Principes d’économie politique/IV--I-III

III

DE L’ASSOCIATION DE CONSOMMATION

Les hommes, qui généralement n’aiment pas à se priver, aimeraient bien trouver un moyen de réduire leurs dépenses sans s’astreindre à l’épargne, c’est-à-dire sans réduire la quantité ni la qualité des choses consommées or, ce moyen existe, c’est l’association :

1° D’abord le ménage en commun. — Si plusieurs personnes s’associent pour n’avoir qu’une maison, qu’un feu, qu’une table, elles trouveront certainement par là le moyen de se procurer la même somme de satisfactions avec beaucoup moins de dépenses. L’entretien des religieux au couvent, des soldats à la caserne, des collégiens à la pension, en fournit chaque jour la preuve.

A quoi cela tient-il ? Aux mêmes causes qui font que la production en grand est plus économique que la production isolée, causes que nous connaissons déjà (Voy. ci-dessus, p. 165) et qu’il est facile de transposer, en les modifiant un peu, du domaine de la production dans celui de la consommation.

De ce fait les communistes ne manquent pas de conclure que le genre de vie usité jusqu’à ce jour dans les sociétés humaines, la vie en famille par groupes isolés, entraîne une dépense excessive, un véritable gaspillage de richesses au point de vue du logement, du service, de la cuisine, etc., et que ce serait un grand progrès et un grand bienfait pour l’humanité que de le remplacer par la vie en commun. Nul n’a développé cette idée avec plus de verve et d’abondance que Fourier en décrivant son phalanstère[1].

Malheureusement si la vie en commun a l’avantage incontestable de réaliser de grandes économies, en revanche elle a ce fâcheux effet de supprimer la vie de famille en détruisant le foyer domestique, ce home qui a toujours constitué un des premiers besoins de l’homme. La nature humaine a toujours répugné à la vie de gamelle ou même de table d’hôte[2]. C’est donc perdre de vue le but même de la richesse qui n’est autre, en définitive, que de nous procurer des jouissances que de sacrifier au désir de réaliser quelques économies, toutes les conditions du bonheur intime et un des éléments les plus moralisateurs de l’existence humaine. Ce serait bien le cas de répéter avec le poète :

Et propter vitam vivendi perdere causas.

2° Puis l’achat en commun. Sans s’astreindre à la vie en commun, c’est-à-dire, à l’obligation de coucher sous le même toit et de s’asseoir à la même table, on peut réaliser, au moins en partie, ses mêmes avantages par l’institution d’associations de consommation. Un nombre plus ou moins grand de personnes s’associent pour acheter en commun, et par conséquent en gros, tout ou partie des objets nécessaires à leur consommation, ce qui leur permet de les obtenir à meilleur marché[3].

C’est le socialiste Owen qui a été l’initiateur de cette forme d’association, mais c’est à l’histoire mille fois redite des équitables pionniers de Rochdale, en 1844, que se rattache le développement de la coopération de consommation. Ces sociétés sont aujourd’hui (1896), en Angleterre, au nombre de 1.723, comptant un personnel de 1.500.000 associés (ce qui, avec les membres de la famille, représente bien 8 millions de personnes, soit environ le 1/5 de la population du Royaume-Uni) et le chiffre de leurs affaires s’élève à 1.400 millions de francs. Elles tiennent des congrès annuels, publient un grand journal, et constituent une véritable puissance dans l’État. La plupart sont fédérées et ont comme organes communs non seulement un gouvernement central (Central cooperative Board), mais un centre d’achat en commun ( Wholesale, magasin en gros) qui fait des opérations énormes. Le Wholesale de Manchester fait pour 278 millions de francs d’achats ; il entretient une petite flotte de 6 navires pour aller chercher des denrées aux quatre coins du monde, et il produit directement dans ses propres fabriques pour plus de 30 millions de francs d’articles divers. Dans les autres pays, on marche, mais avec moins de succès, dans la même voie[4].

La plupart de ces sociétés sont constituées sur ce qu’on appelle « le type de Rochdale » qui est caractérisé par les quatre traits suivants : 1° vente au comptant et jamais à crédit ; 2° vente au prix du détail et non au prix de revient, de façon à réaliser un bénéfice ; 3° distribution de ce bénéfice aux sociétaires au prorata de leurs achats et non au prorata de leurs actions qui ne donnent droit qu’à un modique intérêt ; 4° affectation d’une certaine part de ce bénéfice à l’instruction et à la récréation des sociétaires (une somme totale de 1.500.000 fr. environ pour l’ensemble des sociétés coopératives anglaises).

Les avantages immédiats de ces institutions sont :

1° Une économie dans la dépense, si les sociétés vendent à prix de revient ou un moyen d’épargner sans se priver, si conformément au système de Rochdale, elles préfèrent restituer à l’acheteur à fin d’année le bénéfice réalisé sur lui (Voy. ci-après, p. 592) ;

2° La cessation de la falsification des denrées, et par là une nourriture plus saine et plus abondante ;

3° L’abolition de la réclame, du mensonge et de la fraude commerciale sous toutes leurs formes, et par là l’élévation du niveau moral.

Mais les résultats plus lointains de ce mouvement, s’il devait progresser dans l’avenir autant qu’il t’a fait depuis un demi-siècle, ce serait toute une transformation dans l’organisation économique qui serait caractérisée particulièrement par les traits suivants :

1° Élimination progressive des marchands et généralement des intermédiaires ;

2° Réduction progressive de la sphère des entreprises individuelles et des sociétés par actions, des profits et dividendes au fur et à mesure que les sociétés de consommation produiraient elles-mêmes tout ce qui leur serait nécessaire ;

3° Raréfaction des grandes fortunes — les sources de ces fortunes étant peu à peu taries — et multiplication des petites par l’épargne coopérative ;

4° Équilibre de la production et de la consommation et suppression des crises et chômages par le fait que les consommateurs associés ne produiraient plus que dans la proportion de leurs besoins.


    dans toutes les carrières qui flattent la vanité humaine, la politique, par exemple.

  1. Voy. l’édition des Œuvres choisies de Fourier que nous avons publiée avec une introduction, et les Destinées sociales de son disciple Considérant.
  2. Un père de famille dira en lisant cet aperçu « Mon plaisir est de dîner avec ma femme et mes enfants et, quoiqu’il arrive, je conserverai cette habitude qui me plaît ». C’est fort mal jugé. Elle lui plaît aujourd’hui faute de mieux, mais quand il aura vu deux jours les coutumes d’Harmonie, il renverra au bercail sa femme et ses enfants qui, de leur côté, ne demanderont pas mieux que de s’affranchir du morne dîner de famille ». Œuvres choisies, p. 143.
    Il ne faut pas oublier, quand on lit ce passage, que Fourier était un vieux garçon. Aussi bien la vie en commun est-elle très acceptable pour des célibataires et c’est pour cela que certains clubs de Londres ou des États-Unis sont installés dans des conditions qui ressemblent assez à celle du phalanstère.
  3. On peut citer comme exemple les grandes Sociétés de consommation des employés civils ou des militaires de Londres, qui rivalisent d’importance avec les magasins du Bon-Marché ou du Louvre, et beaucoup de sociétés semblables par tous pays. Toutefois les Sociétés de consommation qui se donnent pour unique but de réduire la dépense, c’est-à-dire de revendre les denrées à leurs membres au meilleur marché possible, sont considérées par les vrais coopérateurs comme une forme inférieure et même, à certains égards, critiquable, de cette institution. L’économie réalisée n’est considérée dans le système de Rochdale que comme un moyen pour atteindre des buts beaucoup plus élevés. Voy. dans le texte la page suivante et aussi ci-dessus, pp. 436-38.
  4. En France, en Allemagne, en Italie et dans presque tous les pays, les sociétés de consommation sont nombreuses aussi et leur nombre s’accroît rapidement, sans que pourtant elles soient arrivées au même degré d’organisation qu’en Angleterre. En France on en compte 1.100 dont 4 avec plus de 10.000 membres : l’effectif total de leurs membres est inconnu.
    En Belgique, les sociétés coopératives de consommation, notamment le célèbre Vooruit de Gand, ont un caractère collectiviste très marqué. La plupart de leurs bénéfices sont affectés à la propagande socialiste, et la part distribuée aux sociétaires l’est non en argent, mais sous la forme de bons échangeables en nature au magasin social.
    Pour la France, voy. dans la Revue d’Economie politique 1893 et 1894 nos études sur Le mouvement coopératif en France dans ces dix dernières années et sur La première statistique des sociétés coopératives en France, et aussi la série des Almanachs de la coopération française publiés depuis 1893.