Principes de l’Œconomie, fondés sur la Science naturelle et sur la Physique


Principes de l’Œconomie, fondés ſur la Science naturelle & ſur la Physique


Par M. Linnæus, Docteur en Médecine, de l’Académie des Sciences de Stokolm.


xxxPrincipes de l’Œconomie.
LE Globe terreſtre n’eſt compoſé que d’élémens ou de choſes naturelles : les élémens ſont les ſubſtances ſimples ; mais les choſes naturelles ſont des corps qui ont reçu leur configuration de la main du Créateur.

Nous appellons Phyſique la ſcience qui a pour objet les élémens ; & à celle qui examine les propriétés des corps figurés, nous donnons le nom de Science naturelle.

Toutes les choſes que comprend cette derniere Science ſe diſtribuant en trois regnes, c’eſt-à-dire, le minéral, le végétal & l’animal, il eſt néceſſaire de la partager en trois parties, qui sont la minérologie, ou la connoiſſance des foſſiles, la botanique, ou la connoiſſance des plantes, & la Zoologie, ou la connoiſſance des animaux, oiſeaux, poiſſons, reptiles, &c.

Il faut que tout ce dont l’homme a beſoin, ou pour ſa ſubſiſtance, ou pour ſa commodité (élémens ou choſes naturelles, n’importe), ſe trouve ſur notre Globe. Les élémens d’eux-mêmes ne peuvent fournir ni à la nourriture, ni au vêtement de l’homme ; ce ſont les choſes naturelles qui principalement ſont propres à ſervir à ces deux fins, quoiqu’un grand nombre d’entr’elles ne puiſſent être utiles, étant brutes ou telles que la nature nous les livre, & qu’il faille les préparer par les forces des élémens.

On donne le nom d’Œconomie à la Science qui nous enſeigne la maniere de préparer les choſes naturelles à notre uſage par le moyen des élémens. Ainſi la connoiſſance de ces choſes naturelles & celle de l’action des élémens ſur les corps, & de la maniere de diriger cette action à de certaines fins, ſont les deux pivots ſur leſquels roule toute l’Œconomie.

Or comme les choſes naturelles ſont diviſées en trois regnes, nous ſommes obligés de distribuer auſſi la Science Œconomique en trois parties ; ſçavoir, la métallique pour les métaux & mineraux ; la végétale qui comprend l’agriculture dans toute ſon étendue, & l’animale, qui a pour objet les bêtes domeſtiques, la chaſſe, la pêche, &c.

Quoique par ſa ſituation le regne minéral ſoit inférieur aux deux autres, il ne l’eſt peut-être en aucune ſorte par ſon utilité. Un détail des avantages qu’il procure, prouveroit au moins que ſans lui la nature humaine ne pourroit peut-être ſubſiſter ; cependant le regne végétal me paroît plus néceſſaire encore à la conſervation de l’homme que l’argent & l’or. Tous les animaux ne ſe nourriſſent-ils pas avec des plantes, & ne ſemble-t-il pas que la chair n’eſt autre choſe qu’un légume préparé par une machine merveilleuſe. N’y a-t-il pas encore aujourd’hui des ſectes entieres, qui comme les Pythagoriciens & les Gymnoſophiſtes de l’antiquité ne vivent que de plantes ? La dixiéme partie de l’Europe n’eſt-elle pas ſémée de grains & de légumes pour la nourriture des hommes ? & le reſte n’eſt-il pas couvert d’herbe pour celle des animaux ? Or ces plantes & ces grains ne réuſſiſſant point, la famine détruit les uns & les autres, & les pays où ce malheur arrive ſe trouvent dépeuplés en peu de tems. C’eſt par ces raiſons que l’on ne pourra jamais trop s’appliquer à la connoiſſance d’un regne dans lequel tout ce qui peut contenter nos beſoins & flatter nos goûts ſe trouve réuni. Quelle diverſité dans les ſalades ? quelle variété dans les racines ? combien n’avons-nous pas d’eſpéces de pommes, de poires, de melons, de concombres, de fruits à noyaux, de légumes d’été ?

La plûpart de nos maiſons & de nos meubles ne ſont-ils pas faits de bois ? ne construit-on pas de bois des vaiſſeaux qui nous mettent en état de faire le tour du monde ? La seule plante de lin ne conſerve-t-elle pas beaucoup mieux & beaucoup plus ſûrement l’hiſtoire & toutes les ſciences que des monumens de marbre ? Comment pourrions-nous nous ſervir ſi commodément des peaux des animaux, ſi les tanneurs n’avoient pas trouvé le ſecret de faire leur tan avec des écorces de ſumac, de coriaria de chêne, de ſaule, de bouleau & autres arbres ? Comment les teinturiers donneroient-ils des couleurs aux étoffes, ſi le regne végétal ne leur fourniſſoit pas l’indigo, la guede, la garance, la ſerratula, la curcuma, le ſaffran & le roucou. Ne devons-nous pas à ce même regne le vin, le thé, le caffé & le tabac, dont cependant je n’oſe décider ſi c’eſt un effet de la grace ou de la colère de Dieu, lorſqu’il en a accordé l’uſage aux hommes ?

On ſeroit en droit de dire que Dieu ne nous a pas ſeulement donné dans le regne végétal tout ce que nous pouvons ſouhaiter de meilleur pour notre nourriture, notre vêtement & notre logement ; mais qu’il a encore voulu qu’il ſervît à délecter nos ſens. Il a étendu ſur toute la terre un tapis de fleurs, & il y a mis l’homme afin qu’il jouiſſe des plaiſirs innocens que leur odeur, leur couleur & leur ſaveur variées à l’infini peuvent lui donner.

Dans la diſtribution de ſes biens le Maître de la nature en donne à chaque pays qui lui ſont propres ; mais ſi l’on eſt obligé de chercher ailleurs ce que l’on trouve pas chez ſoi, un ſage Œconome ſçait tirer parti de cette circonſtance, & faire enſorte que perſonne n’y gagne plus que lui. Les Hollandois, par exemple, gardent pour eux les cloux de gerofle, les muſcades & la canelle ; & l’exportation des ſemences de ces épices eſt défendue ſous peine de mort. Voici de quelle maniere le Hollandois Piſon en parle dans ſa Mantiſſa aromat. pag. 177. Les petits Rois des Indes Orientales éblouis par le profit préſent de quelques milliers de riſdales qu’on leur diſtribua, détruiſirent tous les gerofliers de leurs pays ; & les nôtres, qui n’ont en vûe que le gain, auroient cru commettre une grande imprudence s’ils euſſent permis que le prix de cette précieuſe épice diminuât par ſon abondance. Lorſque l’Arabie heureuſe poſſédoit encore toute ſeule l’arbre qui porte le caffé, ce fruit attiroit des ſommes immenſes dans le pays ; mais depuis que Witſen a trouvé le moyen d’en faire paſſer de la ſemence fraîche aux Indes Orientales & au Cap de Bonne Eſpérance, d’où elle s’eſt répandue dans la ſuite juſqu’en Amérique, on peut appeller ſon pays natal l’Arabie moins heureuſe. Les Eſpagnols ne ſe ſont-ils pas irrités contre la nation Angloiſe qui ſ’étoit miſe ſur le pied de chercher l’hœmatoxylon, (bois de Bréſil,) qui ne croît que dans quelques Provinces ſoumiſes à la domination Eſpagnole, au point de s’emparer de tous les vaiſſeaux Anglois où ils en trouvoient, ce qui fut enſuite une des principales raiſons qui engagerent les deux Puiſſances dans la derniere guerre.

Comment un Œconome peut-il s’attendre à cueillir des fruits abondans de ce regne quand il n’a pas une connoiſſance ſolide de la partie de la ſcience naturelle que nous appellons Botanique ? Celui qui pour faire venir dans ſes prairies un foin plus abondant voudroit les enſémencer entreprendroit un travail fort inutile, s’il ne connoiſſoit pas les plantes qui croiſſent facilement, & qui conviennent à ſon terrein. Pour enſémencer donc avec avantage une prairie ſituée dans un endroit élévé, il faut qu’il ſçache les herbes qui peuvent venir d’elles-mêmes ſur une hauteur ſemblable. Saignez des marais, déſéchez-les, brûlez le gazon ou renverſez-le ſous terre, tout cela ne vous avancera de rien, ſi enſuite vous enſémencez le champ labouré avec des ſemences qui naturellement ne croiſſent que ſur des hauteurs ; il en faut qui ſoient propres au bas terrein. En vain on fera venir des pays étrangers des plantes propres à la teinture pour en multiplier l’eſpèce chez ſoi, ſi l’on ne ſçait pas en quel climat & en quel terroir chacune d’entr’elles vient ſans le ſecours des hommes, & que l’on ne dirige point la culture ſur les principes que fournit cette connoiſſance.

Comment un Œconome peut-il faire réflexion ſur quelque plante en particulier, & comment peut-il découvrir quelque choſe d’utile quand il ne connoît pas la nature des végétaux en général, quand il ne ſçait pas les chercher, les augmenter & en faire uſage. On croyoit autrefois que le ginzeng ne croiſſoit qu’en Perſe & en Tartarie ; mais les Botaniſtes ont enfin découvert que ce reméde, le plus cher de tous, ſe trouve d’une auſſi bonne qualité en Amérique. Quel homme auroit eu la penſée de chercher le vernis (réſine connue dans les Apoticaireries) dans un autre pays que la Chine & le Japon, avant que les Botaniſtes l’ayent trouvé en Virginie ? Qui auroit cru que la rhubarbe dont on conſomme tant de milliers d’onces par an pourroit croître dans un climat autre que celui des Orientaux ? & cependant les expériences Botaniques nous on fait voir que l’on en peut faire venir d’auſſi bonne en Hollande. Qui ſe ſeroit imaginé que le tabac dont la Floride eſt le pays natal, pourroit croître dans un pays auſſi ſeptentrional que la Suéde, & néanmoins, après pluſieurs tentatives, on y a trouvé un terroir qui lui eſt convenable. Tout le monde ſçait que les Hollandois plantent l’aveneron ſur leurs dunes, pour affermir par ſon moyen le ſable mouvant, qui ſans cela ſeroit continuellement agité par les vents ; mais j’ignore ſi en Scanie, où cette herbe croît abondamment d’elle-même, on a tâché d’en retirer la même utilité. Les patates qui viennent ſans aucune culture en Virginie, furent d’abord regardées en Europe comme des plantes des plus ſingulieres, & l’on en prit des ſoins infinis : cependant un Œconôme inſtruit auroit aiſément connu qu’ils peuvent croître dans nos pays Septentrionaux, puiſqu’ils viennent en Amérique ſur le même dégré de latitude. Comme les avantages que le thé procure à la Chine ſont très-conſidérables, on a ſouvent tenté de tranſporter cette plante en Europe ; mais ce transport ayant toujours été entrepris par mer, la chaleur exceſſive a toujours ſéché les racines & gâté la ſemence en paſſant ſous la ligne. Mais comment ne voit-on pas qu’en faiſant venir cette ſemence ou ces racines par la voie de la Ruſſie, elles ne ſe gâteroient point & ſe planteroient à coup ſûr avec avantage en Italie ou même en Suéde ? Combien la réuſſite de ce ſeul eſſai n’épargneroit-elle pas de ſommes à l’Europe.

Quoiqu’il ſoit aiſé de concevoir combien une connoiſſance ſolide des plantes peut procurer d’avantages à un ſage Œonome, les perſonnes mêmes qui en ſont convaincues ſemblent ſouvent déſapprouver les ſoins ſcrupuleux avec leſquels les Botaniſtes examinent une mouſſe ou un champignon. Ces objets, ſelon eux, ſont trop vils pour mériter une pareille attention. Ils demandent ſans ceſſe : À quoi cela ſert-il ? Je conviens qu’il y a bien des choſes dont nous ne ſçavons pas l’utilité ; mais le tems nous l’enſeignera auſſitôt que nous les éprouverons & que nous les connoîtrons ſuffiſamment. La nature n’a rien fait d’inutile ; tout le monde en convient. Demandez au Lappon ſi la mouſſe cenſée inutile preſque par-tout l’eſt auſſi pour lui, & il vous répondra que les bruyères qui en ſont couvertes lui tiennent lieu de champs labourables & de prairies ; qu’elles fourniſſent en été & en hyver la nourriture néceſſaire à ſes rennes, en un mot qu’elles ſont, ſinon l’unique, du moins le principal ſoutien de toute ſon œconomie. Dans la Bothnie ſeptentrionale on ſçait ramaſſer cette mouſſe & en mêler en hyver dans le fourrage des beſtiaux, qui par ce moyen sont bien nourris, au lieu que ceux des autres payſans Suédois meurent d’inanition, & ont de la peine à ſe ſoutenir de bout dans cette ſaison, quoique tous les rochers qui ſont autour de leurs habitations ſoient couverts de la même mouſſe. Dans les nuits de la plus rude ſaiſon le Lappon repoſe dans un lit fait avec de la mouſſe aux ours, pendant que les pauvres Suédois meurent de froid dans leurs forêts. Celui-là fait ſervir la mouſſe des marais de couche, de lange, de couverture & de couſſin à ſes enfans ; & en effet elle eſt plus douce que la ſoye de nos berceaux, & très-propre à garantir le corps tendre de l’enfant de l’acreté de l’urine. L’Iſlandois a trouvé le ſecret de ſe préparer des mets nourriſſans et d’un bon goût de la mouſſe qui croît chez lui, au lieu que nos pauvres meurent de faim dans les grandes diſettes de denrées, tandis que toutes nos forêts sont remplies de la même eſpéce de mouſſe. Le Finois appliqué à la pêche ſçait ſe préparer du pain & toutes ſortes de mets avec les langues marines, au lieu que dans nos Provinces où tous les rivages en fourmillent, nos pauvres ne croyent plus avoir aucune reſſource quand les vivres ordinaires leur manquent. Les François donnent au vin de Pontac la couleur la plus foncée par le moyen de leur mouſſe marine. La fumée de certains champignons garantit le Lappon & ſes troupeaux des légions de couſins et de taons qui l’environnent, et celle d’une autre eſpéce lui procure l’odeur qui flatte le plus ſon odorat.

Quand dans les contrées baſſes de quelques Provinces, la récolte du ſeigle avoit manqué une ſeule fois, j’ai vû avec l’affliction la plus vive le pauvre peuple mourir de miſere, ſans qu’il ait fait le moindre eſſai pour trouver une autre nourriture à la place du bled, & cependant tous les marais ſont remplis de miſſine, les plants à choux de porreaux, les champs de racines ſucculentes, les guérets d’aſperges, & les prairies de cambroc, que d’autres nations ſçavent mettre à profit pour leur conſervation, lors même qu’elles n’ont qu’une ſeule des choſes que je viens de nommer. Mais perſonne n’a pû les lui faire connoître, ni lui apprendre à les préparer, parce que perſonne n’a connu à fond la botanique & l’œconomie.

Un Œconome initié dans les miſſtères de la Botanique, trouve dans cette ſcience occaſion de faire une infinité d’eſſais & de découvertes dont l’utilité doit enſuite néceſſairement influer ſur ſon état & ſur ſa fortune. Combien n’y a-t-il pas encore de plantes propres à la teinture qui n’ont jamais été eſſayées, ou qui du moins ne l’ont jamais été comme il le falloit, & dont les teinturiers n’ont point entendu parler ? Preſque toutes les eſpeces de mouſſe contiennent une couleur. Ne pourroit-on pas tirer parti de la ſanicle, de la graſſette ? Le romarin ſauvage, ledum, ne pourroit-il pas être employé avec avantage ?

Les principes de la Botanique appliqués à l’œconomie, mettent en état de cueillir & de ſerrer toutes choſes dans leur tems. Une perſonne à qui la Botanique n’a pas fait connoître la petiveria ne pourra jamais deviner pourquoi à la Jamaique la viande en certains tems, ſur-tout dans une grande ſécheresse de l’été, a un goût ſi amer qu’on ne peut en manger, & à plus forte raiſon en faire proviſion ? Comment ſçaura-t-elle d’où vient que les grives mangées en certains tems & en certains lieux, lachent le ventre, quand elle n’aura pas appris que c’eſt l’effet du nerprun, que ces oiſeaux aiment beaucoup ? Comment découvrira-t-elle la cauſe qui en quelques endroits fait mourir les beſtiaux ſubitement, quand au printems on les mene paître pour la premiere fois, en ne connoiſſant pas la propriété funeſte de la ciguë ? Comment pourra-t-elle choiſir de bon bois de charpente pour ſes bâtimens, n’ayant pas une connoiſſance ſolide de la nature, des propriétés & des différens âges des arbres?

Et comment après tout cela un Œconome peut-il retirer aucun profit des livres, ſi la Botanique ne lui a pas fait connoître auparavant les plantes dont il est parlé ? Comment peut-il chercher dans les pays étrangers des plantes propres à la teinture, ou des herbes qui puiſſent rendre le foin de ses prairies plus abondant, ſ’il n’en a jamais entendu parler ? Comment enfin pourra-t-il communiquer aux autres les expériences qu’il aura faites lui-même ſur l’utilité de telle et telle plante, si la Botanique ne lui a point appris à ſ’expliquer avec clarté sur de ſemblables ſujets ? Je ne crois point qu’après ces conſidérations quelqu’un puiſſe douter de la grande utilité que l’étude de la Botanique peut apporter à l’œconomie.

Le regne animal, loin d’être moins conſidérable que le végétal, eſt le plus parfait des trois que Dieu a créés. L’homme ſçait tirer parti des animaux de la terre, des oiſeaux de l’air & des poiſſons des eaux. On voit par l’exemple des Chinois que tous les quadrupedes ſont mangeables. Les vers les plus vils ſervent de nourriture aux Américains. Il faut que les oiſeaux paſſent d’une partie du monde dans l’autre, que les poiſſons approchent des bords de la mer, & que les huitres & les coquilles couvrent les rivages, afin que nos cuiſines ſoient abondamment pourvûes. N’eſt-ce pas pour nous que l’abeille prépare le miel, & le ver à ſoye ne travaille-t-il pas pour nous ? Le caſtor, la civette & la gazelle ne fourniſſent-ils pas à nos Apoticaires le caſtoreum, le muſc & le bézoar ? N’eſt-ce pas ce même regne qui nous livre les perles, l’yvoire, les côtes de baleine, les cornes de licorne ou des naruals, le caret, &c ? Ne nous donne-t-il pas la plus grande partie de nos habits, & en même-tems les plus chauds ? Et les oiſeaux en particulier ne fourniſſent-ils pas aux Indiens leurs plus belles parures, & les aigrettes aux Turcs ? Que pouvons-nous comparer à la grandeur de l’éléphant, à la force du cheval, à la vigueur du taureau ſauvage, à la beauté du paon, au chant du roſſignol ? C’eſt ici que l’on voit des animaux traverſer les champs, des oiſeaux fendre l’air, des poiſſons reluire dans la mer, des inſectes briller par-tout, & en un mot tout concourir ſuivant ſa deſtination ou à l’utilité, ou aux plaiſirs de l’homme.

La vie paſtorale fut anciennement regardée comme la plus innocente & la plus heureuſe. Et combien d’avantages les beſtiaux ne procurent-ils pas encore aujourd’hui dans les campagnes ? N’en tire-t-on pas du lait, du beure, du fromage, des peaux, de la viande, du ſuif, &c ? Les brebis nous habillent, & les chevaux nous tranſportent nous & nos effets d’un endroit à l’autre. Quoique le Lappon n’ait ni pain ni vin, une ſeule eſpéce d’animaux ſuffit pour le faire vivre content.

Plus les avantages du regne animal ſont conſidérables, plus nous devons naturellement nous appliquer à tout ce qui peut contribuer à nous les faire obtenir. Or ne ſera-t-il pas encore ici néceſſaire de connoître la nature & les propriétés de chaque animal ? En Amérique pluſieurs Nations ne vivent que de la chaſſe. Les Finois appliqués à la pêche ne ſubſiſtent que par elle. Le Lappon ne mange, pour ainſi dire, aucun légume, & ne vit que du regne animal.

Il faut que toutes les chaſſes différentes ſe faſſent ſelon les propriétés & les différens inſtincts de chaque eſpéce d’animaux. Depuis que l’on ſçait la maniere de sauter du liévre, on le tire facilement quand il ſe leve de ſon gîte. Depuis que l’on connoît les endroits où l’ours aime à faire ſa taniére d’hyver, on le prend plus facilement. Depuis que l’on a obſervé que le loup cervier ſe trouvant ſur un arbre regarde & entend avec étonnement les chiens, on le tire très-commodément. Depuis que l’on a vû avec combien de facilité les ſoles montent de l’eau ſur la glace, & combien il leur eſt difficile de redeſcendre dans l’eau, on les prend ſans peine. L’avidité de manger de la chair qui ſe trouve dans les animaux carnaciers nous a appris de les attirer par des leures dans des trapes, dans des piéges & dans des foſſes. Cependant tous ne ſe laiſſent pas ſurprendre de la même maniere, l’inſtinct qui fait agir chaque eſpéce en particulier a fait inventer aux hommes autant de méthodes différentes. Cette même avidité a encore fait imaginer la maniere de chaſſer le gibier par des animaux carnaciers tels que ſont les chiens, de prendre les oiſeaux par des oiſeaux de proye, & de chaſſer les mouches par le caméléon.

Lorſqu’on a obſervé que les grives, après s’être baignées, volent ſur le champ ſur les arbres pour y chercher leur nourriture, on en a pris occaſion d’inventer les lacqs que l’on a coûtume de leur tendre. Après que l’on a vû qu’en automne, quand les bayes ſont dans leur maturité, les cocqs de bois & de bruyeres cherchent toujours dans les bois les ſentiers étroits, & qu’ils aiment à ſe percher en des endroits où ils ſont à couvert, il n’a pas été difficile d’imaginer une manière de les ſurprendre. Le grand goût qu’ont les hermines pour les champignons, a fait que l’on s’en ſert pour les attirer dans des piéges. Le paſſage automnal des pinçons donne aux Hollandois occaſion d’en prendre des millions. La peur que l’alouette a de l’autour, & ſa coutûme de ſe tapir ſur terre ſitôt qu’elle l’apperçoit, nous a montré la maniere de la prendre avec des autours de papier. La grande curioſité avec laquelle le roſſignol examine tout ce qui ſe paſſe dans le voiſinage de ſon arbre, nous a fait voir combien il eſt facile de le ſurprendre. L’étourderie du coq de bruyere, quand il eſt en chaleur, nous a appris le tems & la maniere de le tirer. Le langage des bêtes nous a donné occaſion d’imiter la voix des canards, des poules de bois, des coucous, des méſanges & le cri des chevreuils. Depuis que l’on a ſçu que les lamproyes s’attachent aux pierres du rivage en les ſuçant, on a inventé des filets avec leſquels on peut raſer ces pierres & en arracher ainſi ce poiſſon. La coûtume du brême de côtoyer les rivages dans le tems du fraye, a donné occaſion à l’invention des naſſes. L’uſage du brochet de monter en haut au printems, a fait inventer la pêche à la ligne. La coûtume de la perche de frayer ſur des fonds pierreux, a fait faire des filets à bourſe : & le ſaumon ſautant contre un fond pierreux, a donné l’idée de la façon de le prendre, dont à préſent on ſe ſert en tout pays. Toutes ces choſes deviennent d’autant plus importantes, que des Provinces entieres ne ſubſiſtent que par la chaſſe de quelqu’eſpéce d’animaux, ou par la pêche de quelqu’eſpéce de poiſſon.

Un Œconome qui ne connoîtra pas les ſexes des abeilles, & comment elles ſe multiplient, retirera beaucoup moins de fruit de ſes ruches qu’un autre qui aura cette connoiſſance. Une perſonne qui ne ſçait pas à fond tout ce qui regarde la métamorphoſe des vers à ſoye, ſe flatte en vain qu’elle en aura du profit. En ignorant de quelle maniere ſe produiſent la cochenille ordinaire, celle de la renouée & le kermès, on perdra ſes peines à les vouloir faire multiplier d’une façon contraire à leur nature. Quand je conſidère combien d’inſectes contiennent de couleurs, je ſuis étonné que l’on en ait eſſayé & employé ſi peu ; mais je ceſſe d’être ſurpris quand je penſe à l’ignorance pour ainſi dire univerſelle qui regne à leur égard. Un pêcheur inſtruit voit par des marques extérieures ſi une moule contient des perles ou non, & n’a pas beſoin, comme les ignorans, de tuer plus d’un million de meres pour avoir une ſeule de ces productions.

Une perſonne qui veut éléver, chaſſer, prendre ou employer utilement des animaux domeſtiques, des bêtes ſauvages, des oiſeaux, des poiſſons, &c. doit connoître leur nourriture, leurs tems & leurs mœurs, s’il nous eſt permis de nous exprimer ainſi. Or cette Zoologie ne s’apprend jamais mieux qu’en élévant un ou deux de ces animaux auprès de ſoi, afin de les obſerver continuellement. Il faudroit s’y prendre de la même maniere avec les poiſſons & avec les oiſeaux. On a eſſayé la même choſe avec les inſectes.

Il eſt ſouvent auſſi néceſſaire de détruire certains animaux, qu’il eſt utile d’en éléver & d’en entretenir d’autres. Il faut donc avant toute choſe qu’un Œconome ſache prevenir les dommages que peuvent lui cauſer les inſectes. Il y auroit beaucoup à dire ſur un article ſi étendu & ſi important ; mais je ne répéterai pas ici ce qui en a été dit dans le diſcours que j’ai prononcé dans l’Académie en quittant la premiere fois la place de Préſident.

Un Œconome qui fondera ainſi ſa maiſon ſur les principes de la ſcience naturelle, lui donne une grande ſolidité ; & ſi en même-tems il y ajoute l’appui de la Phyſique, elle demeurera inébranlable.

La Phyſique nous apprend comment les quatre élemens agiſſent ſur les choſes naturelles, & comment on peut augmenter ou affoiblir leur action ſelon que notre utilité l’exige. Il faut qu’un Œconome ſache imiter par une chaleur artificielle le climat où telle & telle plante vient d’elle-même. Il faut qu’il ſache donner à chaque végétal la terre qu’il aime, & qu’il n’ignore pas dans quelle proportion il faut l’arroſer. Il faut que par le moyen de la Chymie, de la Phyſique & de la Docimaſie, il ſache fondre, ſéparer & épurer tous les métaux, conſtruire des machines qui puiſſent être miſes en mouvement par le vent ou par l’eau, & inventer enfin toutes ſortes d’inſtrumens néceſſaires ou utiles à la culture & à la conſervation de tout ce que l’Œconomie embraſſe.

Il ſeroit à ſouhaiter que dans nos Académies la Minérologie, la Botanique & la Zoologie fussent un jour eſtimées auſſi néceſſaires que la Métaphyſique & la Logique, & que chaque Maître-ès-Arts fut obligé de poſſéder la Phyſique & la Science naturelle. Ce ſeroit alors que l’on pourroit eſpérer de voir l’État fleurir.

Ceux de ces Maîtres qui ſe trouveroient répandus dans les campagnes ſeroient en état d’inſtruire les peuples, & de profiter des découvertes accidentelles que les plus ſimples font tous les jours : ils les ſuivroient, ils les perfectionneroient, & ſouvent ſeroient en état de faire les frais des expériences qui les conduiroient à quelque choſe d’utile. Et ne ſeroit-ce pas beaucoup gagner que de leur apprendre les moyens de ſe ſoulager dans les tems de diſette, & dans leurs maladies de leur montrer les remédes chez eux-mêmes, & de leur épargner de courir chez les Apoticaires ? Mais je ſouhaite trop, ſans doute ; car quelque naturelle & facile que ſoit l’exécution de cette idée, il n’eſt aucun état qui en ait tiré parti ; & de tous les peuples du monde, les Romains ſeuls, au commencement de l’Ère Chrétienne, ont entrepris de mettre l’Œconomie ſur un meilleur pied qu’elle n’étoit dans les ſiécles précédens.