Principes d’économie politique/II-2-III-VI

VI

LA DÉCOMPOSITION DU TROC EN VENTE ET EN ACHAT

Quand l’échange se fait directement, marchandise contre marchandise, il porte le nom de troc, mais c’est la plus incommode et souvent même la plus impraticable des opérations. Il faut, en effet, pour que le troc aboutisse, que le possesseur d’un objet quelconque se mette en quête d’une personne disposée à acquérir la marchandise qu’il possède et (coïncidence bien plus difficile encore à réaliser !) qui se trouve disposée à lui céder précisément l’objet dont il a besoin. Ce n’est pas tout : il faut encore, en admettant que cette rencontre heureuse puisse s’effectuer, que les deux objets à échanger soient de valeur égale, c’est-à-dire répondent à des désirs égaux et inverses, troisième improbabilité[1] !

L’invention d’une marchandise tierce remédie à ces inconvénients. Elle suppose évidemment une certaine convention expresse ou tacite établie entre les hommes vivant en société, à savoir que chacun consentira à recevoir en échange de ses produits cette marchandise tierce. Ceci une fois convenu, l’opération marche à souhait. Soit le métal argent choisi à cette fin. En échange de la marchandise que j’ai produite et dont je veux me défaire, j’accepte volontiers une certaine quantité d’argent, alors même que je n’en ai que faire : et pourquoi cela ? parce que je sais que lorsque je voudrai acquérir l’objet dont j’ai besoin, je n’aurai qu’à offrir à son possesseur cette même quantité d’argent et qu’il l’acceptera par la même raison qui me l’a fait accepter à moi-même.

Il est clair, d’après ce que nous venons de dire, que toute opération de troc va se trouver décomposée en deux opérations distinctes. Au lieu d’échanger ma marchandise A contre votre marchandise B, j’échange ma marchandise A contre de l’argent, pour échanger ensuite cet argent contre la marchandise B. La première opération porte le nom de vente et la deuxième d’achat (du moins quand la marchandise tierce se présente sous la forme de monnaie proprement dite). Il semble donc qu’il y ait là une complication plutôt qu’une simplification. Mais le chemin le plus court n’est pas toujours la ligne droite, et ce détour ingénieux supprime au contraire une quantité incalculable de peine et de travail. Ce qui rendait en effet le troc impraticable, c’est que, comme nous l’avons dit, un producteur quelconque, Primus, devait rencontrer comme co-échangiste une autre personne, Secundus, qui fût disposée tout à la fois : 1o à acquérir la chose dont Primus voulait se défaire ; 2o à lui céder précisément la chose que Primus voulait acquérir. Dorénavant le producteur Primus aura bien à se préoccuper de trouver preneur pour sa marchandise, mais il n’aura plus besoin de demander à ce preneur la marchandise dont il a besoin lui-même. C’est à une autre personne, dans un autre moment, dans un autre lieu, qu’il s’adressera pour cela. C’est l’indivisibilité de ces deux opérations qui les rendait très difficiles : une fois rompu le nœud qui les unissait, chacune d’elles séparément devient assez simple. Il ne sera pas très difficile de trouver quelqu’un qui ait besoin de votre marchandise, c’est-à-dire un acheteur. Il ne sera pas très difficile non plus de trouver quelqu’un d’autre qui soit disposé à vous céder la marchandise dont vous avez besoin, c’est-à-dire un vendeur.

Mais il ne faut pas oublier que, quoique désormais séparées, ces deux opérations continuent pourtant à former un tout et que l’une ne saurait se concevoir sans l’autre. Nous sommes trop disposés, dans la vie de tous les jours, à nous imaginer qu’une vente ou un achat sont des opérations indépendantes et qui se suffisent à elles-mêmes. C’est une illusion. Tout achat suppose une vente préalable, car avant de pouvoir échanger son argent contre des marchandises, il faut au préalable avoir échangé ses marchandises contre de l’argent. À l’inverse toute vente présuppose un achat pour l’avenir, car si on échange ses marchandises contre de l’argent, ce n’est que pour échanger plus tard cet argent contre d’autres marchandises sinon, qu’en ferait-on ? Toutefois comme l’argent peut se conserver indéfiniment sans être employé, il est possible qu’il s’écoule un entr’acte très long, plusieurs années, peut-être même plusieurs générations entre les deux actes de la pièce, entre la vente et l’achat complémentaire. Mais la pensée doit rapprocher ces deux actes et en réalité, malgré l’intervention de la marchandise tierce et la complication qu’elle introduit, tout homme, dans nos sociétés civilisées aussi bien que dans les sociétés primitives, vit encore en échangeant ses produits ou ses services, présents ou passés, contre d’autres produits ou d’autres services, présents ou passés.

  1. Le lieutenant Cameron dans son voyage en Afrique (1874), nous raconte comment il dut s’y prendre pour se procurer une barque a l’homme de Saïd voulait être payé en ivoire et je n’en avais pas. On vint me dire que Mohammed Ibn Sélib avait de l’ivoire et qu’il désirait de l’étoffe malheureusement comme je n’avais pas plus de l’un que de l’autre, cela ne m’avançât pas beaucoup. Mais Ibn Guérib qui avait de i étoffe manquait de fil métallique dont j’étais largement pourvu. Je donnai donc à Ibn Guérib le montant de la somme en fil de cuivre il me paya en étoffe que je passai à Ibn Sélib : celui-ci en donna l’équivalent en ivoire à l’agent de Saïd… et j’eus la barque ! ».