Principes d’économie politique/IV--II-II

II

DES INSTITUTIONS DESTINÉES À FACILITER L’ÉPARGNE.


Il existe dans tout pays civilisé des institutions variées et ingénieuses destinées à faciliter l’épargne. Les deux plus caractéristiques sont les caisses d’épargne et les associations de consommation[1].

1° Les caisses d’épargne sont des établissements destinés a faciliter l’épargne en se chargeant de la garde des sommes épargnées. Elles rendent au déposant le service de mettre son épargne en sûreté contre les voleurs et peut-être plus encore contre lui-même.

En effet, le meilleur moyen de sauvegarder t’épargne naissante est de la soustraire aux mains de son possesseur, afin de l’empêcher de céder trop aisément à la tentation de la dépenser. La tire-lire, si connue des enfants sous la forme d’un vase de terre dans lequel on introduit par une petite fente des pièces de monnaie, est une application ingénieuse de cette idée. Pour rentrer en possession de la pièce, il faut en effet casser le vase, et quoique ce ne soit pas bien difficile, on pense que ce fragile obstacle sera suffisant pour donner le temps de la réflexion et pour permettre à l’enfant de s’armer contre la tentation.

La caisse d’épargne n’est qu’une tire-lire perfectionnée. Les petites sommes déposées dans cet établissement restent sans doute à la disposition du déposant ; toutefois, elles ne sont plus dans sa main ni dans sa poche, et pour les recouvrer, il faut toujours certaines formalités et en tous cas un peu plus de temps que pour casser la tire-lire.

Pour encourager l’épargne, ces caisses assurent aussi au déposant un petit intérêt. Toutefois cet intérêt ne doit être considéré que comme une sorte de prime, de stimulant à l’épargne, et il ne doit pas être trop élevé. Le rôle de la caisse d’épargne en effet n’est pas de servir d’institution de placement[2]. Elle est faite pour permettre aux gens de constituer quelques avances ou même de se former un petit capital : mais une fois ce capital constitué, si les déposants veulent le placer, c’est-à-dire le faire valoir, ils n’ont qu’à le reprendre ; le rôle de la caisse d’épargne est fini, et c’est d’autres institutions (celles déjà étudiées sous le nom d’institutions de crédit, banques, Crédit foncier, etc.) à s’en charger[3].

2° Les institutions connues sous le nom de sociétés coopératives de consommation — quoique par leur titre, elles semblent viser la consommation et non l’épargne — fonctionnent aussi comme instrument d’épargne en supprimant l’obstacle qui rend l’épargne si pénible et qui parait pourtant inhérente à toute épargne, à savoir l’abstinence, le fait de se priver. Elles arrivent à résoudre ce problème qu’on aurait pu croire insoluble, et à créer, comme on l’a fort bien dit, « l’épargne automatique », par le moyen d’un mécanisme aussi simple qu’ingénieux que nous avons déjà expliqué. Les denrées achetées au prix du gros sont revendues par la société elle-même à chacun de ses membres au prix du détail, et le bénéfice réalisé sur ses achats est porté à son compte pour lui être restitué au bout de l’an ou être conservé en dépôt à son nom.

Si donc un ouvrier achète pour 500 francs de marchandises dans une épicerie coopérative, et que celle-ci, comme la société de consommation de Genève, réalise un bénéfice de 13 p. 0/0, il se trouvera au bout de l’an avoir réalisé une épargne de 65 fr. qui ne lui aura rien coûté, j’entends par là qui ne l’aura pas contraint à réduire en quoi que ce soit sa consommation. Il aura consommé autant qu’autrefois il aura eu des denrées de meilleure qualité il ne les aura pas payées plus cher ou même moins cher que chez le marchand du coin, et malgré tout cela il se trouvera avoir épargné — et même d’autant plus épargné qu’il aura plus acheté ! en sorte qu’on a pu dire, sous une forme spirituellement paradoxale, qu’on avait trouvé le moyen de réaliser l’épargne par la dépense[4].

    socialistes au contraire raillent cette prétendue abstinence et ces privations du capitaliste et c’est contre elles que Lassalle décoche ses flèches les plus aiguës. Il ne faut voir là des deux côtés qu’une thèse tendancieuse pour légitimer, ou en sens contraire pour discréditer, l’appropriation du capital. En réalité tous deux ont raison par un côté, car le sacrifice imposé par l’épargne est susceptible de passer par tous les degrés, depuis l’infini jusqu’à zéro.

  1. Il y a aussi d’autres formes d’association, plus ou moins ingénieuses pour faciliter l’épargne par des achats de valeurs à lots ou diverses combinaisons d’intérêts composés et de mortalité, telles que la Fourmi, les Prévoyants de l’Avenir, etc.
  2. Aussi, en France, par la loi de 1895, le maximum de chaque dépôt qui était auparavant de 2.000 fr. a été abaissé à 1.500 fr. Le taux d’intérêt qui était de 4 p. 0/0 (ce qui mettait l’État en perte, puisque ces fonds déposés à la Caisse d’épargne et placés en rentes sur l’État ne rapportaient pas même 3 p. 0/0) est réglé désormais d’après le taux de capitalisation des rentes sur l’État et varie comme lui.
    C’est une grande exagération de dire, comme on le fait sans cesse, que les Caisses d’épargne représentent l’épargne ouvrière : en réalité les ouvriers proprement dits, urbains ou ruraux, n’y figurent que dans la proportion d’un quart.
  3. Les Caisses d’épargne n’étaient autrefois que des institutions ayant un caractère privé, mais dans beaucoup de pays aujourd’hui et en France (depuis 1875 seulement) il y a une Caisse d’épargne créée par l’État, celle des bureaux des Postes. Celle de Vienne (Autriche) est célèbre par la perfection de son mécanisme. Voy. p. 279, note 1.
    En France les Caisses d’épargne privées elles-mêmes sont obligées de verser les fonds qu’elles reçoivent à la Caisse des dépôts et consignations, autrement dit, entre les mains de l’État. Cette exigence de la loi, bien qu’ayant pour but de conférer toute sécurité aux déposants, a été vivement critiquée et avec raison.
    D’une part, en mettant entre les mains de l’État une somme qui dépasse aujourd’hui 4 milliards, elle lui crée une responsabilité d’autant plus dangereuse que cette dette doit être toujours remboursable à première demande. Il est vrai que pour atténuer ce danger, la clause dite de sauvegarde permet à l’État, en cas de crise, de ne rembourser les dépôts que par petits paiements de 50 fr. échelonnés par quinzaine.
    D’autre part, ces fonds, ainsi engloutis dans le gouffre du Trésor, ne servent absolument à rien, tandis qu’on pourrait aisément en tirer un meilleur parti. C’est ainsi qu’en Italie, où ces caisses sont remarquablement organisées, la plus grande partie de leurs fonds est affectée à des prêts fonciers ou agricoles. Comme l’intérêt payé par elles aux déposants est très bas, elles peuvent ne demander qu’un petit intérêt aux agriculteurs, et c’est là un avantage inappréciable pour l’agriculture (Voy. ci-dessus, p. 364). Et quant aux déposants, leur sécurité ne laisse guère à désirer. Une active campagne, surtout due à l’initiative de M. Rostand, a été menée en France pour obtenir les mêmes libertés pour nos Caisses d’épargne. Elle n’a réussi qu’incomplètement. Une loi de 1895 est entrée d’une façon très timide dans cette voie en permettant — non aux Caisses d’épargne elles-mêmes, mais à la Caisse des dépôts et consignations qui reçoit leurs fonds — de les placer non seulement en rentes sur l’État, mais en diverses valeurs, telles que des obligations foncières, communales, etc. La loi a accordé un peu plus de liberté encore en ce qui concerne le placement des fonds appartenant en propre aux Caisses d’épargne (car ces institutions peuvent avoir et ont en général des biens propres formés soit par des dons, soit par leurs bénéfices) elles pourront en placer un tiers en construction de logements ouvriers ou en prêts ayant cette destination.
  4. L’avantage de faciliter l’épargne individuelle n’est d’ailleurs, comme celui du bon marché, qu’un côté accessoire de la coopération (Voy. ci-dessus, p. 578). Cependant les fonds déposés dans les sociétés coopératives anglaises et leur capital — qui résulte presque uniquement des épargnes faites par leurs membres et laissées dans les caisses de ces sociétés — représentent (pour les 1.470 qui ont fait leur rapport) un total de 430 millions de fr. pour 1.380.000 membres, soit une moyenne de 320 fr. par tête.