Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 437-451).


CHAPITRE XV.

DES CHANGEMENTS MÉCANIQUES ET CHIMIQUES DANS LA FORME DE LA MATIÉRE.

§ 1. — Pour opérer les changements dans les formes de la matière, il est nécessaire d’en connaître les propriétés. L’œuvre de transformation est plus concrète et plus spéciale que celle du transport, et conséquemment, plus tardive dans son développement. Elle tend à augmenter l’utilité de la matière, et à diminuer la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l’homme.

Pour transporter les pièces de bois au moyen desquelles notre colon pût, de quelque façon, s’abriter contre le vent et la pluie, il ne fallait qu’appliquer la force brutale ; mais, avant qu’il pût réussir à transformer en arc l’une d’entre elles, il fallait qu’il se familiarisât avec les propriétés de la matière, connues sous le nom d’élasticité et de ténacité. Pour effectuer les changements de forme, il était donc nécessaire de connaître les qualités des choses à transformer, tandis que pour effectuer les changements de lieu, le colon n’avait besoin de connaître que leur quantité, leur grandeur ou leur poids ; et, comme conséquence nécessaire, il s’en suivit que l’œuvre de transformation, plus concrète et plus spéciale, ne vint, dans l’ordre de développement, qu’après l’œuvre plus abstraite du transport.

La terre nous fournit peu de choses sous la forme précise qu’elles doivent avoir pour servir aux besoins de l’homme. Il peut manger des pommes, des oranges, des dattes ou des figues, telles qu’elles ont été cueillies sur l’arbre ; mais la pomme de terre a besoin d’être cuite, les grains de blé d’être écrasés, la farine d’être mise au four avant de pouvoir servir à sa nourriture. Il peut envelopper ses épaules d’une peau de bête ; mais avant de pouvoir convertir la laine en un vêtement susceptible de le garantir du froid de l’hiver, il doit se familiariser avec les propriétés distinctives de la laine. Le feuillage peut, en certains moments, le protéger contre l’ardeur du soleil ; mais pour obtenir un abri convenable contre la température, il faut qu’il apprenne à abattre un arbre et à le convertir en poutres ou en planches. L’accomplissement de ces actes exige la science ; à chaque pas qu’il fait dans l’acquisition de celle-ci, il obtient un empire plus étendu sur les forces naturelles destinées à son usage ; en même temps qu’à chaque pas se développe, de plus en plus, l’utilité du blé, de la laine et du bois de construction, avec une diminution constante dans la valeur des subsistances, des vêtements, de l’abri dont il a besoin, et un accroissement de richesse également constant.

De toutes les magnifiques et merveilleuses mesures de prévoyance de la nature, il n’en est probablement pas de plus belle que celle qu’on peut observer ici. La nécessité de changer la forme des produits végétaux et animaux, avant qu’ils puissent être appropriés à la consommation de l’homme, constitue un obstacle qu’il faut surmonter ; obstacle qui n’existe pas pour les oiseaux, pour les quadrupèdes, ou les poissons, auxquels la nourriture est fournie sous la forme qui leur est précisément nécessaire. Il en est de même du vêtement que la nature fournit, aussi, complètement aux autres animaux ; tandis que l’homme est obligé de changer la forme du lin, de la soie et de la laine, avant qu’ils puissent servir à ses besoins ; et c’est ici que nous trouvons le puissant aiguillon pour l’activité de l’intelligence, qui conduit au développement de l’individualité et rend l’homme propre à l’association avec ses semblables. Si la nourriture et le vêtement lui eussent été fournis libéralement, et sous la forme nécessaire, ses facultés seraient restées, partout, aussi complètement inertes et inutiles que le sont aujourd’hui celles des peuples habitant les régions tropicales, parmi lesquels des familles entières pourvoient à la première avec l’arbre seul qui porte le fruit à pain, tandis que le second est remplacé par le soleil d’un été perpétuel. La nature fournissant à ces besoins spontanément, il n’existe que peu de motifs pour exercer les facultés par lesquelles l’homme se distingue de la brute, facultés qui, en conséquence, demeurent sans extension ; et, comme résultat nécessaire, la faculté et l’habitude d’association se trouvent ici le moins développées. L’homme a été placé ici-bas pour conquérir l’empire de la nature, et, dans ce but, il a été doté de facultés susceptibles d’être mises en jeu, mais qui ont besoin d’être provoquées à l’activité par la nécessité de triompher des forces qui l’environnent, forces dont la puissance de résistance est toujours en raison directe du secours qu’elles peuvent lui prêter, pour l’aider à accomplir de nouveaux efforts, partout où elles ont été complètement soumises à sa domination. Les sols fertiles de la terre peuvent récompenser largement ses travaux ; mais comme ils sont funestes à la vie et à la santé, il n’ose tenter de les occuper. D’où il arrive, conséquemment, qu’on le voit commencer ses travaux dans les lieux où le sol est le plus ingrat, et que, de très-bonne heure, il s’associe à ses voisins pour acquérir une nouvelle puissance ; comme dans l’Attique couverte de rochers, dans la Norvège et l’Irlande, presque entièrement emprisonnées dans les glaces, sur les plateaux élevés de la Bohème, dans la Savoie montagneuse, et sur le sol granitique de la Nouvelle-Angleterre : dans tous ces pays, nous constatons que l’habitude de l’association a existé à un degré inconnu partout ailleurs.

§ 2. — Instruments indispensables pour obtenir le pouvoir de disposer des services que rendent les forces naturelles. Ce pouvoir constitue la richesse. Les premiers pas faits dans cette voie sont les plus difficiles et les moins productifs.

Cependant, avant que Robinson pût fabriquer un arc, il eut besoin de posséder une espèce quelconque d’instrument tranchant ; et cet instrument, il l’obtint, nous le savons, sous la forme d’un morceau de silex on d’une autre pierre dure, dont il avait aiguisé le bord au moyen du frottement. De quelque côté que nous portions nos regards, même parmi les peuplades les plus sauvages, nous les voyons obtenir l’empire sur certaines forces naturelles, et cela grâce à des instruments dont la fabrication exige une certaine connaissance des propriétés de la matière. Avec la science vient la puissance, et avec l’augmentation du pouvoir exercé sur la nature, on obtient une quantité constamment croissante de subsistances et de vêtements, en retour d’efforts musculaires constamment moins considérables.

C’est là comme partout que le premier pas, en même temps qu’il est le plus difficile à faire, donne la rémunération la plus faible. Faisant d’abord usage d’une coquille, l’homme arrive ensuite à se servir d’un caillou ; de là il passe successivement au couteau de cuivre, de bronze, de fer et d’acier ; et, enfin, à la scie à mouvement circulaire, acquérant, à chaque pas, le pouvoir d’en faire un nouveau et plus important. Le fuseau et le métier, au moment où ils parurent ont dû être des inventions très-étonnantes ; et à tel point qu’elles ont suffi au monde pendant plusieurs siècles. Plus tard vint le métier à filer, et aujourd’hui la force de la vapeur a été substituée à celle de la main de l’homme, avec un accroissement immense de produit. Et cependant ce n’a été là que le premier pas fait dans cette voie ; depuis cette époque, on a pu, à l’aide de la vapeur, non-seulement tisser la toile, mais la revêtir des couleurs et des dessins les plus variés. D’année en année, nous assistons à de nouveaux perfectionnements dont chacun, quel qu’il soit, dépasse en importance ceux dont nous sommes redevables aux dix siècles qui précèdent le commencement du xviiie. La quantité de toile qui est, aujourd’hui, le fruit du travail d’une demi-douzaine de femmes, est plus considérable que celle qu’on eût pu obtenir, il y a un siècle, du travail de cent individus. Il y a cinquante ans, chaque morceau de fer en barres exigeait, pour sa production, l’intervention constante de la force d’individus travaillant les bras armés de marteaux, et obligés à chaque coup de soulever l’instrument, ce qui entraînait une énorme perte de puissance. Arrivé à savoir que le fer pouvait se laminer, et à l’aide de la vapeur, l’homme acquit la faculté de disposer d’une grande force naturelle, avec le secours de laquelle ses travaux devinrent moins continus et plus efficaces, en même temps que devinrent moins considérables les demandes faites à ses propres forces. Le fer étant plus facile à se procurer, rendit plus facile l’acquisition de nouvelles quantité de houille et de minerai ferrugineux ; et ceux-ci, à leur tour, rendirent le même service, en fournissant des moyens mécaniques de tout genre, depuis le petit instrument qui sert à fabriquer des épingles et des aiguilles, jusqu’à la puissante machine à vapeur qui draine la mine, ou sert de moteur au moulin.

Le pouvoir de diriger les forces de la nature constitue la richesse. Plus la richesse est considérable, plus est faible la proportion des travaux de l’homme, nécessaire pour effectuer les changements chimiques ou mécaniques dans les formes de la matière, et plus est considérable la proportion de ces mêmes travaux que l’on peut consacrer à l’accomplissement des changements vitaux, à l’aide desquels on obtient une quantité plus considérable des choses à transformer. Le moulin, grâce auquel l’eau, le vent ou la vapeur peuvent désormais accomplir le travail qu’exécutaient les bras autrefois — en convertissant le blé en farine, — a diminué la somme d’efforts humains, nécessaire pour effectuer des changements dans la forme des subsistances, et augmenter considérablement la somme d’efforts à consacrer à cette œuvre : accroître la quantité de blé à moudre. De même aussi le métier à filer et le métier à tisser, en diminuant le travail nécessaire pour opérer des changements dans la forme sous laquelle se présente la laine, ont laissé disponible une somme considérable de travail que l’on a pu consacrer à augmenter la quantité de laine. C’est ainsi, également, que les choses doivent se passer, dans tous les cas où la puissance de la nature vient en aide au travail accompli par l’homme dans le but de convertir les produits que nous donne la terre, notre mère si féconde ; la proportion du travail de celui-ci qui peut être consacrée à augmenter la quantité des matières premières, tendant à s’accroître constamment avec chacun de ces surcroîts de puissance.

Plus est faible la quantité de travail nécessaire pour l’œuvre de transformation, plus est considérable celle qui peut être employée à préparer l’immense machine à laquelle nous devons à la fois les subsistances et la laine, et plus doit augmenter la facilité de soumettre à la culture des sols plus fertiles ; en se procurant ainsi de plus grandes quantités des subsistances nécessaires pour rendre les hommes capables de vivre entre eux dans des rapports étroits, en même temps qu’ils associent leurs efforts pour obtenir de nouveaux triomphes. Plus ils s’associent, plus est rapide le développement de l’individualité, et plus augmente le pouvoir d’accomplir des progrès ultérieurs.

§ 3. — La transformation diminue le travail exigé pour le transport, en même temps qu’elle augmente celui que l’on peut consacrer à la production. Changement qui en résulte dans les proportions des diverses classes entre lesquelles se partage la société.

La facilité de transformation augmentant avec le développement de la puissance d’association, chaque degré de progrès de la société est suivi d’un accroissement de facilité pour l’entretien du commerce. La laine et le blé se convertissent en drap ; et le minerai de fer, la houille, le drap et le blé reparaissent sous la forme de barres de fer, qui, à leur tour, se combinent avec une plus grande quantité de subsistances, pour reparaître sous la forme d’instruments tranchants ; et c’est ainsi que les produits de la terre se condensent dans leur forme, en même temps qu’il y a diminution constante dans la quantité de travail nécessaire pour effectuer les changements de lieu de la matière ; et nous avons alors un nouvel accroissement, dans la proportion de travail que la société peut consacrer à l’augmentation de la somme de denrées nécessaires pour l’entretien et le bien-être de l’homme. On estime que les machines à vapeur mises en œuvre aujourd’hui en Angleterre peuvent faire le travail de 600 millions d’individus ; et comme ces machines sont employées principalement à condenser sous la forme de drap le blé et la laine, le blé, la houille et le minerai sous la forme de fer, et le fer sous la forme de machines, l’effet produit par les machines à vapeur peut se constater, dans la possibilité constamment croissante de consacrer à la fois son temps et son intelligence au développement de la puissance de cette immense machine à laquelle nous devons les aliments, la laine, la houille et le minerai.

On a établi que le nombre des machines à raboter des États-Unis, mues par la vapeur, ne s’élevait pas à moins de 30.000, dont chacune fait le travail de soixante ouvriers ; soit, dans l’ensemble, le travail de 1.800.000 individus. Il y a là une grande économie d’efforts humains ; mais il faut y ajouter encore l’économie de travail résultant du transport de produits achevés ; comparé avec celui de produits non achevés ; ces deux effets combinés laissent disponible une somme immense d’efforts physiques et intellectuels, que l’on peut appliquer à augmenter la quantité de bois de charpente à scier ou à raboter, de houille et de minerai à convertir en fer, ou de blé à moudre. Chacune de ces opérations tend au développement de la puissance productive de la terre, et à son appropriation plus complète aux besoins de l’homme.

§ 4. — Économie des efforts de l’activité humaine résultant d’une plus grande facilité de transformation.

À chaque progrès vers une plus grande facilité dans l’œuvre de transformation accomplie presque sans déplacement, on assiste à un merveilleux accroissement dans l’économie d’efforts humains résultant d’une plus grande économie des dons de la nature. Le pauvre sauvage de l’ouest passe des nuits et des jours à errer dans les prairies en quête de sa subsistance, et il est cependant obligé de perdre la plus grande partie des produits de sa chasse ; en même temps que le colon des premiers jours détruit l’arbre, et en vend les cendres à des individus venus de points éloignés, qui les achètent volontiers, en y ajoutant tous les frais énormes de transport qui augmentent leur prix primitif. À mesure que la richesse et la population augmentent, la tige de l’arbre devient susceptible de fournir des planches pour la construction des maisons et des moulins ; l’écorce sert à approprier les peaux qui seront converties en chaussures, et les branches fourniront les chevilles qui servent à leur confection. Les chiffons d’un établissement pauvre et isolé se perdent ; mais, à mesure que la population augmente, les moulins apparaissent, et ces mêmes chiffons se transforment en papier. Le petit fourneau solitaire de l’ouest perd la moitié de la puissance motrice que fournit son combustible ; mais la chaleur du vaste fourneau de l’est est appliquée au mouvement d’une machine et son gaz employé à chauffer l’air. Entre les mains du chimiste, l’argile devient de l’alumine et promet de remplacer parfaitement et à bon marché l’argent métallique. « Les clous tombés dans les rues pendant le trafic de la journée, reparaissent, dit un auteur moderne, sous la forme d’épées et de fusils. Les rognures du chaudronnier ambulant, dit-il encore, se mêlent à celles des sabots des chevaux qui viennent de l’atelier du forgeron, ou avec les vêtements de laine des plus pauvres habitants d’une île sœur, sont mis au rebut, et, bientôt après, reparaissent sous la forme de matières tinctoriales de la couleur la plus éclatante, et servent à rehausser la toilette des dames de la cour. Le principal élément de l’encre, avec laquelle nous écrivons, a peut-être fait partie du cerceau qui entourait un vieux baril à bière. Les os des animaux morts servent de principaux matériaux pour les allumettes chimiques. La lie du vin que rejette avec soin le buveur de Porto, lorsqu’il décante sa boisson favorite, est absorbée par lui sous la forme de poudre de Seidlitz, pour réparer les suites de son orgie. Les restes de repas abandonnés dans les rues et le lavage du gaz de houille, reparaissent, soigneusement conservés, dans le flacon à odeur de nos dames, ou doivent aromatiser le blanc-manger qu’elles serviront à leurs amis. »

La livre de lin, après avoir passé entre les mains du fabricant de dentelles, s’échange pour plus que son poids en or. En Silésie, les feuilles du sapin et du pin sont transformées en couvertures, Les morceaux de cuir sont transformés en colle forte, et les cheveux coupés sur la tête humaine s’échangent contre des gants et des rubans ; et c’est ainsi que les hommes deviennent, de plus en plus, capables de s’associer et de combiner leurs efforts : chaque parcelle de la matière est utilisée, en même temps qu’il y a diminution dans la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, et accroissement constant dans la valeur personnelle de celui-ci.

§ 5. — Déperdition de travail, lorsque le lieu de transformation est éloigné du lieu de production. La tendance au développement des trésors de la terre est en raison directe de la proximité du consommateur, par rapport au producteur.

Bien différente est la marche des choses, dans les pays où la population disséminée est forcée d’accomplir son labeur en pure perte sur les sols les plus ingrats. Dans la Caroline, où quelques individus cultivent encore une terre dont une acre ne donne qu’un boisseau de blé, on détruit souvent des forêts entières de pins, en vue d’obtenir quelques quantités de térébenthine ; et, conséquemment, la térébenthine de rebut est elle-même perdue, à raison de son éloignement d’un lieu quelconque, où l’on pourrait modifier sa forme, de façon à l’approprier aux besoins de l’homme[1]. Les tiges du cotonnier, susceptibles de produire un lin d’une grande force de résistance, et offrant de belles fibres, sont brûlées sur le terrain même de la plantation, à raison de l’absence de ce pouvoir résultant de l’association, à l’aide duquel on pourrait les utiliser pour les besoins de l’homme. Les graines du même arbuste, qui peuvent donner de l’huile, sont perdues également[2]. A l’intérieur et au dehors les manufacturiers n’ont qu’une quantité excessivement faible de plantes fibreuses. « Et cependant, dit M. Ewbank[3], elles abondent partout parmi les roseaux, les joncs et les gazons grossiers, et dans les feuilles de plusieurs arbrisseaux et arbres très-communs. Le bananier et ses analogues donneraient, dit-il, outre le fruit, de neuf à douze mille livres par acre de substance fibreuse de tous les degrés de finesse, depuis celle de la corde jusqu’à celle de la mousseline. D’innombrables millions de tonnes de cette substance, et d’autres semblables, poussent spontanément chaque année et s’engloutissent dans la terre, dédaignés par l’homme, en même temps que d’autres millions innombrables de tonnes de bois de teinture les plus précieux croissent dans le voisinage de ces substances, attendant la venue de l’homme pour lui offrir leurs services. »

Chacun des articles que nous citons ici, partout où il se trouve, est aussi susceptible d’être utile à l’homme qu’il le serait dans le voisinage de Paris et de Londres ; mais son utilité est latente, et ne peut être développée qu’au moyen de l’association et du concert des efforts actifs entre les individus. Isolé, l’homme se trouve incapable de faire le premier pas, le plus difficile de tous, celui qui sert de prélude à des pas nouveaux et plus importants qui le suivraient infailliblement. C’est la population qui fait surgir les subsistances des sols fertiles de la terre, et communique l’utilité à toute la matière dont elle se compose, en même temps qu’elle produit une diminution constante dans la valeur de toutes les denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, et un accroissement constant dans la valeur de celui-ci. La dépopulation, au contraire, — en forçant d’avoir recours aux sols plus ingrats, — dépouille de son utilité la matière qui entoure l’homme de toute part, en même temps qu’elle produit une diminution constante dans la valeur qui lui est propre, et dans son pouvoir de se procurer des aliments, des vêtements, ou autres choses nécessaires à la vie.

Il en est de même à l’égard de l’intelligence. L’accroissement de population, mettant en activité toutes les diverses facultés de l’homme, chaque individu trouve la place qui lui convient véritablement, en même temps qu’il y a accroissement constant du commerce. La dépopulation, au contraire, forçant tous les individus à rétrograder pour chercher leurs moyens de subsistance, substitue à l’intelligence la simple force brutale, et amène constamment la diminution du commerce. Pour que le commerce existe, il faut qu’il y ait différence de travaux, et plus cette différence est considérable, plus la circulation doit être rapide, et plus le commerce doit être développé.

Le poids d’une société quelconque tend à un accroissement rapide, toute augmentation dans sa population étant suivie d’une augmentation correspondante dans le développement des facultés latentes des individus dont elle se compose. Le mouvement d’une société tend pareillement à s’accroître dans une proportion constamment plus rapide, tout accroissement d’individualité étant suivi d’un accroissement correspondant dans la puissance d’association et dans la continuité d’action. La quantité de mouvement étant la vitesse multipliée par le poids, et ces deux derniers tendant à une accélération constante dans le degré d’accroissement, nous pouvons, dès lors, comprendre sans peine pourquoi il arrive que la force déployée par une société tend à se développer à un degré d’autant plus rapide, qu’il se révèle par son accroissement de population. Si nous supposons le nombre dix comme poids actuel, et le même nombre comme vitesse, la quantité de mouvement serait cent. En doublant les chiffres dans une période de vingt-cinq ans, et laissant la faculté intellectuelle se développer dans le même rapport, le poids, à la fin de cette période, serait quadruplé ; et, en faisant la part d’une facilité plus grande d’association, résultant de l’accroissement de population et d’une économie correspondante du travail et des produits de la terre, nous obtenons la même quantité comme représentant la vitesse ; et les deux, multipliés l’un par l’autre, donnent alors seize cents, au lieu de deux cents qu’on obtiendrait, si le pouvoir productif de l’individu ne subissait aucun changement.

La tendance à développer les ressources que la terre nous offre, ainsi que la puissance de l’homme, étant en raison directe du mouvement de la société, est toujours accompagnée de cet accroissement d’attraction locale qui produit l’amour du pays ; il suit de là, nécessairement, qu’une société doit croître en individualité et en force, en même temps qu’il y a développement du pouvoir et du désir de s’associer, parmi les individus dont elle se compose.

§ 6. — Le mouvement sociétaire tend à s’accroître dans une proportion géométrique, lorsqu’on lui permet d’accomplir des progrès sans subir aucune perturbation. Il est souvent arrêté. Causes de perturbation. Efforts pour obtenir le monopole de l’empire sur les forces naturelles, nécessaires dans l’œuvre de transformation.

Le mouvement de la société et la puissance de l’homme tendent à s’accroître dans une proportion géométrique, toutes les fois qu’on laisse celui-ci marcher progressivement, et sans être contrarié dans sa marche, vers l’établissement de son empire sur la nature, qui doit s’acquérir au moyen de l’association avec ses semblables. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous voyons que son progrès dans cette voie a été, à certaines époques, entravé, et souvent arrêté tout à fait ; en même temps qu’à d’autres époques, l’homme a rétrogradé au point d’avoir été contraint d’abandonner les sols les plus fertiles, après avoir fait une dépense considérable de force physique et intellectuelle, nécessaire pour les dompter ; ainsi qu’autrefois, dans cette partie de l’Asie qui nous avoisine, en Égypte, en Grèce et en Italie, et, de nos jours, en Irlande, à la Jamaïque, dans la Virginie et la Caroline, il s’en rencontre des exemples, dont nous pouvons maintenant rechercher les causes.

L’histoire du monde, à toutes ses pages, nous présente l’homme fort foulant aux pieds le faible, et ce dernier s’efforçant, au moyen de l’association avec ses semblables, de mettre des bornes à la puissance de ceux qui l’oppriment. Le premier, ainsi que nous le voyons, s’est partout approprié de vastes portions de terre, forçant le second de les cultiver à son profit, et exigeant que celui-ci employât non-seulement sa terre, mais encore ses moulins et ses machines de toute espèce, toutes les fois qu’il voulait faire subir à la matière des changements de lieu ou de forme.

A certaines époques, le premier a composé avec ceux qui lui payaient l’impôt, moyennant certaines portions du produit de la terre, prélevant parfois les trois quarts, les deux tiers ou la moitié ; mais alors même il a généralement exigé que, lorsqu’ils auraient besoin de convertir leur blé en farine, ils lui fournissent une redevance en échange de ce privilège ; qu’une autre taxe lui fût allouée lorsqu’ils voudraient convertir la farine en pain, et une autre encore lorsqu’ils voudraient échanger avec leurs voisins, leur pain ou leur blé contre d’autres denrées nécessaires à leur usage. S’ils voulaient transformer leur laine en drap, ils étaient obligés d’acheter ce privilège sous la forme d’excise, ou d’autres droits. Si la population de la ville et de la campagne cherchait à entretenir le commerce, elle devait payer la permission de le faire sous la forme de droits d’octroi, comme en France ; ou, si, comme en Espagne, elle voulait accomplir un échange quelconque, ceux qui percevaient les droits du gouvernement, réclamaient un dixième sur toute transmission de propriété, sous le nom d’alcavala. Le droit de travailler était considéré comme un privilège dont l’exercice exigeait une patente qui devait s’acheter à un prix onéreux. Sous toutes les formes, le petit nombre d’individus qui étaient forts et pouvaient vivre en vertu de l’exercice de leur puissance d’appropriation, a cherché à empêcher le grand nombre, qui, pris individuellement, était faible, d’associer ses efforts à d’autres conditions que celles qu’ils dictaient eux-mêmes. L’esclavage a existé sous des formes variées, plus ou moins oppressives, à diverses époques ; mais, en toute circonstance, il est résulté des efforts de ceux qui étaient vigoureux de corps et d’esprit, pour dépouiller ceux qui étaient faibles du pouvoir de décider au profit de qui ils travailleraient, ou quelle serait leur rémunération, et d’empêcher ainsi le développement du commerce.

A mesure que la population a augmenté, les hommes sont devenus de plus en plus capables de s’associer, pour acquérir l’empire sur leurs propres actions et sur les forces naturelles qui pouvaient si efficacement aider leurs efforts ; élevant des villes, c’est-à-dire des centres locaux où l’artisan et le commerçant pouvaient s’associer pour leur défense personnelle. Plus il leur fut permis de s’associer, plus l’individualité se développa ; et c’est aussi pourquoi nous voyons que la liberté s’est développée si rapidement dans les bourgs et dans les villes de la Grèce et de l’Italie, dans celles de France et d’Allemagne, dans les Pays-Bas et en Angleterre.

La puissance est ainsi résultée de l’association et de la combinaison des efforts ; mais trop souvent, en général, l’acquisition de cette puissance a été accompagnée du désir égoïste d’assurer aux individus associés les monopoles de son exercice, pour les en faire jouir aux dépens de leurs semblables. Les Phéniciens gardaient soigneusement le secret de leurs teintures ; et les Vénitiens étaient si jaloux de leurs secrets, qu’ils réduisaient leurs artisans à une condition voisine de l’esclavage, en leur interdisant l’émigration. Les Flamands, à leur tour, ayant réussi à établir parmi eux la diversité des travaux nécessaires au développement de la force intellectuelle, à l’économie du labeur humain et à l’utilisation des produits de la terre, exercèrent, pendant une longue période de temps, la puissance d’association à un degré alors unique dans une partie quelconque du nord ou du centre de l’Europe. L’esprit de monopole apparut cependant, même dans les Flandres, amenant avec lui des règlements qui tendaient à concéder au trafiquant des avantages, d’une part sur l’ouvrier, et de l’autre sur le producteur de matières premières ; et donnant lieu ainsi à l’émigration du premier et à une guerre de tarifs de la part du second ; et en temps et lieu, la puissance flamande suivit dans sa marche celle de Carthage et de Tyr. Les Hollandais, profitant des embarras des Flamands, leurs rivaux, devinrent les manufacturiers les plus considérables de l’Europe. Mais eux aussi, à leur tour, en même temps qu’ils agrandissaient leur domination dans toutes les directions, concédèrent aux diverses corporations des autorisations de monopole, ayant pour but d’empêcher toute relation commerciale entre les régions importantes du globe, excepté par l’intermédiaire de leurs navires, de leurs ports, de leurs marins et de leurs négociants. La nature vexatoire d’un pareil système força la France et l’Angleterre à prendre des mesures de résistance qui se firent jour dans l’acte de navigation de Cromwell, dans le droit de tonnage et le tarif promulgués par Colbert. A partir de cette époque, la puissance de la Hollande commença à s’éclipser, ainsi qu’avait déjà fait celle de Venise et de Gènes. Dans toutes ces circonstances, l’objet qu’on s’était proposé avait été d’empêcher la circulation au dehors, dans le but de produire une augmentation de mouvement à l’intérieur et de protéger la centralisation, en forçant le commerce d’acquitter des taxes extraordinaires sous la forme de transport, au bénéfice de ceux qui le taxaient ; et dans toutes ces circonstances, les résultats, ainsi que nous le voyons, se trouvèrent être les mêmes, — l’affaiblissement et la décadence, — lors même qu’ils n’aboutirent pas à la ruine absolue.

§ 7. — L’égoïsme, au sein des sociétés, de même que parmi les individus, se perd lui-même, généralement. Il vaudrait mieux pour l’homme que les forces naturelles n’existassent pas, plutôt que de voir leurs services monopolisés.

Parmi les individus, l’égoïsme en général se perd lui-même ; il en est de même à l’égard des nations. Toutes les sociétés que nous avons citées plus haut cherchaient à acquérir la force et la puissance, non pas en commun avec d’autres, — non pas en faisant avec d’autres un commerce basé sur l’extension du commerce parmi elles-mêmes, — mais en continuant le trafic pour les autres sociétés, dans le but de s’enrichir elles-mêmes aux dépens de celles-ci. Les droits naturels de toutes étaient égaux ; et si ce principe eût été pleinement reconnu, toutes auraient pu devenir riches, fortes et libres ensemble ; mais, de la façon dont les choses se comportaient, chacune d’elles appauvrit d’abord ses voisines plus faibles et se trouva, à son tour, appauvrie par les mesures mêmes auxquelles elle avait eu recours pour accroître sa richesse et sa puissance. La parfaite harmonie de tous les intérêts réels et l’avantage d’une parfaite moralité internationale sont des leçons que nous enseigne chaque page de l’histoire ; et cependant, après tant de siècles d’expérience, les premières nations du monde agissent, même aujourd’hui, comme si la route de la prospérité pour elles-mêmes ne devait s’ouvrir que par l’adoption de mesures tendant au détriment de toutes les nations qui les entourent.

Pour que le pouvoir de diriger les forces de la nature soit profitable à l’espèce humaine, il est indispensable que les connaissances à l’aide desquelles il est acquis soient répandues largement. Donnez à un membre seul d’une société le secret de la poudre à canon, et permettez-lui de le monopoliser, et il asservira ses voisins. Avec le temps, ces derniers acquerront peut-être la science nécessaire pour faire la poudre ; mais ce résultat, ils l’obtiendront, si jamais ils y parviennent, malgré toute la résistance que pourra leur opposer le monopoleur, déjà devenu assez puissant pour être à même d’empêcher l’association parmi les malheureux individus qui dépendent de lui. Il en est de même à l’égard des nations. Restreignez à une seule la faculté de disposer de la vapeur, ou le pouvoir de convertir la laine en drap, la houille et le minerai en fer, ou le blé en farine et cette nation exercera assurément un empire tyrannique sur l’univers, au détriment de toutes, jusqu’à elle-même inclusivement. La centralisation, quelque part que vous la rencontriez, tend à amener à sa suite la pauvreté, l’esclavage et la mort ; et il en est si complètement ainsi, relativement aux connaissances scientifiques, qu’il vaudrait mieux que la vapeur n’existât pas, plutôt que de voir la faculté de disposer d’une telle force restreinte à une seule société de notre globe. Pendant quelque temps, cette société pourrait s’enrichir ; mais, avec l’esclavage, là comme partout, le dommage causé à l’esclave retomberait sur le maître. Épuisant toutes les sociétés qui l’environnent, elle ne tarderait pas elle-même à voir naître la maladie de « l’excès de population, » tendant à produire, à l’intérieur, le même asservissement qu’elle avait produit au dehors.

Le trafic avait élevé parmi les Flamands l’édifice de fortunes considérables, dont la possession ne fit qu’exciter leur convoitise pour en acquérir de nouvelles, en même temps qu’il augmentait leur pouvoir de diriger les mouvements des autres nations, pour arriver à l’accomplissement de leurs desseins égoïstes. Dans ce but, ils cherchèrent à créer un monopole à l’intérieur et au dehors ; mais le résultat fut bien différent de ce qu’ils avaient espéré ; leurs mesures provoquèrent la résistance au dedans et au dehors. Les ouvriers émigrant en Angleterre trouvèrent, dans Édouard III, un monarque comprenant parfaitement les avantages qui pouvaient résulter de ce fait, de mettre à même le fermier et l’artisan de se rapprocher l’un de l’autre ; et ils trouvèrent aussi, en lui, un monarque capable de leur accorder toute la protection dont ils avaient besoin, et disposé à le faire. Non-seulement on leur concéda des franchises, mais toutes les mesures restrictives relatives au commerce intérieur, en ce qui concernait la fabrication de la toile furent immédiatement rapportées ; en même temps que par acte du Parlement, de l’année 1337, l’exportation de la laine et l’importation de la toile étaient à la fois prohibées. L’égoïsme des Flamands, s’efforçant de monopoliser la connaissance qu’ils avaient acquise, dans le but de convertir les dons de la nature en instruments d’oppression, avait ainsi produit une résistance dont nous examinerons les effets dans un autre chapitre.

  1. « J’ai vu aujourd’hui, ainsi que je l’indiquerai plus tard, trois mille barils d’un article valant un dollar et demi à New-York, rejetés pour n’être plus qu’un monceau de débris inutiles, parce qu’il coûterait, de transport, plus qu’il ne vaut. » (Olmstead. Les États à esclaves sur les bords de La mer, p. 330.)
  2. La récolte actuelle qui s’élève à trois millions et demi de balles peut donner, nous dit-on, 90 millions de gallons d’huile.
  3. Le Monde est un atelier, p. 89.