Principes d’économie politique/IV--II-III

III

DE L’UTILITÉ SOCIALE DE L’ÉPARGNE.


L’utilité sociale de l’épargne consiste à former, par la réunion des épargnes privées, une masse de capital disponible où les entreprises nouvelles pourront venir puiser au fur et à mesure de leurs besoins. Cette utilité est donc la même pour la société que pour les individus : pourvoir aux besoins futurs. Elle est donc très grande et telle qu’aucune société progressive ne saurait s’en passer. Si la France a pu tenir honorablement son rang de puissance industrielle, à côté de pays supérieurs en population, en activité, en outillage, c’est à sa puissance d’épargne qu’elle le doit surtout.

Puisque l’épargne est utile au pays, elle est donc un devoir pour ceux qui peuvent la faire, c’est-à-dire pour les riches, les rentiers. C’est à eux qu’il incombe d’épargner parce que ce sont eux seulement qui peuvent le faire sans laisser en souffrance aucun besoin légitime. Ils sont ou du moins ils devraient être — dans l’ancienne et forte acception de ce mot — « les économes » de la Société.

Telle n’est pas cependant l’opinion populaire qui voit au contraire de très mauvais œil les riches qui épargnent, ni même celle d’esprits supérieurs comme Montesquieu par exemple qui a écrit « Si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres meurent de faim ». Mais nous avons vu déjà les illusions que l’on se fait sur le rôle bienfaisant de la dépense (p. 568).

En réalité, le riche qui épargne la part de revenu qui excède ses besoins légitimes et qui la consacre par le placement à un emploi productif, fait du bien à tout le monde, car ainsi que nous le verrons à propos du placement il ne fait que transférer à des travailleurs sa faculté de consommation (Voy. ci-après, p. 599).

Quant au riche qui par avarice refuse satisfaction même à ses besoins nécessaires et qui ne donne même pas à son argent un emploi productif, qui le thésaurise dans le sens le plus étroit de ce mot — hypothèse, il faut le dire, qui n’est plus que rarement réalisée[1] — même celui-là, s’il porte préjudice à lui-même ou aux siens, ne porte du moins préjudice à personne autre. Ces pièces de monnaie qu’il enfouit en terre ou dans son coffre-fort, que sont-elles en effet ? Chacune d’elles, nous le savons, doit être considérée comme un bon qui donne droit à son possesseur de prélever sur l’ensemble des richesses existantes une certaine part (Voy. p. 96). Or, l’homme qui épargne ne fait rien de plus que déclarer qu’il renonce pour le moment à exercer son droit et à prélever sa part. Eh bien ! libre à lui : il ne fait tort à personne. La part qu’il aurait pu consommer et qu’il abandonne sera consommée par d’autres, voilà tout[2] !

Hé bien ! et les pauvres, dira-t-on, n’est-ce pas à eux surtout qu’il faudrait conseiller l’épargne, car ne leur est-elle pas plus nécessaire encore qu’aux riches ? — En effet moralistes et économistes ne leur épargnent pas ce conseil. Mais en ce qui concerne les pauvres, nous ne sommes pas bien convaincus que le conseil soit aussi bon. Sans doute l’épargne est toujours possible, même pour le plus pauvre : l’élasticité des besoins de l’homme est merveilleuse et de même qu’ils sont indéfiniment extensibles, ils sont aussi indéfiniment compressibles. Un homme qui n’aurait pour revenu qu’une livre de pain par jour pourrait peut-être s’habituer à ne manger qu’un jour sur deux et par conséquent en épargner la moitié. Nous avons vu que les classes ouvrières trouvaient le moyen de dépenser lamentablement des milliards de francs en petits verres d’eau-de-vie et en pipes de tabac ; or, il est certain qu’elles pourraient les épargner si elles le voulaient, et qu’elles feraient beaucoup mieux de le faire.

Mais elles feraient mieux encore en consacrant ces millions à se donner des logements plus salubres, des vêtements plus hygiéniques, une nourriture plus saine, des soins médicaux plus fréquents, une instruction plus complète. Les consommations en tabac et en eau-de-vie ne sont pas prises, comme on le suppose, sur le superflu de la classe ouvrière, mais sur son nécessaire. Elles n’en sont que plus funestes et plus coupables, dira-t-on ? D’accord, mais l’épargne le serait aussi, car toutes les fois que l’épargne est prélevée sur le nécessaire ou même sur les besoins légitimes de l’homme, elle est plutôt, funeste qu’utile. Il est absurde de sacrifier le présent à l’avenir, alors surtout que le sacrifice du présent est de nature à compromettre l’avenir. Toute dépense privée ou publique qui a pour résultat un développement physique ou intellectuel de l’homme, doit être approuvée sans hésiter, non seulement comme bonne en elle-même, mais comme préférable même à l’épargne. Quel meilleur emploi l’homme pourrait-il faire de la richesse que de fortifier sa santé ou de développer son intelligence ? À ce point de vue, une alimentation fortifiante, de bons vêtements, un logement salubre, un mobilier confortable, des livres instructifs, des jardins privés ou publics, des musées, des concerts, etc., sont des dépenses non seulement permises, mais recommandables. On peut dire qu’elles constituent le meilleur des placements parce qu’elles augmentent la valeur de l’homme et sa productivité.

Nous en disons autant des riches d’ailleurs. Bien que nous ayons dit que c’est à eux qu’incombait le devoir social d’épargner, nous ne prétendons pas que l’épargne soit leur unique ni même leur principal devoir. S’ils se mettaient à épargner la totalité de leurs revenus, si par esprit de pénitence ils s’astreignaient à vivre de pain et d’eau — quoique cette extrémité eût à notre avis moins d’inconvénients qu’on ne croit généralement[3], — cependant ils négligeraient par là une des faces de leur rôle économique qui est de faire naître des besoins nouveaux, de donner l’exemple d’un luxe discret et bienfaisant, de stimuler le progrès économique en montrant jusqu’où peut aller, dans un temps donné et dans un lieu donné, l’épanouissement de la personne humaine. Remarquez d’ailleurs qu’en dehors des dépenses personnelles, il y a une quantité de dépenses d’utilité sociale pour des œuvres philanthropiques, scientifiques, artistiques, religieuses, qui ne peuvent être faites que par les riches et qui, celles-là aussi, peuvent être plus utiles que l’épargne.

Nous dirons donc, comme conclusion, que l’épargne est un luxe — si bizarre que paraisse l’accouplement de ces deux mots — qui n’est guère accessible qu’aux sociétés riches et dans ces sociétés mêmes, à ceux-là seulement qui ont le superflu, c’est-à-dire au petit nombre.

Aussi bien la statistique nous apprend que les pays qui créent des épargnes en ce monde sont assez rares, et que même chez ceux-là, l’épargne représente rarement plus de 1/10 du revenu national[4]. Et cette part, quoique modique, paraît suffisante, car on ne voit pas que les capitaux fassent défaut dans le monde pour n’importe quelle entreprise paraît suffisante, car on ne voit pas que les capitaux fassent défaut dans le monde pour n’importe quelle entreprise utile et même pour n’importe quelle entreprise folle.

  1. Harpagon, il nous le dit lui-même, plaçait son argent, et sa fameuse cassette n’était enfouie dans son jardin qu’en attendant une bonne occasion pour prêter à gros intérêt l’argent qu’elle contenait.
  2. M. Cauwès dit cependant « le thésaurisateur stérilise les capitaux en les immobilisant » (op. cit., t.I, p. 674, note). Les capitaux ? Nullement, mais seulement des pièces d’or ou d’argent qu’il retire momentanément de la circulation. Le mal n’est pas grand. Le seul effet que pût causer cette disparition d’une certaine quantité de numéraire, en admettant qu’elle se pratiquât sur une grande échelle, serait une baisse provisoire dans les prix, c’est-à-dire, somme toute, un avantage pour les consommateurs.
    Et puis, comme dit le proverbe, « à père avare, enfant prodigue » : le numéraire enfoui sortira bien un jour ou l’autre de sa cachette.
    La thésaurisation ne serait susceptible de causer quelque préjudice à la société que dans le cas où s’exerçant sur des objets non susceptibles d’être conservés, elle aurait pour conséquence une véritable destruction de richesse ; comme, par exemple, cet avare de la fable de Florian, qui conservait des pommes jusqu’à ce qu’elles fussent pourries et,
    Lorsque quelqu’une se gâtait,
    En soupirant il la mangeait.
    On peut dire, il est vrai, que l’avarice ou l’excès dans l’épargne, dénote un attachement excessif à l’argent et probablement, par conséquent, peu de scrupules sur les moyens de le gagner, tandis que la prodigalité dénote au contraire une certaine insouciance, un certain mépris à l’égard de ce vil métal : le prodigue est « un bourreau d’argent » comme le dit un dicton aussi expressif que pittoresque. Et comme la soif de l’or, auri sacra fames, est la source d’une foule de maux, le préjugé populaire peut par là se justifier dans une certaine mesure. Voilà pourquoi l’Église, qui inscrit l’avarice sur ta liste des sept péchés capitaux, n’y a pas mis la prodigalité, et voilà en quel sens le préjugé populaire peut se justifier, sinon au point de vue économique, du moins au point de vue moral.
  3. En ce cas, sans doute, la production des articles destinés à la consommation des classes riches cesserait, faute de demandes, mais la production des denrées nécessaires à la consommation du peuple continuerait et comme cette production servirait désormais d’unique débouché pour tous les placements des riches, elle recevrait de ce chef un puissant stimulant il est donc probable que ces denrées deviendraient plus abondantes et baisseraient de prix.
  4. C’est à cette proportion que peuvent être évaluées les épargnes annuelles de l’Angleterre et de la France : 2 à 3 milliards, sur un revenu total de 25 à 30 milliards. D’après M. Neymark (Une nouvelle