Principes d’économie politique/III-I-I-III

III

DE L’ORIGINE DU DROIT DE PROPRIÉTÉ.


Le droit de propriété individuelle est le grand ressort de tout le mécanisme de la répartition dans les sociétés civilisées. C’est lui qui met tout en branle : aussi est-ce à lui que toutes les écoles socialistes s’attaquent.

Mais qu’est-ce au juste que le droit de propriété individuelle ? Les économistes (et même le pape Léon XIII dans son encyclique De conditione opificum) le définissent comme le droit de l’homme sur le produit de son travail personnel. Ce serait donc la réalisation de la formule « à chacun le produit de son travail ou du moins « à chacun les valeurs produites par son travail ». L’homme serait propriétaire seulement des choses qu’il aurait créées par son activité et qui ne seraient en quelque sorte que l’extension légitime de sa personnalité. Mais celui qui voudrait se servir de ce critérium dans la pratique s’exposerait à d’étranges déceptions. Faisons l’inventaire de votre patrimoine : Cette maison est-elle le produit de votre travail ? — Non : elle me vient de ma famille. — Cette forêt, ces prairies, sont-elles le produit de votre travail ? Non : elles ne sont le produit du travail de personne. — Ces marchandises qui remplissent vos magasins ou ces récoltes qui remplissent vos greniers, sont-elles le produit de votre travail ? — Non, elles sont le produit du travail de mes ouvriers ou de mes fermiers. — Mais alors… ?

Les jurisconsultes sont plus prudents et plus exacts. Ils définissent simplement le droit de propriété individuelle par ses attributs sans se préoccuper de le justifier : pour eux c’est le droit qu’une personne peut exercer sur une chose à l’exclusion de toute autre personne. Il est à remarquer que ni le Code civil français, issu pourtant de la Révolution, ni bien moins encore les textes du droit romain, dans les définitions qu’ils donnent du droit de propriété, n’y ont fait entrer le travail. C’est un fait caractéristique qu’ils ne font même pas figurer le travail au nombre des nombreux modes d’acquisition de la propriété qu’ils énumèrent[1]. Et ils ont parfaitement raison au point de vue juridique. Le travail dans l’antiquité ne pouvait servir à acquérir la propriété puisqu’il était presque uniquement servile, et même aujourd’hui le travail à lui seul ne peut rien faire acquérir qu’un salaire, — et c’est seulement par le moyen de ce salaire que le travailleur pourra arriver à la propriété, postérieurement par voie d’achat.

C’est l’occupation qui figure d’ordinaire dans les diverses législations comme le fait originaire d’où découle le droit de propriété. Et c’est bien là la vérité, car, comme on l’a dit très bien « Historiquement et logiquement l’appropriation précède toute production… Les races primitives regardent la possession comme le meilleur titre de propriété. La priorité d’occupation est le seul titre qui puisse être préféré plus fort »[2]. Toutefois comme l’occupation ne figure qu’à l’origine de la propriété et qu’il n’est pas en général possible, dans la vérification des titres de propriété, de remonter aux origines, en pratique c’est la prescription qui la remplace : mais la prescription n’est elle-même qu’un fait de possession, tout comme l’occupation, et dépourvu comme celui-ci de toute valeur morale.

Acceptons donc aussi la propriété individuelle comme un fait historique et étudions-la maintenant dans les choses sur lesquelles elle porte et dans ses attributs. Au reste, l’ordre social ne s’est pas constitué par le développement logique d’un principe a priori : il est la résultante d’un ensemble de faits très complexes, les uns plus ou moins conformes, les autres plus ou moins contraires à l’idée que nous nous faisons de la justice — occupation ou conquête, mœurs ou lois, travail ou épargne.


  1. À moins qu’on ne considère comme tel la spécification, le fait de produire un objet avec une matière première qui ne vous appartient pas. Les jurisconsultes ont décidé, non sans de longues hésitations, que l’objet appartiendrait à celui qui l’avait fait, mais ils fondent cette solution sur l’idée de l’occupation plutôt que sur celle du travail personnel.
  2. Graham-Sumner, Des devoirs respectifs des classes de la société. Mais dans les sociétés antiques l’occupation est elle-même fondée sur la conquête. Le type de la propriété quiritaire à Rome, c’est celle qui a été acquise sub hasta, par la lance. Et une vieille chanson grecque dit : « Ma richesse est ma lance, mon glaive et mon beau bouclier, rempart de mon corps. C’est avec cela que je laboure, que je moissonne, que je vendange le vin de ma vigne » (Cité par Guiraud, La propriété en Grèce, p. 127).