Principes d’économie politique/IV--I-IV

IV

LA DÉPENSE DU LOGEMENT.


Entre toutes les dépenses, celle du loyer mérite une étude spéciale, non seulement parce que c’est celle qui tend à absorber une part de plus en plus considérable dans le budget des familles, mais encore parce que c’est elle qui répond au besoin peut-être le plus important au point de vue social.

Dans l’antiquité, le loyer était chose inconnue ; la maison était non seulement le foyer de la famille, mais l’autel des dieux pénates, et chacun, riche ou pauvre, avait la sienne. Aujourd’hui que les exigences de la vie moderne ont refait aux hommes une sorte de vie nomade et ne leur permettent plus de prendre racine là, où ils sont nés, la grande majorité des hommes vit dans des appartements loués. Et toutes les causes sociales, économiques, politiques, qui poussent la population à s’agglomérer dans les grandes villes — centralisation administrative, grande production, développement des chemins de fer, fêtes, spectacles et cafés-concerts — tendent à élever constamment le prix des loyers au grand profit du propriétaire urbain, mais au grand dommage du public[1].

Passe encore pour les riches, ils s’en accommodent aisément ! mais pour les pauvres, c’est une autre affaire. L’élévation du prix des loyers, en forçant les ouvriers à s’entasser dans de misérables taudis, produit les effets les plus déplorables, soit au point de vue de l’hygiène, soit au point de vue de la moralité. La plupart des vices qui affligent la population ouvrière, le relâchement des liens de la famille, la fréquentation du cabaret, la débauche précoce et même quelques-uns des fléaux qui désolent la société, tels que la mortalité et les épidémies, tiennent surtout à cette cause. La dignité de la vie est d’ailleurs intimement liée a un certain confort du foyer.

Le seul remède efficace serait une évolution en sens contraire de celle qui s’est manifestée jusqu’à présent, à savoir l’arrêt de la croissance des grandes villes et le retour dans les campagnes des populations qui les ont désertées. Rien ne l’annonce assurément. Cependant, ce qu’on peut remarquer c’est un certain mouvement centrifuge qui se manifeste incontestablement dans nos grandes villes. Dans la ville que nous habitons, Montpellier, il est si marqué que les loyers ont baissé de moitié dans le centre. La création de moyens, de transport à bon marché (omnibus, tramways, chemins de fer urbains), accélèrent ce mouvement en permettant aux ouvriers et employés d’aller chercher loin du centre des grandes villes des logements plus salubres et moins chers.

Mais en attendant, il faut chercher un autre remède et le plus pratique est assurément la construction de maisons, destinées à être louées aux ouvriers ou même à devenir un jour leur propriété par le paiement d’une annuité modérée.

On peut indiquer jusqu’à cinq combinaisons différentes qui ont été imaginées à cet effet :

1° Constitution de sociétés coopératives de construction formées par les ouvriers eux-mêmes[2]. Il n’en existe que très peu en France, mais elles sont très nombreuses en Angleterre et aux États-Unis dans la ville de Philadelphie, qui a reçu pour cette raison le beau nom de City of Homes, elles ont fait élever plus de 60.000 maisons, chacune habitée par une famille ouvrière.

2° Constitution de sociétés semi-philanthropiques, semi-capitalistes, qui se chargent de construire des maisons confortables et salubres pour les ouvriers et limitent par avance les profits qu’elles pourront en retirer à un chiffre modéré, 3 à 4 p. 0/0, par exemple. Il en existe un certain nombre en France. Une des plus anciennes et des plus célèbres était celle de Mulhouse[3].

3° Fondations perpétuelles et gratuites destinées à construire des maisons ouvrières et dont les revenus devront être employés à construire des maisons nouvelles, en sorte que les résultats vont grandissant en progression géométrique. Le type de ce genre est la célèbre fondation Peabody, à Londres, qui remonte à 30 ans et qui loge déjà aujourd’hui plus de 20.000 locataires dans ses 5.073 appartements.

4° Construction de maisons par les municipalités. Les villes de Berne, de Glascow et autres, sont entrées dans cette voie. L’État peut aussi, comme en Allemagne, donner des subventions aux sociétés pour la construction de maisons ouvrières[4].

5° Location et aménagement par des sociétés

philanthropiques de logements déjà existants en vue de les sous-louer aux ouvriers dans de meilleures conditions et de faire en quelque sorte l’éducation économique et morale de ceux qui doivent y demeurer. Ce système, plus modeste que les précédents dans ses vues et auquel est attaché le nom de Miss Octavia Hill qui le met en pratique depuis 25 ans à Londres avec un admirable dévouement, est fait pour les classes les plus pauvres. Miss Octavia Hill a fait la remarque très juste qu’il ne servirait à rien de rendre les pauvres gens propriétaires ou même locataires de beaux appartements, si d’abord on ne changeait leurs habitudes et on ne leur inculquait le sentiment de la propreté, du confort, du home.

Dans toutes ces combinaisons (sauf la dernière), on peut se proposer pour but soit de rendre l’ouvrier propriétaire de sa maison, soit de le laisser locataire. Lequel vaut le mieux ? Les Anglais et les Américains préfèrent de beaucoup avoir une maison à eux. Les Français y tiennent moins. La propriété d’une maison, malgré ses avantages au point de vue moral et économique, a aussi de sérieux inconvénients pour l’ouvrier. En attachant l’ouvrier à un lien déterminé, elle le prive de cette mobilité qui lui est précieuse pour se transporter là où son travail est le plus demandé ; elle le rend plus dépendant du patron. Il faut dire d’ailleurs que la loi française qui impose le partage en nature au décès et contraint par là inévitablement à la vente de la maison (et même, s’il y a des enfants mineurs, à la vente en justice avec des frais qui peuvent dépasser la valeur de l’immeuble !), est bien faite pour les décourager[5].

    peu de Français se priveront de ce plaisir ; — 2° que si, au contraire, l’État force ses locataires à payer ponctuellement leur « terme », et les expulse en cas de non paiement, il ne devienne promptement aussi impopulaire que le propriétaire d’aujourd’hui, et n’ait beaucoup plus de mal encore à faire rentrer ses loyers.

    en Angleterre notamment (building societies), ne se chargent pas elles-mêmes de la construction des maisons elles prêtent simplement l’argent pour les faire bâtir suivant des combinaisons très ingénieuses et très économiques. Et ces prêts servent de placement aux épargnes des associés qui ne veulent pas devenir propriétaires ou qui sont obligés d’attendre leur tour et ce sont les plus nombreux ; en sorte que ces sociétés fonctionnent surtout comme caisses d’épargne.

  1. Il y a cinquante ans (en 1846), la population urbaine représentait un peu moins du quart de la population de la France (24,42 %. Aujourd’hui elle en représente beaucoup plus du tiers (37 %). En d’autres termes, la population urbaine a augmenté depuis un demi-siècle de plus de 50 %. Et la France est un des pays qui compte le moins de grandes villes !
  2. L’organisation de ces sociétés est assez compliquée. Les unes achètent elles-mêmes le terrain, font bâtir les maisons et les vendent ou les louent à ceux de leurs membres qui le désirent : les bénéfices provenant de ces ventes ou de ces locations reviennent en fin de compte aux ouvriers propriétaires ou locataires en tant qu’associés. Mais la plupart,
  3. On peut ranger sous ce même numérotes maisons ouvrières construites par de grands patrons ou des Compagnies pour loger leurs ouvriers et les avoir à proximité. On peut citer comme exemple le plus remarquable Pullman City, la cité ouvrière bâtie prés de Chicago par le constructeur de wagons de luxe américains. Les socialistes et le parti ouvrier avancé détestent cette combinaison, parce que en faisant de l’ouvrier le locataire de son patron, elle lui enlève, disent-ils, toute indépendance et ressuscite le servage.
  4. L’école collectiviste ne demande pas seulement à l’État ou aux communes de construire des maisons ouvrières, mais d’exproprier (avec ou sans indemnité) tous les propriétaires de maisons, pour y loger tous les habitants, soit au prix de revient, soit gratis : c’est l’application à la propriété urbaine du système de la nationalisation du sol.
    Il est à craindre seulement, en généralisant ainsi le système : — 1° que si l’État ne fait pas payer de loyer, d’abord il se ruine, et de plus, il n’aggrave dans des proportions déplorables l’hypertrophie des grandes villes : le jour, en effet, où l’on pourra être logé gratis à Paris,
  5. Cette législation a été un peu améliorée par la loi du 30 novembre 1894 (inspirée par la loi belge du 9 août 1889) qui a créé des comités départementaux pour propager les sociétés de construction de toute nature, pour permettre à certains établissements publics de leur prêter de l’argent, pour les décharger de certains impôts et surtout pour modifier le Code civil en facilitant la transmission de ces maisons par héritage.