Principes d’économie politique/III-II-II-I

CHAPITRE II

L’INTÉRÊT

I

DE L’APPROPRIATION DES CAPITAUX.

L’existence d’un revenu spécial au capitaliste suppose évidemment l’appropriation des capitaux et pose par conséquent cette question préalable de savoir si la propriété individuelle du capital doit être acceptée comme légitime.

Les économistes ont répondu de la façon la plus affirmative. Pour la propriété de la terre, nous verrons qu’ils font au contraire de graves réserves et ne la fondent généralement que sur des raisons d’utilité publique. Mais le fait embarrassant pour la terre, à savoir qu’elle n’est pas un produit du travail, ne se présente pas ici. Nul doute que tout capital, quelque définition qu’on en donne et sous quelque forme qu’il se présente, ne soit un produit du travail et, comme tel, ne puisse faire très légitimement l’objet d’un droit de propriété individuelle.

Même les économistes font remarquer que le droit de propriété sur le capital est plus inattaquable encore que sur les produits, car il se fonde sur un double titre : non seulement sur le travail de production, mais sur l’épargne qui a été indispensable, elle aussi, pour convertir ce produit en capital. Par exemple, le droit de propriété du laboureur sur le blé récolté est déjà sacré : son droit sur ce même blé quand il a été soustrait à la consommation et mis en réserve pour les semailles futures, c’est-à-dire quand il a été transformé en capital, est deux fois sacré.

Ce second argument nous paraît douteux (Voy. ce que nous disons de l’épargne, p. 164) mais au reste il est surérogatoire : le premier suffit. Pourtant la légitimité de l’appropriation capitaliste a été, en sens inverse, vivement attaquée par les socialistes, et le livre célèbre de Karl Marx[1] sur Le Capital a précisément pour but de démontrer que cette appropriation est à la fois le résultat d’une spoliation historique et le moyen de poursuivre et d’aggraver indéfiniment cette spoliation.

Pour les collectivistes, le capital au sens où l’entendent les économistes — c’est-à-dire un produit d’une nature spéciale qui serait doué de facultés reproductives — n’existe pas (Voy. ci-dessus, p. 149). Le vrai, le seul capital c’est cette part de la richesse produite par le travail des ouvriers, qui est appropriée par un individu sous le nom de profit, capitalisée par lui et employée à faire travailler d’autres ouvriers pour en retirer de nouveaux profits. Aucune grande fortune ne s’est créée autrement. Le capital, c’est bien le produit du travail, si l’on veut, mais le produit du travail d’autrui ! et par conséquent l’argument tiré du travail se retourne contre le capitaliste qui l’invoque : au lieu de servir à fonder son droit, il sert à démontrer son usurpation.

Cette argumentation consiste donc à démontrer que le profit est un vol fait au travail et que le capital n’étant que du profit accumulé, se trouve ainsi vicié dans sa source.

Mais ce raisonnement de Karl Marx met la charrue avant les bœufs. Le capital ne sort pas du profit ; c’est au contraire le profit qui sort du capital. Par conséquent, fût-il même démontré que l’emploi d’ouvriers salariés est une forme de l’esclavage et le profit qui en résulte un vol, cette démonstration laisserait intacte la légitimité de la propriété du capital. Le capital pour nous, c’est la part de richesse mise en réserve pour aider le travail, mais d’abord et avant tout le travail personnel de son possesseur. Et la question à résoudre préalablement c’est si le capital ainsi défini peut faire l’objet d’un droit de propriété légitime : — or en ces termes, ce droit n’est pas niable, même pour Karl Marx. Cela donc admis, restera à voir si ce capital pourra légitimement être employé à faire travailler d’autres personnes que son possesseur, et si son propriétaire pourra légitimement en retirer un profit ou un intérêt c’est une toute autre question[2] que nous devons ajourner au moment où nous traiterons du profit.

  1. Avant lui il faut citer Rodbertus dont les écrits les plus importants remontent au milieu de ce siècle. Assez négligé pendant longtemps, on lui a fait depuis quelques années une célébrité comme précurseur des grandes doctrines collectivistes. Il n’a pas été traduit en français. Voy. comme ouvrage le plus récent sur cet auteur, Andler, Les origines du socialisme d’État en Allemagne, 1897.
  2. Ce n’est pas ici une question de mots. Et la preuve c’est qu’avec tous les coopératistes nous admettons la légitimité de la propriété privée du capital et pourtant nous considérons le salariat et le profit comme des formes non point légitimes, mais inférieures et destinées à être graduellement éliminées par l’évolution économique. — Et nous attendons une organisation économique dans laquelle il n’y aura plus ni salariés ni patrons mais dans laquelle il y aura tout de même des capitalistes.