Principes d’économie politique/II-2-VII-III

III

SI LE CRÉDIT PEUT CRÉER DES CAPITAUX.


Le crédit a pris une telle importance dans nos sociétés modernes que l’on est tenté de lui attribuer des vertus miraculeuses. En parlant à chaque instant des grandes fortunes fondées sur le crédit, en constatant que les plus vastes entreprises de l’industrie moderne ont pour base le crédit, on se persuade invinciblement que le crédit est un agent de la production qui peut, tout aussi bien que la terre ou le travail, créer la richesse.

Il y a là une pure fantasmagorie. Le crédit n’est pas un agent de la production : il est, ce qui est fort différent, un mode spécial de production, tout comme l’échange, tout comme la division du travail. Il consiste, comme nous l’avons vu, à transférer une richesse, un capital d’une main dans une autre, mais transférer n’est pas créer. Le crédit ne crée pas plus les capitaux que l’échange ne crée les marchandises.

Ce qui favorise l’illusion, c’est l’existence des titres de crédit. Nous avons vu que tout capital prêté était représenté entre les mains du prêteur par un titre négociable et de même valeur. Dès lors il semble bien que le prêt ait cette vertu miraculeuse de faire deux capitaux d’un seul. L’ancien capital de 10.000 francs qui a été transféré entre vos mains et le nouveau capital qui se trouve représenté entre les miennes par un titre de 10.000 francs, cela ne fait-il pas deux ? — Au point de vue subjectif, ce papier est en effet un capital : il l’est pour moi, mais il ne l’est pas pour le pays. Il est clair, en effet, qu’il ne pourra être négocié qu’autant qu’une autre personne voudra bien me céder en échange le capital qu’elle possède sous forme de monnaie ou de marchandises. Ce titre n’est donc point un capital par lui-même, mais il me donne simplement la possibilité de me procurer un autre capital en remplacement de celui dont je me suis dessaisi. Il est évident d’ailleurs que quel que soit l’emploi que je veuille faire de cette valeur que j’ai en portefeuille, que je veuille la consacrer à mes dépenses ou à la production, je ne pourrai le faire qu’en convertissant cette valeur en objets de consommation ou en instruments de production déjà existants sur le marché. C’est avec ces richesses en nature que je produirai ou que je vivrai, non avec ces chiffons de papier[1].

Mais si le crédit ne peut être qualifié de productif, en ce sens qu’il ne crée pas les capitaux, il rend cependant d’éminents services à la production[2] en permettant d’utiliser le mieux possible les capitaux existants.

En effet, si les capitaux ne pouvaient pas passer d’une personne à une autre et si chacun en était réduit à faire valoir par lui-même ceux qu’il possède, une masse énorme de capitaux resterait sans emploi. Il y a, dans toute société civilisée, nombre de gens qui ne peuvent tirer parti de leurs capitaux, à savoir :

Ceux qui en ont trop : car dès qu’une fortune dépasse un certain chiffre, il n’est pas facile à son possesseur de la faire valoir par ses seules forces — sans compter que d’ordinaire, en pareil cas, il n’est guère disposé à prendre la peine nécessaire pour cela ;

Ceux qui n’en ont pas assez : car les ouvriers, paysans, domestiques, qui ont fait quelques petites économies, ne sauraient donner eux-mêmes un emploi productif à ces capitaux minuscules et pourtant ces petits sous, une fois réunis, peuvent former des milliards ;

Ceux qui, à raison de leur âge, de leur sexe, ou de leur profession, ne peuvent faire-valoir par eux-mêmes leurs capitaux dans des entreprises industrielles : les enfants, les femmes, les personnes qui se sont consacrées à une profession libérale, avocats, médecins, militaires, prêtres, fonctionnaires et employés de tout ordre.

Et d’autre part, il ne manque pas de gens de par le monde, faiseurs d’entreprise, inventeurs, agriculteurs, ouvriers même, qui sauraient tirer bon parti des capitaux, s’ils en avaient : malheureusement, ils n’en ont pas.

Dès lors si, grâce au crédit, les capitaux peuvent passer des mains de ceux qui ne peuvent ou ne veulent rien en faire aux mains de ceux qui sont en mesure de les employer productivement, ce sera un grand pont pour chacun d’eux et pour le pays tout entier. Or, c’est par milliards que se chiffrent, dans un pays comme la France, les capitaux ainsi soustraits soit à une thésaurisation stérile, soit à une consommation improductive, et fécondés par le crédit. On a dit avec raison que le crédit avait cette vertu de faire passer à l’état actif les capitaux qui était à l’état latent[3].

Voyons maintenant dans les chapitres suivants l’organisation du crédit.


  1. M. Macleod s’est fait une notoriété spéciale comme avocat de cette thèse que les titres de crédit constituent des richesses réelles, de véritables capitaux. Il est logique d’ailleurs dans ses conclusions, car il définit la richesse « tout ce qui a une valeur échangeable » ; or, comme les titres de crédit ont incontestablement une valeur échangeable, ils doivent figurer parmi les richesses. Mais c’est la définition qui est inadmissible : si tout titre de crédit, c’est-à-dire si toute créance, constituait véritablement une richesse, il suffirait que chaque Français prêtât sa fortune à son voisin pour doubler du coup la fortune de la France et pour l’élever de 200 milliards à 400 milliards.
    M. Macleod insiste en disant que ces titres représentent du moins des richesses futures. Parfaitement ! c’est ce que nous avons dit aussi, mais c’est précisément parce qu’elles sont futures qu’on ne doit pas les compter. On les comptera le jour où elles auront pris naissance. Jusque-là, entre les richesses présentes et les richesses futures, il y aura toujours cette différence notable que les premières existent, tandis que les secondes n’existent pas. On produit et on vit avec des richesses existantes : on ne saurait vivre ni produire avec des richesses en espérance. Autant vaudrait, en faisant le recensement de la population de la France, compter, à titre de membres futurs de la société, tous ceux qui naîtront d’ici à vingt ans !
  2. À « la production », disons-nous, car le crédit « à la consommation » ne produit d’ordinaire que des effets funestes. On peut toutefois lui reconnaître quelques petits services : 1° de nous aider à passer les moments difficiles en attendant un retour de fortune ; 2° de simplifier les comptes pour éviter des paiements multipliés (par exemple l’achat du pain quotidien chez le boulanger, etc.).
  3. En somme, le crédit joue vis-à-vis des capitaux le même rôle que l’échange vis-à-vis des richesses. Nous avons déjà vu que l’échange, en les transférant d’un possesseur à l’autre, ne les crée pas, mais sert à les mieux utiliser et à mieux utiliser aussi le travail de production (Voy. ci-dessus, p. 211).
    Le crédit permet aussi d’économiser une certaine quantité de monnaie