Principes d’économie politique/II-2-III-I

CHAPITRE III

L’ÉCHANGE

I

HISTORIQUE DE L’ÉCHANGE.

La place qu’occupe l’échange dans la vie moderne est incalculable.

Pour s’en faire quelque idée, il suffit de remarquer que la presque totalité des richesses n’ont été produites que pour être échangées. Prenez les récoltes dans les greniers ou dans les celliers des propriétaires, les vêtements dans les ateliers de confection, les chaussures chez le cordonnier, les bijoux chez l’orfèvre, le pain chez le boulanger… et demandez-vous quelle est la part de ces richesses que le producteur destine à sa propre consommation. Elle est nulle ou insignifiante. Ce ne sont que des marchandises, c’est-à-dire, comme le nom l’indique assez, des objets destinés à être vendus. Notre industrie, notre habileté, nos talents, sont aussi le plus souvent destinés à satisfaire les besoins des autres et non les nôtres. Arrive-t-il jamais que l’avocat, le médecin, le notaire, aient à travailler pour eux-mêmes, à plaider leurs propres procès, à soigner leurs propres maladies ou à dresser des actes pour leur propre compte ? Eux aussi donc ne considèrent ces services qu’au point de vue de l’échange. Et voilà pourquoi quand il s’agit d’estimer nos richesses, nous les apprécions non point d’après leur plus ou moins d’utilité pour nous, mais uniquement d’après leur valeur d’échange, c’est-à-dire leur utilité pour autrui (Voy. p. 73).

C’est la division du travail, telle que nous l’avons étudiée dans le chapitre précédent, qui a amené le règne de l’échange. Comment un homme pourrait-il se cantonner dans une seule occupation, par exemple consacrer sa vie à faire des clous ou des fromages, s’il ne pouvait compter que d’autres feront du pain pour eux et pour lui et qu’il pourra ainsi se procurer par l’échange tout ce qu’il ne produit pas lui-même ? Spécialisation des métiers et échange des produits, voilà les deux traits caractéristiques de l’organisation sociale.

Mais il ne faut pas croire qu’il en ait été ainsi de tout temps. L’échange n’est pas un mode d’organisation aussi naturel que l’association ou la division du travail, que certaines espèces animales elles-mêmes savent mettre en pratique. Bien loin d’être instinctif, il paraît même avoir été d’abord antipathique à la nature humaine. L’homme primitif considérait ce qu’il avait fait, les produits de son travail, comme inhérents à sa personne. De là les formalités étrangement solennelles dont l’aliénation est entourée à ses origines (par exemple la mancipation du droit romain). Chose curieuse ! le don paraît avoir été pratiqué avant l’échange et c’est peut-être même lui qui a donné naissance à l’échange sous l’apparence d’un don réciproque[1].

Dans la première phase d’organisation industrielle, celle de la famille, il est évident qu’il ne peut y avoir lieu à aucun échange, chaque groupe formant un organisme autonome qui se suffit à lui-même. C’est uniquement par le travail de ses membres et de ses esclaves, plus tard par les corvées de ses serfs, que le groupe pourvoit à ses besoins[2]. Tout au plus l’échange intervient-il sous forme extraordinaire et accidentelle pour certains produits exotiques que des marchands étrangers apportent du dehors (Voir ci-après le chap. Les marchands).

Dans la seconde phase, celle de l’industrie corporative, l’échange apparaît nécessairement avec la séparation des métiers. Toutefois, il est renfermé dans les murailles de la même ville : c’est sur le marché urbain que se rencontrent les producteurs et consommateurs qui sont concitoyens. Les marchands du dehors arrivent pourtant à pénétrer, mais non sans peine et sans luttes et seulement sous certaines conditions rigoureuses[3].

À la troisième phase, celle de l’industrie des manufactures, le marché s’élargit et devient national : alors commence véritablement l’échange et le commerce. Et on a fait remarquer que l’établissement du marché national coïncide à peu près avec la constitution des grands États modernes et avec le système des fortifications nationales de Vauban substitué aux fortifications urbaines, ce qui prouve que l’évolution économique, politique, militaire, etc., suit partout des voies parallèles.

Le marché s’élargit encore en devenant colonial et c’est alors que se créent, au XVIIe siècle, ces grandes compagnies de commerce qui jouèrent un rôle si considérable, par exemple, la Compagnie des Indes anglaises. Puis finalement dans la quatrième phase, celle de l’industrie mécanique et des chemins de fer, le marché devient vraiment international et désormais le commerce prend les grandes allures qui ont si profondément modifié les rapports économiques de notre vieille Europe et qui ont fait de cette question de commerce international une des plus importantes de notre temps[4].

  1. V. Herbert Spencer, Principes de sociologie, ive partie.
  2. Voy. Bücher, L’évolution économique dans l’histoire, Revue d’Économie politique, 1894.
  3. Les marchands étrangers n’étaient d’ordinaire admis à vendre dans les villes : 1° qu’a la condition de payer une certaine taxe ; 2° de ne pas vendre au détail, c’est-à-dire de vendre non au public, mais aux marchands de la localité ; 3° tout au moins de ne vendre qu’à certaines époques de l’année et sur certains lieux déterminés (Voy. Ashley, Economic History).
  4. Nous ne prétendons point que l’histoire économique du commerce rentre exactement dans ces cadres : nous donnons seulement une vue d’ensemble et mnémotechnique.