Principes d’économie politique/IV--I-I

CHAPITRE I

LA DÉPENSE

I

SI LA DÉPENSE FAIT ALLER LE COMMERCE.

Rien de plus souvent répété que cet adage que « la dépense fait aller le commerce ». Aussi l’opinion publique se montre-t-elle très indulgente, disons même très sympathique, à toute dépense, alors même qu’elle aurait un caractère de prodigalité marquée : nul ne se plaint qu’on casse les verres pourvu qu’on les paie.

Pas de moraliste ou d’auteur dramatique qui n’ait impitoyablement raillé l’avare, mais beaucoup ont donné le beau rôle au prodigue. A la campagne et au village, l’homme qui épargne est peu aimé de ses voisins et serait volontiers traité en ennemi public : l’homme qui dépense jouit de toutes les faveurs de la popularité. Sans doute on peut dire que le prodigue ou l’ivrogne se conduit follement en ce qui le concerne, qu’il vide sa bourse ou ruine sa santé — mais si c’est tant pis pour lui, n’est-ce pas tant mieux pour les autres, marchands, travailleurs et producteurs de toute catégorie, qui le recueilleront et en profiteront nécessairement ?

Assurément l’argent dépensé, c’est-à-dire employé à des achats, fait grand bien à celui qui le reçoit : il lui permet de continuer et de développer son industrie. Mais on a fait remarquer depuis longtemps, Bastiat surtout, que cet argent aurait été dépensé de toute façon par l’excellente raison que l’argent n’a pas d’autre emploi possible (sauf la thésaurisation, mais outre que cet emploi n’absorbe qu’une quantité insignifiante, il n’est jamais que provisoire). La dépense est un simple transfert de monnaie qui ne fait que détourner d’un certain côté le travail et le capital qui étaient déjà engagés dans d’autres branches de production. Par conséquent la dépense est, au point de vue économique, un acte indifférent en soi. On ne peut l’apprécier que par ses résultats : elle est bonne si elle détourne le capital et le travail d’emplois relativement inutiles vers des emplois relativement utiles, mauvaise, dans le cas contraire.

C’est donc par la dépense que l’homme riche, même vivant en simple rentier, exerce sur les forces productives, terre, travail et capital, une action considérable. Il les commande. Comme le centurion de l’Évangile, il dit à l’un : « Va » et il va, et à l’autre « Viens », et il vient. Et ce pouvoir de commandement est précisément ce qui crée au riche une responsabilité et des devoirs spéciaux.

Mais là où le préjugé commence, c’est de croire :

1° Que la dépense est en soi et nécessairement plus utile que l’épargne parce qu’elle encourage la production.

Nous verrons à propos de l’épargne qu’elle aboutit nécessairement soit à une consommation différée (si elle se fait sous forme de thésaurisation), soit à une consommation reproductive (si elle se fait sous forme de placement). Dire que la dépense est plus utile à la production que l’épargne, c’est donc prétendre tout simplement que la consommation improductive est plus utile à la production que la consommation reproductive, en d’autres termes, qu’il est plus utile pour la production du blé de le manger que de le semer.

L’erreur vient de ce que la consommation est le but, la raison d’être et, comme on dit en métaphysique, la cause finale de toute production. Du jour où les hommes cesseraient de consommer, il est clair qu’ils cesseraient de produire. Mais de là à conclure que la consommation est la cause efficiente de la production, il y a toute la distance qui sépare un axiome d’une absurdité. Les seules causes de la production ce sont les facteurs déjà connus, travail, terre et capital, et il est bien clair que ce n’est pas la consommation qui peut avoir pour effet de créer ou d’augmenter aucun des trois.

Au contraire, sans cesse celle-ci travaille à défaire l’œuvre de ceux-ci et à vider le réservoir qu’ils travaillent à remplir. Si ce réservoir était alimenté par un courant continu, de telle façon que plus on en tirerait plus il en viendrait, l’erreur qui consiste à croire que plus on consommera de richesses et plus on en produira, pourrait s’excuser. Mais tel n’est pas le cas. Personne n’oserait prétendre que plus on cueillera de fruits et plus le verger en produira, que plus on péchera de poissons et plus la mer en nourrira, que plus on brûlera de bois et plus la forêt sera haute et touffue.

2° Que la dépense est toujours bonne, même quand elle a pour cause une destruction inutile de richesses, parce que l’argent dépensé n’est pas détruit et fait gagner quelqu’un. Que de gens qui se consolent d’un incendie, ou d’une grêle qui casse les vitres, par la raison que cela fera travailler les maçons et les vitriers !

Sans doute l’argent dépensé en ce cas n’est pas perdu, mais ce qui est véritablement perdu c’est la maison brûlée ou les vitres cassées. Ceci est un mal sans aucune compensation. Sans doute l’industrie spécialement chargée de combler ce trou pourra y trouver son compte et s’en réjouir, mais la Société s’affligera d’être obligée de recommencer un travail déjà fait et déjà perdu[1].

Du reste, pour savourer l’absurdité de ce raisonnement, il suffirait de le pousser jusqu’au bout. Il faudrait donc regretter que les choses ne s’usent pas dix fois plus vite, que les habits durent plus de huit jours, que les maisons ne soient pas démolies au moins tous les dix ans par des tremblements de terre, que la guerre ne vienne pas mettre en coupe réglée la richesse nationale, et que nous-mêmes nous ne mourrions pas plus vite, car le renouvellement des générations humaines entraîne aussi une très forte consommation de richesses.

  1. Voy. le célèbre pamphlet de Bastiat, La vitre cassée.