Principes d’économie politique/IV--II-IV

IV

DU PLACEMENT.


C’est pour obéir à une tradition constante que nous étudions le placement à propos de t’épargne, car en réalité c’est une opération tout à fait différente.

Il est vrai que le placement suppose l’épargne comme condition préalable, car nous ne pouvons placer que ce que nous avons économisé et de là vient la solidarité que le public et même les économistes établissent entre ces deux faits. Ils n’en sont pas moins très distincts. Épargner c’est mettre de côté une richesse en vue d’une consommation différée ; placer, c’est se défaire de cette richesse et la jeter dans le torrent de la circulation pour en retirer un revenu, en d’autres termes, c’est transformer des objets de consommation en un capital. C’est « les faire valoir », comme l’on dit, en les mettant sur sa terre ou dans son industrie ou en les prêtant à un tiers ou en les employant à acheter des titres de rente ou valeurs mobilières. Par conséquent le placement n’est pas un acte de consommation, mais au contraire un acte de production[1].

Il est vrai encore que les richesses ainsi placées seront nécessairement consommées parce qu’étant de leur nature consommables, elles ne sauraient être employées pour la production d’une autre façon : — le grain ne peut servir à la

production qu’autant, qu’il est mis en terre ou donné en nourriture à des ouvriers ou à des animaux qui travailleront, et le charbon qu’autant qu’il est brûlé dans le fourneau de la machine — mais cette consommation reproductive ne doit pas être confondue avec la consommation proprement dite (Voy. ci-dessus, p. 562).

Le placement était autrefois très difficile, presque impossible, pour deux raisons :

1° Faute de moyens de placement. À une époque où le prêt à intérêt était prohibé, ou du moins ne pouvait se faire que d’une façon détournée, où les principaux emprunteurs, qui sont les grandes sociétés par actions et les États modernes, n’existaient pas encore, où même les maisons de location n’étaient guère en usage, chacun ayant la sienne on n’aurait su où placer son argent. Il n’y avait guère que : l’achat des terres ou la thésaurisation.

2° De plus une autre condition non moins essentielle faisait défaut, la sécurité, qui, en garantissant le prêteur contre les brigandages du dedans, les invasions du dehors, les confiscations des gouvernants eux-mêmes ou la mauvaise foi d’un débiteur puissant seule peut le déterminer à se défaire de ses économies et à les livrer à la consommation productive sur la foi certaine d’une restitution.

Aujourd’hui tout cela a changé complètement. D’une part, la sécurité politique dans tout pays civilisé est suffisante — bien que la sécurité morale, c’est-à-dire celle qui résulte de la fidélité à tenir ses engagements, n’ait pas fait peut-être de, grands progrès. D’autre part, notre époque offre à ceux qui veulent faire des placements mille ressources inconnues à nos pères. En 1815, on ne comptait que 5 valeurs cotées à la Bourse de Paris, en 1869 on en comptait déjà 402 ; on en compte aujourd’hui plus de 1.000, sans compter des centaines d’autres cotées dans les départements ou dans les Bourses de l’étranger. Toutes les entreprises industrielles ou financières sous la forme de sociétés par actions, les opérations agricoles ou foncières par l’intermédiaire des sociétés de Crédit foncier, enfin et surtout les emprunts continuels des États sous la forme d’émissions publiques, offrent de nos jours des facilités sans nombre aux personnes qui désirent placer leur argent[2]. Toutes leur offrent en perspective un intérêt plus ou moins élevé, le plus souvent aussi de véritables primes sous la forme de remboursements supérieurs à la somme prêtée, et même, dans les cas autorisés par la loi, des lots d’une valeur de 100.000 et jusqu’à 500.000 francs, ce qui, entre parenthèses, constitue un appât d’une moralité fort douteuse.

L’utilité sociale du placement est incontestable : c’est le placement qui fournit à toutes les grandes entreprises les capitaux dont elles ont besoin et sans lui jamais elles n’auraient pu se constituer.

Au point de vue social, le placement doit même être considéré comme plus utile que l’épargne proprement dite ou que la dépense, car celles-ci ont nécessairement un caractère égoïste tandis que le placement a un caractère altruiste en ce sens que l’économe au lieu de réserver ses économies pour sa consommation personnelle (immédiate ou différée) les transfère à d’autres pour que ceux-ci les consomment reproductivement[3]. Supposons qu’il emploie son épargne à souscrire des obligations émises par une Compagnie de mines ou de chemins de fer[4]. Il remet à la Compagnie la valeur de ces titres en argent et que fera-t-elle de cet argent ? Le serrera-t-elle dans son coffre-fort ? Assurément non, car si elle avait eu cette intention, elle se serait bien gardée de l’emprunter : elle va s’en servir, celle-ci pour creuser des puits, construire des machines, celle-là pour acheter du charbon, des rails, des traverses, l’une et l’autre surtout pour payer leurs employés ou leurs ouvriers et en embaucher de nouveaux. Il en est de même de tout autre cas de placement que l’on voudra imaginer.

Cependant le préjugé hostile au thésauriseur existe même contre celui qui place son argent. On s’imagine que l’homme qui serre des titres de rente ou des valeurs mobilières quelconques dans son portefeuille, thésaurise aussi, qu’il retire de l’argent de la circulation, et on ne voit pas que son argent est bien loin et qu’il court le monde, faisant aller le commerce et faisant travailler des ouvriers sur d’autres terres et sous d’autres cieux — peut-être des Chinois sur le chemin de fer Transsibérien, ou des Cafres dans les mines du Transvaal.

Il est vrai que c’est précisément là ce qui peut justifier dans une certaine mesure le préjugé populaire, car ce capital qui va faire vivre les ouvriers exotiques ne fera pas vivre les ouvriers du voisinage. Le placement, c’est le plus souvent une forme d’absentéisme des capitaux.



    évaluation des valeurs mobilières en France, 1893) les placements en valeurs mobilières françaises ou étrangères de 1871 à 1893, se sont élevées à un total de 28 milliards. Si on y ajoute 16 milliards de constructions nouvelles, cela fait exactement 2 milliards par an Et encore faudrait-il y ajouter le chiffre inconnu mais considérable des placements en plantations et améliorations foncières.

  1. C’est, comme le dit très bien le langage courant, non une dépense, mais une avance.
  2. Peut-être même pourrait-on trouver que les facilités sont trop grandes ! car elles facilitent trop ce mode d’existence qui consiste à vivre en rentier et dont il ne faudrait pourtant pas abuser bien que nous l’ayons justifié dans une certaine mesure (p. 405). Si les gens n’avaient pas tant d’occasions pour placer leur argent, ils seraient contraints, ou tout au moins stimulés à le faire valoir eux-mêmes en se faisant industriels, commerçants ou agriculteurs.
    Ceci toutefois pourrait se réaliser si l’on croit que le taux de l’intérêt continuera à baisser ou que les États rembourseront leurs dettes, car l’une et l’autre de ces éventualités rendrait de nouveau les placements difficiles.
  3. Comme le dit très bien Stuart Mill : « On est utile aux travailleurs,non par la richesse qu’on consomme soi-même, mais seulement par la richesse qu’on ne consomme pas soi-même ».
  4. Je dis « émises par la Compagnie », parce que si nous supposions que le titre est acheté à la Bourse, en ce cas il n’y aurait qu’un simple transfert : notre capitaliste se trouverait simplement substitué à celui qui naguère était propriétaire de ce titre. Et toutefois, même en ce cas, le placement suppose généralement un emploi productif, car il faut remarquer que le capitaliste qui a vendu son titre sera bien forcé de chercher un emploi à l’argent qu’il a reçu en échange, et il est même probable que s’il a vendu son titre, c’est précisément parce qu’il avait en vue quelque autre emploi plus avantageux.