Principes d’économie politique/II-2-III-II

II

LES AVANTAGES DE L’ÉCHANGE.

C’est une vieille question d’école que celle de savoir s’il faut considérer l’échange comme productif de richesses. Les physiocrates le niaient. Ils prétendaient même démontrer que l’échange ne pouvait rien faire gagner à personne. En effet, disaient-ils, tout échange, s’il est équitable, suppose l’équivalence des deux valeurs échangées et implique par conséquent qu’il n’y a ni gain ni perte d’aucun côté. Il est vrai qu’il peut y avoir une dupe, mais en ce cas le profit de l’an a pour compensation exacte le dommage de l’autre, en sorte que dans tous les cas le résultat final est zéro[1]. C’est là un pur sophisme que Condillac a réfuté depuis longtemps. Il suffit de remarquer d’abord que si aucun échange ne faisait rien gagner à personne ou si tout échange supposait nécessairement une dupe, il serait difficile de comprendre pourquoi les hommes persistent à pratiquer l’échange depuis tant de siècles. En réalité, ce que je cède par l’échange est toujours moins utile pour moi, moins désirable, vaut moins, que ce que j’acquiers, car sans cela il est bien évident que je ne le céderais pas et mon coéchangiste fait de son côté le même raisonnement. Chacun de nous pense par l’échange recevoir plus qu’il ne donne et si bizarre que cela paraisse, chacun a raison. Il n’y a dans ces jugements opposés et dans ces préférences inverses aucune contradiction, puisque nous savons que l’utilité de toute chose est purement subjective et varie suivant les besoins et les désirs de chacun (Voy. ci-dessus, p. 55)[2].

Sans nous attarder à ces discussions subtiles, voici quels sont les avantages de l’échange au point de vue pratique :

1o L’échange permet d’utiliser pour le mieux une grande quantité de richesses qui sans lui seraient restées inutiles.

Sans l’échange que ferait l’Angleterre de sa houille, la Californie de son or, le Pérou de son guano, le Brésil de son écorce de quinquina ? En analysant la notion de la richesse, nous avons constaté qu’une condition indispensable pour qu’un objet quelconque figure parmi les richesses, c’est que l’on puisse l’utiliser (p. 51). Or pour qu’une richesse puisse être utilisée, il faut que l’échange la mette entre les mains de celui qui doit s’en servir, la quinine entre les mains du fiévreux, le guano entre celles du cultivateur, la houille entre celles de l’usinier. Imaginez que demain, en vertu d’un décret, l’échange soit partout supprimé et que chaque homme et chaque pays soit obligé de garder chez soi et pour soi la totalité des richesses qu’il possède, et pensez quelle énorme quantité de richesses se trouveraient du même coup frappées d’inutilité et bonnes seulement à laisser pourrir sur place ! Non seulement il faut dire que sans l’échange la plupart des richesses resteraient inutiles, mais encore il faut dire que sans lui elles n’auraient jamais été produites.

En d’autres termes, il faut voir dans l’échange le dernier acte de cette série d’actes de production qui commence par l’invention, acte immatériel aussi, et qui se poursuit à travers toute la série des opérations agricoles, manufacturières et de transport, acheminant les produits, étape par étape, vers leur destination définitive qui est d’arriver entre les mains de celui qui doit en user. Changement de forme, changement de lieu, changement de mains, tous les trois sont également indispensables pour arriver au résultat final. Et assurément le dernier n’est pas le moins important.

2o L’échange permet d’utiliser pour le mieux une foule de capacités productives qui sans lui seraient restées inactives.

Remarquez en effet que si l’échange n’existait pas, chaque homme devrait se préoccuper de produire tout ce qui est nécessaire à ses besoins, et en supposant que ses besoins fussent au nombre de dix par exemple, il devrait faire dix métiers différents qu’il les fit bien ou mal, il n’importe, il serait obligé de régler sa production non point sur ses aptitudes, mais sur ses besoins. Du jour où l’échange est mis en pratique ; la situation est complètement intervertie chaque homme, sûr désormais de pouvoir se procurer par l’échange tout ce qui lui sera nécessaire, se préoccupe seulement de faire ce qu’il pourra faire le mieux il règle désormais sa production non sur ses besoins, mais sur ses aptitudes ou ses moyens. Avant l’échange, chacun en ce monde devait se préoccuper de produire ce qui lui était le plus nécessaire depuis l’échange, chacun en ce monde se préoccupe seulement de produire ce qui lui est le plus aisé. Voilà une grande et merveilleuse simplification.

On peut dire que les avantages que nous venons de signaler ressemblent beaucoup à ceux que procure la division du travail, et en effet, ce sont bien les mêmes, mais combien singulièrement agrandis et multipliés ! Si l’échange n’existait pas, l’association et la division du travail exigeraient nécessairement un concert préalable entre les coopérateurs il faudrait que tous s’entendissent pour concourir à l’œuvre commune. Mais l’échange dispense de cet accord préalable et par là permet à la division du travail de franchir le cercle étroit de l’atelier ou de la communauté de famille, pour rayonner sur toute la surface d’un vaste pays et jusqu’aux extrémités de la terre. Chacun désormais, de près ou de loin, produira suivant ses aptitudes naturelles ou acquises, suivant les propriétés naturelles de la région qu’il habite il pourra se consacrer tout entier à un seul travail et jeter toujours le même produit sur le marché, assuré qu’il est, grâce aux mécanismes ingénieux que nous étudierons plus loin, de retirer en échange n’importe quel autre produit dont il aura besoin. On a souvent fait remarquer que ce que chacun de nous consomme dans un jour était le résultat combiné de l’action de centaines et peut-être de milliers de travailleurs, tous réunis par le lien d’une association très réelle quoique inconsciente[3].

  1. Voy. Quesnay, Dialogues sur le Commerce, et Le Trôsne, De l’intérêt social.
  2. Cette assertion est évidemment incompatible avec la théorie marxiste de la valeur qui implique au contraire l’équivalence des deux valeurs échangées et même leur identité : les deux objets échanges auraient la même valeur parce qu’ils contiennent la même quantité de travail social. Notre proposition implique l’adhésion à l’autre théorie de la valeur, celle qui la fonde sur l’utilité subjective et qui y voit un phénomène antérieur à l’échange et servant de cause et d’explication à l’échange.
  3. On raconte que le richissime industriel américain, M. Carnegie, en offrant un splendide festin aux membres du congrés pan-américain de 1890, leur dit fièrement « Le monde presque entier a contribué au menu qui va vous être servi ! » Très bien, mais ce qui est mieux c’est qu’un pauvre homme pourrait en dire exactement autant de son dîner ! Comme le dit très bien M. de Laveleye : « Le plus pauvre ouvrier consomme les produits des deux mondes. La laine de ses habits vient d’Australie ; le riz de sa