Principes d’économie politique/IV--I-II

II

DU LUXE.

Dans son acception ordinaire, le mot luxe signifie la satisfaction donnée à un besoin superflu. Or, cette définition, en soi, n’emporte aucune appréciation défavorable, car, comme l’a dit spirituellement Voltaire, le superflu est chose très nécessaire. Nous devons souhaiter qu’il y ait un peu de superflu, et par conséquent un peu de luxe, pour tout le monde même pour les plus pauvres. La nature elle-même nous donne l’exemple d’un luxe fastueux et parfois extravagant dans la façon dont elle décore les pétales de ses fleurs, l’aile de ses papillons, ou la cuirasse de ses plus microscopiques insectes. D’autre part l’histoire nous apprend que tout besoin qui apparaît pour la première fois dans le monde est considéré comme superflu. Il doit l’être nécessairement : — premièrement parce que personne ne l’a encore ressenti ; — secondement parce qu’il exige vraisemblablement un travail considérable pour sa satisfaction à raison même de l’inexpérience de l’industrie et des tâtonnements inévitables des débuts. S’il est un objet qui paraisse aujourd’hui indispensable, c’est assurément le linge de corps : « être réduit à sa dernière chemise » est une expression proverbiale pour exprimer le dernier degré du dénuement. Cependant à certaines époques une chemise a été considérée comme un objet de grand luxe et constituait un présent royal. Mille autres objets ont eu la même histoire[1]. Si donc on s’était prévalu de la doctrine ascétique pour réprimer tout besoin de luxe, on aurait étouffé en germe tous les besoins qui constituent l’homme civilisé dès la première phase de leur développement, et nous, en serions aujourd’hui encore à la condition de nos ancêtres de l’âge de pierre.

Le luxe n’est donc blâmable qu’autant qu’il dégénère en prodigalité. Mais à quoi reconnaîtrons-nous la prodigalité ? Voilà le point intéressant.

L’opinion publique, pour en juger, considère uniquement la somme d’argent dépensée, mais l’économiste au contraire doit en faire complètement abstraction. Qu’un individu dépense des milliers de francs pour acheter des bibelots ou donne à son cuisinier le traitement d’un général, au point de vue privé il peut être coupable et sa famille fera peut-être bien de lui faire nommer un conseil judiciaire, mais la Société est désintéressée dans la question, car l’argent sorti de la poche du prodigue est simplement transféré dans celle de ses fournisseurs où de son maître d’hôtel[2].

Au point de vue social, le seul critérium ce n’est donc point la somme d’argent dépensée, mais la quantité de richesses ou de travail consommée pour la satisfaction d’un besoin donné. Or il faut avoir toujours présent à l’esprit ce double fait que la quantité de richesses existantes est insuffisante présentement même pour satisfaire aux besoins élémentaires de la grande majorité de nos semblables ; que les forces productives qui alimentent et renouvellent ce réservoir de richesses, terre, travail et capital, sont tous trois limités en quantité. Et dès lors apparaîtra comme un devoir très catégorique de ne pas détourner vers la satisfaction d’un besoin superflu une trop forte part des forces et des richesses disponibles pour les nécessités de l’existence. C’est une question de proportion. Le mauvais luxe ou la prodigalité consiste dans une disproportion entre la quantité de travail social consommé et le degré de satisfaction individuelle obtenue[3].

Donnons quelques exemples. Ainsi le goût de fleurs, absolument inconnu à nos ancêtres et qui ne s’est propagé en France que depuis une vingtaine d’années, est assurément un luxe dans le premier sens que l’on donne à ce mot, puisqu’il répond à un besoin superflu, et c’est un luxe charmant bienfaisant et accessible aux pauvres. Mais si l’on orne son salon d’orchidées rapportées de Madagascar ou de Bornéo au prix d’expéditions qui ont coûté des centaines de mille francs et même des vies d’hommes, ou des dahlias bleus que l’on aura fait pousser dans des serres en brûlant plus de charbon qu’il n’en faudrait pour chauffer dix familles tout un hiver, le luxe ici rentre dans la seconde définition que nous en avons donné. Qu’une dame porte une robe qui ne brille que par l’élégance de la coupe, nous n’y voyons aucun inconvénient, eût-elle été payée 1.500 francs chez un couturier en renom — car, encore une fois, nous n’avons pas à nous inquiéter de l’argent dépensé qui n’a fait que passer d’une main dans l’autre, mais seulement de la matière ou du travail dépensé : or il n’est pas probable qu’on ait employé ici plus d’étoffe ni beaucoup plus de main-d’œuvre que pour une robe ordinaire. Mais que cette même dame fasse coudre à sa robe de bal quelques mètres de dentelles qui représentent plusieurs années de travail d’une ouvrière, voilà l’abus[4]. Qu’un lord d’Angleterre dépense quelques millions pour une galerie de tableaux, c’est bien (quoiqu’il vaudrait mieux encore qu’il les donnât à un musée public). Mais que, comme les grossiers barons d’autrefois, il engloutisse à ses repas assez de viande et de vin pour nourrir vingt personnes ou que, pour se donner le plaisir de faire tirer à ses invités quelques coqs de bruyère, il convertisse en terrain de chasse des terres qui auraient pu produire des aliments pour plusieurs centaines d’êtres humains, voilà l’abus. Remarquez que dans tous ces cas le progrès est hors de cause[5].

Il ne faudrait pas s’imaginer que les déplorables effets du luxe sous forme de gaspillage de travail et de richesses, soient uniquement imputables aux riches. Il y a aussi un luxe des pauvres et qui n’est pas moins onéreux pour la Société. La valeur que chaque jour des consommateurs pauvres jettent dans leurs verres sous la forme d’absinthe aux reflets d’opale représente une valeur infiniment supérieure à celle de la perle que Cléopâtre jeta dans sa coupe, quoiqu’elle valût, je crois, 300.000 sesterces, et la reine du moins n’en fut pas empoisonnée[6] !

Que dire de l’art ? Doit-il être considéré comme un luxe ? C’est bien l’opinion générale, et les économistes éprouvent quelque embarras à le justifier. Cependant si nous nous en référons à la définition que nous avons donnée du luxe, nous verrons qu’elle n’implique aucune condamnation de l’art, même en se plaçant uniquement au point de vue économique, par cette raison que l’art véritable n’exige pas un travail disproportionné avec le résultat. Bien au contraire : un bloc de marbre et un ciseau ou un mètre carré de toile et quelques tubes de couleur, avec quelques heures de travail, suffiront pour procurer des jouissances exquises et toujours renouvelées à toutes les générations humaines. Si un amateur a consacré 800.000 francs à l’achat d’un tableau de Millet, il peut avoir fait une folie au point de vue personnel que ses héritiers, s’il en a, le fassent interdire, mais au point de vue social, c’est au tableau seulement qu’il faut regarder. A-t-il exigé de l’artiste une somme de travail ou de capital hors de proportion avec la jouissance éprouvée ? Non, certes. C’est la caractéristique de l’art de produire de grands effets avec des moyens très simples : or, cette définition est précisément le contraire de celle du luxe[7].

  1. Les fourchettes, par exemple, les montres, la bicyclette. Au reste, quant aux fourchettes, il n’est pas démontré que ce luxe-là soit préférable aux simples baguettes des Japonais et des Chinois qui répondent aussi bien et mieux au besoin de propreté et d’élégance et coûtent beaucoup moins.
  2. Nous disons que la Société est désintéressée de la question au point de vue économique, mais nous n’allons pas jusqu’à dire, comme M. Waldeck-Rousseau (dans une plaidoirie pour un fils de famille endetté), qu’elle est intéressée à ce qu’il y ait de riches prodigues parce que leur prodigalité sert de correctif à l’inégalité des richesses en expropriant en quelque sorte les indignes pour en faire bénéficier la masse. Non, car la ruine de quelques mauvais riches est un mince avantage et bien payé trop cher par le discrédit jeté sur la propriété et sur la fonction sociale des riches, par le pullulement des parasites éclos sur cette pourriture et par la démoralisation de l’exemple.
  3. Donc, du jour où les sociétés seraient assez riches pour assurer à tous leurs membres le superflu, il n’y aurait plus de luxe blâmable. Si la nature, comme nous le disions tout à l’heure, peut se permettre un luxe insolent dans ses œuvres, c’est que le temps, la force et la matière ne lui coûtent rien !
  4. M. Leroy-Beaulieu dit, il est vrai, que c’est peut-être à seule fin « de permettre à sa femme de porter ces dentelles que le mari a gagné des millions (Précis d’économie polit., p. 337). C’est possible, mais s’il n’a gagné ces millions que pour les consacrer à de tels usages, à quoi sert-il à la Société qu’il les ait gagnés ?
  5. Les deux thèses, pour et contre le luxe, ont été controversées depuis l’antiquité. Voy. la thèse contre, dans M. de Laveleye, Le Luxe, et la thèse pour, dans M. Leroy-Beaulieu, Traité d’Économie politique. Comme documents, on peut consulter les quatre volumes de M. Baudrillart sur l’Histoire du Luxe.
    On sait qu’à maintes reprises, dans l’antiquité comme au moyen âge, des lois somptuaires ont prohibé les dépenses de luxe. Voy. Roscher, Economie politique, traduc. Wolowski, tome II.
  6. L’alcoolisme est une forme effroyable du luxe et propre encore plus aux classes pauvres qu’aux classes riches probablement, il est vrai, parce que les premiers n’ont guère d’autre luxe. Les Français consomment aujourd’hui 160 millions de litres d’alcool pur par an, qui leur est préparé et versé par 500.000 distillateurs et débitants, sous la forme d’une dizaine de milliards de petits verres à deux sous, et qui représente une dépense annuelle d’un milliard de francs environ. Et encore cette énorme dépense est-elle relativement peu de chose à côté des pertes impossibles à évaluer qu’elle entraîne sous forme d’incapacité de travail, maladies, démence, crimes et suicides.
    L’alcoolisme est une des questions à l’ordre du jour et des plus graves et a fait l’objet d’un grand nombre d’études (Voy. entre autres La femme et l’alcool par M. Frank). On peut dire que l’alcoolisme n’existait pas en France il y a 25 ans et dans ce court laps de temps il a pris les proportions d’un véritable fléau. On peut indiquer comme remèdes :
    1° L’initiative individuelle et la propagande s’exerçant par les sociétés de tempérance (de la Croix Bleue et autres) qui ont fait diminuer d’une façon visible en Angleterre et aux États-Unis la consommation de l’alcool. En Suède et Norvège grâce à des sociétés privées qui, avec l’aide de l’État, se sont substituées aux débitants (système de Gothembourg), qui ont supprimé les débits aux environs des fabriques et ne vendent plus par petits verres mais seulement par litres, les résultats obtenus ont été admirables la consommation de l’alcool est descendue depuis cinquante ans de 8 litres par tête à 1,70 lit. tandis qu’en France elle s’élevait de 1,46 lit. à plus de 4 litres !
    2° L’intervention de l’État limitant le nombre des débits ; ou prenant lui-même, comme en Suisse, le monopole de la vente de l’alcool pour en réduire le débit ou, tout au moins, empêcher la consommation d’eau-de-vie frelatée ; ou même, comme dans certains États des États-Unis, interdisant formellement la vente des boissons alcooliques, ou du moins donnant aux communes le droit de l’interdire (local option).
  7. On pourrait dire cependant que l’art est un luxe en un sens différent, en ceci que tout grand art suppose toujours dans un pays une grande déperdition de forces productives, parce que pour un artiste de génie il faut toujours compter peut-être cent artistes « ratés » dont le temps et le travail par conséquent sont inutilement gaspillés. Mais il en est de même