu moins que cela de maïs. On a cultivé le tabac en Virginie et Kentucky jusqu’à épuisement complet du sol et son abandon ; tandis que, dans la contrée entière où croît le coton, nous trouvons un exemple d’épuisement dont le monde n’a jamais vu le pareil, accompli en si peu de temps. La population qui cultive le coton et le tabac vit sur son capital, — vendant son sol à si bas prix qu’elle n’obtient pas un dollar pour cinq dollars détruits ; et comme l’homme est toujours un animal progressif, soit qu’il marche en avant ou en arrière, nous pouvons facilement saisir la cause du développement soutenu et régulier de ce sentiment qui conduit à regarder la servitude comme la condition naturelle de ceux qui ont besoin de vendre leur travail. Le trafic conduit infailliblement à de tels résultats, et comme toutes les énergies du pays sont données à développer le pouvoir du trafiquant, rien d’étonnant que sa population soit partout employée « à dérober à la terre son capital. Que le système actuel continue, « et l’heure est certainement fixée, » à laquelle, pour nous servir des expressions de l’écrivain du passage cité, « l’Amérique, la Grèce et Rome seront gisantes ensemble dans les ruines du passé. »

L’examen de tous ces faits nous montre 1° que plus la quantité de produits bruts, portée à des marchés lointains, est grande, moindre est le prix qu’on en obtient ; 2° que moindre est ce prix, plus augmente la différence entre les produits bruts du sol et l’outillage nécessaire pour sa culture, et 3° que plus il y a dépendance du marché lointain, plus il y a tendance à passer de la culture des sols riches aux sols pauvres, — ce qui est toujours la route à la centralisation, à l’esclavage, à la mort morale et physique.

§ 4. — Consolidation graduelle de la terre. Elle fournit la preuve d’une civilisation en déclin.

Avec le développement de commerce, le développement des pouvoirs de la terre et la création de centres locaux d’action, la terre va se divisant et la petite ferme d’une demi-douzaine d’acres arrive à fournir plus de denrée brute qu’on n’en obtenait auparavant de centaines et de milliers d’acres. À chaque accroissement du pouvoir du trafic, les centres locaux déclinent, et la cité lointaine prend leur place. La propriété foncière vase consolidant ; — le tenancier sans bail et le journalier remplace le petit propriétaire indépendant si fort considéré par Adam Smith. Il en était ainsi, nous avons vu, en Italie et en Grèce, il en est aujourd’hui ainsi dans tous les pays où le commerce a été subjugué par le trafic. Il en est ainsi aux États-Unis ; — le petit propriétaire rural de New-York cédant graduellement la place au grand propriétaire de milliers d’acres de terre cultivée par des hommes dont on peut apprécier la tenure au caractère inférieur des habitations où ils vivent et des granges où ils rentrent leur blé[2]. La population rurale diminue ici, et d’année en année on éprouve une difficulté croissante à entretenir les écoles et les églises de village, tandis que les grands centres de négoce, New-York et Buffalo, croissent en richesse et en puissance d’année en année. Telle est aussi la tendance dans l’Ohio, et il en doit arriver aussi successivement dans tous les États de l’Ouest ; — l’exportation des denrées brutes du sol amenant inévitablement l’exportation d’hommes.Considérons la Virginie, nous voyons, dit un écrivain récent, « nous voyons qu’on y fait de belles chasses au daim dans les bois qui croissent sur les beaux anciens domaines agricoles des Blands, des Byrds et d’autres familles jadis renommées ; et que ce cas n’est qu’un exemple entre des milliers d’autres. Des églises en décadence et ruinées sont éparses sur tout le pays dans de vastes places où aujourd’hui le renard gîte et le hibou siffle. De grandes vieilles maisons, qui eurent magnificence de palais, s’écroulent sur des domaines abandonnés, qui sont affichés en vente à trois ou cinq dollars l’acre, là où le bois de charpente, qui croît sur leur superficie à portée de la marée, payerait deux fois le prix de l’acquisition. Il y a d’autres terres, continue-t-il, naguère encloses et ayant porté de superbes récoltes de maïs, de blé, de tabac, qui aujourd’hui ne présentent plus que les ruines d’une habitation de maître et de nombreuses cases à nègres, et à l’entour quelques acres où croissent de maigres récoltes de maïs et de patates douces pour nourrir les esclaves sur qui les descendants efféminés des cavaliers, comptent pour une récolte de créatures humaines qui fournira aux demandes du marché du Sud. Tel est le tableau que présente aujourd’hui un État qui abonde en forces hydrauliques, non employées, et riche en minerai de fer et en houille, à un degré à peine surpassé dans aucun autre pays du monde ; et cela vient de ce que sa population s’est obstinément refusée à appeler à son aide les substituts à bon marché du travail humain que fournit la toute-puissante nature ; — préférant continuer à dépendre delà pure force brutale du bras humain[3]. Passons à la Caroline du Sud, nous voyons des milliers d’acres de riches prairies sans nul occupant. D’autres millions d’acres ont eu leurs occupants qui les ont si complètement épuisées que les riches fermes des anciens temps ne trouvent pas acheteur même au prix qu’ont coûté les bâtiments ; et par la raison que sous le système existant, la population continue tellement à diminuer qu’on a lieu de croire que le jour est tout proche où l’État sera abandonné aux renards et aux oiseaux de nuit[4].

Ce sont précisément des faits semblables que présentent à notre observation la Géorgie et l’Alabama, le Mississippi et la Louisiane[5]. La terre y est partout expirante, et tend de plus en plus à se consolider aux mains de grands propriétaires qui vont s’appauvrissant d’année en année. Tout cela, nous dit-on, est la conséquence du fait « que l’esclavage ne s’adapte pas aux opérations de l’agriculture savante » mais ici, comme d’ordinaire, l’économie politique moderne prend l’effet pour la cause ; — l’existence prolongée de l’esclavage étant un résultat de l’absence de cette combinaison qui est nécessaire pour le progrès de l’agriculture. Les hommes gagnent en liberté à mesure qu’ils sont aptes à diversifier leurs emplois, à s’associer, à combiner, et ainsi à obtenir pouvoir sur la nature, — et la forcer à travailler pour leur service. À chaque pas dans cette direction, la terre va s’enrichissant et l’homme apparaît — au lieu de la bête brute qui auparavant grattait le sol. La liberté est venue en Angleterre en compagnie des manufactures ; et dans tout pays du monde les hommes sont devenus libres en raison de l’aptitude acquise à substituer les grands pouvoirs de la nature à la pure force musculaire.

§ 5. — Limitation du champ de l’opération agricole résultant de ta distance du marché. La taxe de transport est une taxe qui va constamment croissant.

Par le développement de commerce et l’accroissement du pouvoir d’association, le fermier est mis en état de varier les objets de la culture, — substituant pommes de terre, turneps et autres produits que la terre fournit par tonnes, au blé qu’elle donne par boisseaux et au colon qu’elle donne par livres. Avec le déclin du commerce et l’accroissement de pouvoir du trafic, le marché devient plus distant, le fermier est forcé de se borner à quelques denrées dont la terre ne donne que peu, et qui, par conséquent, supporteront le transport. Toute plante veut pour sa nourriture certains éléments dont l’extraction continue appauvrit le sol ; aussi l’épuisement de la terre et la dispersion des hommes dans une année préparent-ils un épuisement et une dispersion plus considérables pour une autre année. Tel a été le cas avec la culture du coton et du sucre dans les États du Sud, avec celle du blé et du tabac dans ceux qui sont plus au nord ; les résultats se manifestent par le fait que l’appauvrissement du sol et la dispersion de population marchent d’année en année avec une vitesse constamment accélérée.

Plus la dispersion est rapide, moindre est la quantité de denrées qui rémunèrent le travail dépensé sur la terre, plus grande est la proportion de ces produits absorbés par le trafiquant et le transporteur, et plus s’accroît la tendance à la centralisation et à l’esclavage. Le peuple de l’Inde, nous l’avons vu, n’obtient pas plus que 1.200.000 dollars pour sa récolte totale de coton ; mais lorsqu’elle lui revient sous forme de drap, elle lui en coûte plus de 30.000.000 ; — toute la différence allant aux gens qui s’emploient à changer le lieu et la forme et à faire les échanges. D’où suit que tant d’Indiens vont se vendre eux-mêmes en esclavage à Maurice. L’Irlandais se départit de la denrée brute à vil prix, et la rachète à des prix énormes ; d’où suit que ceux qui échappent à la famine et aux maladies abandonnent si tristement leur terre natale. Le peuple du Texas obtient des cents pour son coton et paye des dollars pour le drap, le fer et les instruments dont il a besoin ; — toute la différence allant aux gens qui possèdent des chevaux et des chariots, des navires et des bateaux à vapeur, et aux milliers d’autres personnages intermédiaires qui se tiennent entre celui qui produit et celui qui consomme[6]. De là l’état primitif et barbare de tous les instruments agricoles dans le Sud et l’amour croissant de l’esclavage[7].

§ 6. — Le pouvoir du trafiquant s’accroît fermement tandis que celui du fermier et du planteur diminue du même pas. Il s’ensuit instabilité et irrégularité du mouvement sociétaire.

Plus le pouvoir d’association et de combinaison se perfectionne, plus s’accélère le progrès des connaissances agricoles, plus augmente la quantité des denrées obtenues de la terre, plus diminue la proportion requise pour payer la taxe de transport et d’échange, — et plus augmente chez le planteur et le fermier le pouvoir de déterminer par eux-mêmes l’application de leur travail et de leur terre. Moindre est ce pouvoir, plus l’agriculture cesse d’être une science, moindre est la quantité de choses obtenues, plus forte est la quote-part exigée par le négociant et le transporteur, et plus vite le cultivateur tombe à la condition de pur esclave, que contrôleront dans toutes ses opérations ceux qui se tiennent entre lui et le consommateur de ses produits. Les populations de l’Inde et de l’Irlande, de la Turquie et du Portugal, de la Jamaïque et du Brésil, — bien que prétendant être libres, — n’ont pas le pouvoir de choisir l’emploi de leur terre et de leur travail. Le prix de toutes leurs utilités est fixé sur le grand marché central, occupé comme il l’est par des hommes qui désirent que le blé et le lin, le sucre et le café, le coton et l’indigo soient à bas prix, et que le drap et le fer soient chers. Elles sont ainsi tenues tellement pauvres qu’elles ne peuvent s’aider elles-mêmes et sont réduites à compter sur les avances que leur fait le négociant qui prélève naturellement une part de lion sur le produit de leurs efforts ; et plus sa part est forte plus s’accroît son pouvoir de les contraindre à rester dans la dépendance de sa faveur. À l’occasion il leur prête sur le capital ainsi extorqué, une portion, dans le but de faire des routes et de faciliter davantage l’épuisement de leur terre ; mais plus il font de routes plus s’accroît la tendance à une plus grande dispersion et une plus grande perte de pouvoir. Les chemins de fer d’Irlande ont servi de préliminaires aux famines, aux maladies, aux dispersions qui ont eu lieu depuis ; et ceux de l’Inde ne sont que préparatoires à un plus grand et complet épuisement de son sol et à une diminution plus rapide de sa population.

Il en est de même ici. Plus il se construit de routes, plus s’accélère la dispersion de population, — plus s’amoindrit le pouvoir de combinaison, — plus s’avilissent les prix obtenus sur le marché, — plus s’accélère le développement des cités centrales, — plus se complète la dépendance, dans laquelle le pays se trouve, de ces cités pour des avances sur les récoltes sur pied, ou pour aider à la construction de routes ; mais plus se revêtent de splendeur les palais bâtis par « les princes du négoce,» dont les fortunes grossissent plus rapidement lorsque le fermier est forcé d’accepter le plus bas prix pour sa farine, — lorsque le planteur reçoit le moins possible pour son coton, — et lorsque le sol va s’épuisant au plus vite.

Le but du trafiquant est directement le contraire de celui auquel aspirent les hommes qui travaillent à produire et qui doivent consommer. Il désire que le grain soit à bon marché et la farine chère ; que le coton soit bas et le drap élevé ; plus l’écart est considérable, plus considérable est la quote-part qu’il retient dans les utilités. Son pouvoir croît avec la dispersion de la population et le déclin du pouvoir en elle d’entretenir commerce ; et c’est là le cours des choses dans les pays qui marchent sur la trace anglaise, y compris les États-Unis.

§ 7. — Le trafiquant trouve profit à l’instabilité. Irrégularité remarquable dans le mouvement des périodes de libre-échange.

Le trafiquant prospère au moyen d’oscillations dans les prix des utilités qu’il vend. Il désire acheter bon marché, vendre cher ; et plus se répètent les vicissitudes du négoce, plus il a de chances pour grossir sa fortune. Le fermier et le planteur, le mineur et le fondeur de fer veulent une fermeté soutenue, car ils doivent calculer tous les arrangements pour des années à l’avance. L’homme qui défriche une pièce de terre veut en faire une habitation pour sa femme et ses enfants ; il est engagé dans une œuvre dont l’exécution réclame beaucoup de temps ; et il souhaitera que le blé ou le coton commande un prix aussi élevé lorsqu’il sera en mesure de vendre, que celui qu’il a dû payer lui-même lorsqu’il a entrepris sa machine à produire l’aliment et a été obligé d’acheter. Il faut des années pour fonder l’usine à filer le coton, et d’autres années pour rassembler et organiser efficacement les ouvriers qui doivent y fonctionner. Les mines, le haut fourneau, la forge demandent des années d’exercice et des centaines de mille de dollars avant de commencer à indemniser l’entrepreneur. Le trafiquant, au contraire, vend et achète d’heure en heure, et plus il peut causer d’oscillations dans la valeur du blé et de la farine, du drap et du fer, plus il y a probabilité qu’il entrera en possession de la terre du fermier, de l’usine du fabricant de drap, du haut fourneau du fabricant de rails, ou de la route faite par l’homme qui a placé sa fortune dans une grande amélioration, — cela moyennant moitié de ce qu’il en a coûté pour construire l’appareil. Trafic et commerce visent ainsi dans des directions opposées, l’un à des oscillations fréquentes et brusques du prix ; l’autre à la fermeté et à la régularité.

Dans les pays à la remorque du trafic par nous cités, l’instabilité s’accroît d’année en année et cela en vertu d’une loi qui veut que cette stabilité diminue en raison directe de ce qu’un corps approche de la pyramide renversée. En France, où le commerce va prenant le dessus sur le trafic, il y a, nous l’avons vu, un ferme progrès en avant accompagné d’une stabilité qui augmente nonobstant les fréquentes révolutions politiques. Il en est de même en Prusse et Danemark, en Russie et Suède ; et il en doit être de même dans tous pays où la circulation sociétaire gagne en continuité, avec un accroissement constant de force. Le mouvement soutenu est nécessaire pour la durée de tout l’appareil social ou physique. Voulons-nous voir comment nous en sommes loin dans ce pays, examinons les diagrammes suivants, qui montrent la hausse et la baisse dans les revenus douaniers et foncier et dans le revenu total.


I. — revenus douaniers.


II. — revenu foncier.

En ajoutant à ce tableau la terre abandonnée dans les trois années dernières, et vendue pour le bénéfice de simples particuliers, les chiffres de ces années devaient être portés plus haut que celui de la période qui trouve son point culminant en 1836. (Voir le diagramme ci-contre).

Note en 1858. — Plus la continuité de mouvement est parfaite, plus son action est régulière et plus considérable est la force tant dans le monde physique que moral et que social. Combien peu cette régularité s’obtient sous le présent système, on le voit dans le fait, que le revenu qui, en 1856, s’élevait à 74.000.000 dollars, est déjà tombé à un peu plus que 30.000.000 dollars. La tendance d’une politique dispersive et agressive à augmenter les demandes sur le trésor public se manifeste aussi fort bien dans l’élévation du chiffre des dépenses de 60.000.000 dollars à 90.000.000.


III. — revenu total

Pour l’appréciation parfaite des chiffres donnés, le lecteur est invité à se reporter un instant aux différents changements de politique qu’ils indiquent. La première des années dans le dernier de ces diagrammes, 1815, embrassait quelques mois de guerre avec la Grande-Bretagne, alors que les États atlantiques subissaient un blocus et que le revenu douanier était nécessairement réduit à rien. Dans l’année suivante, la protection était en partie retirée, et les importations augmentaient rapidement avec grand accroissement du revenu douanier et l’anéantissement à peu près complet de l’activité industrielle. La circulation avait à peu près cessé et tel était l’épuisement du pays que le revenu tombe à 15.000.000 dollars. Avec 1824 arrive un changement, la protection étant à un certain point adoptée de nouveau ; et dès lors, durant une période de quatre années, la stabilité était telle que la plus grande variation au-dessus de la somme moyenne de 22.750.000 dollars était 2.250.000 dollars, ou un dixième ; tandis que dans la période précédente elle s’était élevée à 38.000.000 dollars et avait tombé à 15.000.000 dollars. Vient ensuite le tarif de 1828, le premier qui fut basé sur l’idée de la protection, dans le but de protection, et maintenant nous trouvons un accroissement ferme et régulier qui correspond à ceux d’Allemagne, Russie et Suède ; les changements ayant été ainsi :

1829     23.000.000 dollars.
1830 28.000.000
1831 27.000.000
1832 21.000.000
1833 33.000.000

Le pouvoir d’acheter les utilités étrangères et d’entretenir commerce avec les nations étrangères allait ainsi en accroissement, soutenu avec le développement de commerce domestique ; et le résultat se manifesta par l’affranchissement du thé, café et autres articles importés de tout droit quelconque[8] ; maintenant cependant vient un changement dans une direction opposée, — le tarif de compromis qui devait entrer en pratique dans l’année fiscale 1841-42. À l’instant tout ordre a cessé. Les importations deviennent considérables, la spéculation règne, et le revenu monte à 48.000.000 dollars pour tomber quelques années plus tard, après une succession de changements sans nul exemple dans aucune nation civilisée, à 11.000.000 dollars. Le pouvoir de payer pour des articles étrangers a disparu. Le commerce à l’extérieur a cessé avec l’arrêt de circulation domestique ; et maintenant, par pure nécessité, le tarif protecteur de 1842 devient la loi du pays. À l’instant le revenu monte de 11.000.000 dollars à 28.000.000, pour rester à ce point ou environ jusqu’à ce que le système change de nouveau à la fin de 1846. Depuis lors il a tombé à 26.000.000 dollars et a monté à 72.000.000 ; tombé à 30.000.000 et monté à 64.000.000 ; tombé à 41.000.000 et monté à 61.000.000 ; — n’étant régi par aucune loi quelconque ; et maintenant à la fin de la décade, nous avons une période de spéculation gigantesque, correspondant exactement à celle de 1836, et promettant de finir comme l’a fait la période de compromis en 1841-42, lorsque le crédit, tant public que privé, eut entièrement disparu.

§ 8. — Fermeté et régularité remarquables du mouvement sociétaire dans toutes les périodes où l’on a maintenu la politique de protection.

D’après les faits ci-dessus, le lecteur comprendra que durant les dernières quarante années la règle du pays a été celle d’encourager le trafic, et ce n’est que dans les deux très-courtes périodes, — 1828 à 1833 et 1842 à 1846, — qu’on a fait quelque tentative de favoriser le développement de commerce. En y ajoutant la période du tarif semi-protecteur de 1834, nous avons treize ans où le système a tendu dans une direction, contre vingt-sept dans une autre. Ensuite on remarquera que toute la fermeté de mouvement se trouve dans ces seize années, — la différence entre le revenu moyen et le montant actuel d’une simple année étant tout à fait sans importance, comme on le voit ici :

1825 21.000,000 ___ 1829 24.000.000 ___ 1844 29.000.000
1826 25.000.000 1830 24.000.000 1845 30.000.000
1827 21.000.000 1831 27.000.000 1846 29.000.000
1828 24.000.000 1832 31.000.000 1847[9] 26.000.000
1833 33.000.000
--------------- ---------------- -----------------
91.000.000 139.000.000 114.000.,000
Moyenne. 22.750.000 27.800.000 28.500.000

La fermeté est un caractère essentiel de la civilisation ; l’instabilité, de la barbarie. Au treizième siècle, le prix du blé en Angleterre flottait entre 6 sh. et 16 liv. 16 sh. par quarter ; au quinzième, entre 5 liv. et 2 liv. 6 s. 8 d. ; et au seizième, entre 2 s. et 4 liv. 12 s. Dans le dix-septième, le plus grand écart était entre 1 liv. 5 s. 2 d. et 4 liv. 5 s., tandis qu’aujourd’hui un changement, une variation de 40, 50 ou 60 % est considérée comme remarquable. Dans la vie sauvage, la stabilité ne peut exister par la raison que l’homme est esclave de la nature. Par l’accroissement de richesse et de pouvoir, il en devient le maître, et c’est alors que la société prend une forme régulière et que les mouvements de chaque jour qui succède, deviennent de plus en plus les contre-parties de ceux qui ont précédé, — sans presque aucune distinction entre eux sinon celle produite par un régulier et aimable accroissement de richesse et de pouvoir, comme celui qui marque les trois courtes périodes signalées ci-dessus. C’est là le progrès de civilisation ; l’inverse se voit dans les pays du progrès de barbarie, — une crise suivant une crise, — et la dernière plus sévère, jusqu’à ce qu’enfin la machine sociale tombe en débris et que règne un chaos universel. Il en fut ainsi en Grèce et en Rome et il en sera ainsi partout ailleurs ; — la régularité de mouvement étant aussi essentielle pour que la société progresse et avance en civilisation, que l’entretien du mouvement d’une machine à vapeur ou d’une montre. Éprouvée à cette pierre de touche, l’Union américaine tend à la barbarie, la crise de 1842 qui précéda le tarif passé en cette année, ayant été beaucoup plus terrible que celle de 1821 qui prépara la voie pour le tarif de 1824 ; et celle qui aujourd’hui se prépare promettant de surpasser autant en sévérité celle de 1842, que nous avons vu celle-ci surpasser sa précédente[10].

  1. On peut très-convenablement demander : « Si pouvoir est réellement richesse, comment se fait-il que la population d’Angleterre, qui dispose d’une somme énorme de richesse, est-elle tellement pauvre qu’y ait pris naissance l’idée d’excès de population ? La réponse est que tout son pouvoir va se perdant dans l’effort d’empêcher les autres communautés du monde d’acquérir semblable pouvoir ou richesse. En travaillant à avilir le travail et les matières brutes du monde extérieur, elle asservit la population de tous les pays sujets à son influence, et par là produit l’asservissement de la sienne elle-même. L’harmonie d’intérêts est partout parfaite, et c’est pourquoi toute mesure qui tend à priver l’Indou du pouvoir de vendre son travail, tend également à diminuer l’aptitude du travailleur anglais à obtenir la subsistance pour sa famille et pour lui-même. Action et réaction sont égales et s’opposent l’une à l’autre — la balle qui arrête le mouvement d’une autre balle s’arrête elle-même. C’est une grande loi physique dont la vérité se manifeste dans tout l’ordre de la science sociale. Sens commun, sens moral et saine politique visent toujours dans la même direction.
  2. « L’épuisement a diminué le produit de la terre, qui fut d’abord la grande richesse du pays. Quand le blé cessa de rendre, on mit de l’avoine, qui d’abord donna de cinquante à soixante boissaux, et on en mit d’année en année jusqu’à ce que la terre cessât de rendre et s’infestât de mauvaises herbes. » Johnson. Notes on North. America, vol. I, p. 59.
  3. Combien voyons-nous de gens vendre leurs terres à des prix ruineux et quitter leur lieu de naissance pour aller s’établir dans l’Ouest ; et la plupart non autant par choix que par l’impuissance actuelle de soutenir leur famille, d’élever et d’éduquer leurs enfants avec le produit de leurs terres épuisées — naguère fertiles, mais rendues stériles et improductives par un désastreux système de culture ! Et combien cette détresse est encore accrue en voyant, comme nous le voyons souvent, les décisions et les indécisions de cette lutte entre le partir et le rester de la part de nombre d’émigrants ! Et combien il y en a qui, après être partis, ne restent que peu d’années et alors reviennent pour ressaisir une partie de leur terre natale et mourir où ils sont nés Comme cela nous rappelle étrangement le pauvre marin naufragé qui, touchant le rivage au milieu de la tempête, s’y attache, mais est reporté en haute mer par la vague qui se retire ! Cependant luttant toujours, meurtri, déchiré, il saisit de nouveau le roc de ses mains saignantes et s’y cramponne comme à son unique et dernière espérance. Et cela n’a rien qui doive étonner. Peut-être c’était le lieu de son enfance, — l’habitation de ses pères depuis plusieurs générations, le sol sur lequel il a dépensé les épargnes et la nourriture, les énergies et les facultés d’une longue vie, — le miel du vivant et les cendres du mort. Stevenson. Discurse before the agricultural Society of Albemarle.
  4. Voir préced. p. 88.
      Le lecteur qui veut connaître la condition actuelle de l’agriculture dans les États esclaves de l’Atlantique, fera bien de consulter The Seabord Slave States, by F.-L. Olwsted. New-York, 1856.
  5. Voir précéd. p. 198.
  6. « Nous avons été sans café, sucre, thé ou farine pour les derniers six mois. Nous n’avons point eu de pommes de terre pendant deux ans et point de patates douces cette année. La récolte de pois a manqué la saison dernière, faute d’avoir pu semer. En réalité, nous avons été mourant de faim, à la lettre, presque en vue de l’abondance. Mon emballage et ma corde m’ont coûté l’année dernière 23 à 14 cents, et mon coton, grâce au taux élevé du transport, ne m’a donné net que 5 cents. Ceci vous montre l’état actuel des choses dans ma section et à quelques milles de deux rivières importantes À quoi servent de bonnes terres et de riches récoltes sans marchés où vendre et acheter ? » — Letter from Texas, in a New-Orleans Journal.
  7. Le « Nigger hoe. » La houe-nègre fut introduite d’abord dans la Virginie comme un substitut à la charrue pour rompre le sol. La loi fixe son poids à quatre livres, — ce que pèse la hache du forestier ! On s’en sert encore non-seulement en Virginie, mais en Géorgie et dans les Carolines. Les planteurs nous disent, comme raison de son usage, que les nègres briseraient une charrue yankee sur la première racine ou pierre qu’ils viendraient à rencontrer. » — Correspondence of the New-York Tribune.
  8. À cette réduction surtout est due la grande diminution du revenu douanier en 1834.
  9. L’année fiscale n’étant pas la même que celle du calendrier, il convient de rappeler qu’elle part du 1er juillet jusqu’au 30 juin ; et que par conséquent 1844 signifie proprement 1843-44 et 1847, 1846-47.
  10. Dans la crise de 1821, le crédit du gouvernement fédéral restait sans égal bien qu’il sortit tout récemment d’une guerre coûteuse et fut chargé d’une lourde dette. Dans celle de 1842, le crédit du gouvernement avait complètement disparu, bien que la dette, rien qu’en peu d’années, eût été totalement éteinte.
      Note écrite en 1858. — L’auteur désire rappeler de nouveau à ses lecteurs que l’esquisse ci-dessus des mouvements de l’Union américaine a été écrite en 1856, au milieu de l’éclat d’une prospérité fabuleuse, telle qu’on n’en avait jamais connu.