Principes d’économie politique/II-2-III

III

LE RÉGIME DE LIBRE CONCURRENCE.

Ce qui fait la supériorité véritable du régime actuel d’organisation industrielle, aux yeux des économistes de l’école classique, c’est qu’il est réglé uniquement par la liberté.

Dans nos sociétés modernes il n’y a plus d’autorité qui règle l’organisation du travail : en vertu du principe de la liberté du travail, chacun a le droit de choisir le genre de travail qui lui semble bon. C’est la concurrence qui est la seule distributrice des fonctions et établit entre les diverses professions ou métiers les proportions nécessaires.

Il n’en était pas de même autrefois. Les régimes anciens, esclavage, castes, corporations, avaient tous pour caractère commun de régler par voie d’autorité ou d’hérédité le nombre et l’importance des fonctions sociales et de soumettre ceux qui voudraient les exercer à certaines conditions. Non seulement donc ces organisations rendaient inutile l’action de la concurrence, mais encore elles l’excluaient formellement[1].

On sait que ce fut la Révolution française, par la loi célèbre du 17 mars 1791 (après une tentative infructueuse, en 1776, du ministre économiste Turgot), qui supprima les corporations et proclama le principe de la liberté du travail, réforme saluée par des acclamations unanimes et bientôt imitée dans presque toute l’Europe.

Il était de règle autrefois, dans la plupart des traités d’économie politique, d’énumérer les bienfaits de la concurrence en regard des méfaits du monopole. On s’accordait à reconnaître à la concurrence les avantages suivants :

1o  De donner un très grand essor à la production, de stimuler le progrès par la lutte et d’opérer dans le monde économique de la même façon que la sélection naturelle dans le monde organique ;

2o  D’entraîner une baisse graduelle des prix et par là de tendre au bon marché pour le plus grand profit de tous et des classes pauvres en particulier ;

3o  D’amener une égalisation progressive des conditions en ramenant les profits et les salaires à peu près au même niveau dans toutes les industries ;

Et les économistes de l’école optimiste, tels que Bastiat, se plaisaient à nous faire admirer « les harmonies » de cette organisation, non moins merveilleuse pour eux que celle que Pythagore entendait descendre des célestes sphères. Ils l’appelaient spontanée ou naturelle et en concluaient qu’elle est parfaite en son genre et définitive[2].

Cet enthousiasme s’est fort refroidi aujourd’hui. L’observation plus attentive des faits et la pratique de la liberté n’ont pas justifié cette foi optimiste. On a reconnu que la forme d’organisation actuelle n’est ni plus ni moins naturelle et spontanée que les formes d’organisation préexistantes, telles que celle des familles, des castes ou des corporations puisque celles là aussi étaient le résultat naturel de l’évolution historique. Et quant à ses effets bienfaisants, ils sont assez douteux, car on a reconnu au contraire :

1o  Que la libre concurrence ne réalisait que très imparfaitement l’état d’équilibre cherché entre la production et la consommation et qu’au contraire les perturbations de cet équilibre, qu’on appelle les crises, tendaient à devenir de plus en plus fréquentes (Voir au chapitre suivant).

2o  Qu’elle n’avait nullement pour effet de distribuer les fonctions et les travaux au mieux des besoins sociaux. Les travaux les plus utiles, tels que ceux de l’agriculture, tendent à être délaissés, alors que les plus improductifs, par exemple ceux des boutiquiers dans les villes ou des employés de bureau, sont disputés avec acharnement et ridiculement multipliés. Il serait étonnant qu’il en fût autrement d’une part les hommes se déterminent uniquement, dans le choix d’une carrière ou d’un métier, par la valeur plus ou moins élevée des produits ou des services qu’ils pourront, fournir ; et, d’autre part, la valeur de ces produits ou de ces services n’est nullement en proportion de leur utilité sociale, dans le sens vulgaire où l’on prend ce mot, mais simplement de leur utilité subjective pour certaines personnes, pour quelques enchérisseurs peut-être, ce qui n’implique aucune activité morale ni même sociale[3].

3o  Que si elle stimulait en général les producteurs par l’émulation qu’elle entretenait entre eux, à d’autres égards elle l’enrayait, par exemple au point de vue de la qualité des produits. Chaque concurrent, pour pouvoir soutenir la lutte, s’ingénie à substituer des matières premières de qualité inférieure et à vil prix à celles qui sont de qualité supérieure et partant plus chères, en sorte qu’en fait de progrès le plus remarquable peut-être est celui de la falsification des denrées qui est devenu un art véritable, mettant à contribution toutes les ressources de la science[4].

Le monopoleur au contraire, a en général un grand intérêt et se fait même un point d’honneur de maintenir la qualité supérieure de ces produits, la réputation de sa marque.

4o  Qu’elle n’assure pas toujours le bon marché et peut même dans bien des cas provoquer la cherté. Ce résultat paradoxal se produit toutes les fois qu’il y a encombrement des producteurs dans une branche quelconque de l’industrie. L’exemple est frappant, par exemple, pour la boulangerie. Le nombre des boulangers est ridiculement exagéré. Chacun d’eux vendant de moins en moins, par suite de la concurrence, est obligé de se rattraper en gagnant davantage sur chaque article. Un nouvel arrivant ne peut pas abaisser les prix, puisqu’il sont déjà juste suffisants pour permettre aux anciens producteurs de vivre, et il va les faire élever au contraire, puisqu’il faudra en faire vivre un de plus sur la même quantité vendue[5].

En sens inverse, le régime du monopole n’est pas le régime du bon plaisir les prix n’y sont pas plus arbitraires que sous le régime de la concurrence, car dans un cas comme dans l’autre ils sont soumis à la loi générale des valeurs, le prix d’un objet quelconque ayant pour limite les désirs des consommateurs pour cet objet et les sacrifices qu’ils sont disposés à faire pour se le procurer. Sans entrer dans la question difficile de la détermination du prix sous un régime de monopole[6], il suffit de remarquer que tout monopoleur a intérêt à abaisser ses prix pour augmenter ses ventes et à prendre pour devise celle du magasin du Bon Marché : « vendre bon marché pour vendre beaucoup ».

5o  Qu’elle n’amène pas nécessairement l’égalisation des profits et des fortunes, puisque en somme la concurrence est une véritable guerre qui assure la victoire aux forts par l’écrasement des faibles. On ne voit pas que les guerres politiques aient pour résultat d’assurer l’égalité des forces entre nations, ni que la concurrence vitale, le struggle for life entre les espèces végétales ou animales, ait pour effet de contenir leur développement dans des limites égales. C’est précisément le contraire qui est vrai. Et de même aussi les pays où la concurrence industrielle bat son plein, comme aux États-Unis par exemple, sont ceux où surgissent les fortunes les plus colossales.

6o  Enfin le résultat le plus inattendu et le plus curieux c’est que l’état de concurrence ne paraît pas un état stable, puisque l’expérience nous apprend qu’il tend à se détruire lui-même en engendrant le monopole ! Il tend, précisément par l’élimination des petits au profit des gros, à constituer des entreprises géantes qui cherchent à supprimer et suppriment par le fait toute concurrence. Et ces grands producteurs cherchent à s’unir à leur tour en gigantesques syndicats nationaux ou internationaux (appelés Trusts aux États-Unis, Cartels en Allemagne) qui régissent despotiquement, au moins pour un certain temps, toute une branche de la production. Ces grandes entreprises, qui deviennent en quelque sorte des États dans l’État, éveillent les défiances des gouvernements qui interviennent alors à coups de réglementation ou de tarifs et qui dans certains cas se substituent eux-mêmes à ces entreprises, remplaçant ainsi un monopole privé par un monopole public[7].

En somme, l’évolution qui se dessine de notre temps semblerait devoir passer par ces trois étapes successives : 1° concurrence des petits producteurs ; 2° monopole des grands producteurs ; 3° réglementation législative. Cette perspective, qui nous conduirait tout droit au collectivisme ou du moins au socialisme d’État, n’est heureusement pas fatale. Nous pouvons très bien concevoir et nous commençons déjà à voir réalisé un régime où la libre entente — entre les fabricants par des syndicats, entre les ouvriers par des Trades-Unions, surtout entre les producteurs et les consommateurs par des sociétés coopératives — fera disparaître la plupart des maux de la concurrence sans remettre la liberté du travail sous le joug d’une réglementation officielle[8].

  1. Le principe était que nul ne pouvait exercer un métier sans l’autorisation du roi. Voy. Esmein, Histoire du droit.
  2. Voy. la description, fort belle d’ailleurs, qu’en donne Bastiat dans ses Harmonies, au chap. de l’Organisation naturelle.
    Nous citerons, pour permettre d’apprécier à quel point les idées se sont modifiées, les termes dithyrambiques du premier Dictionnaire d’Économie politique, publié en 1852 sous la direction de MM. Coquelin et Guillaumin, au mot Concurrence : « Le principe de la concurrence est trop inhérent aux conditions premières de la vie sociale ; il est en même temps trop grand, trop élevé, trop saint, et dans son application générale, trop au-dessus des atteintes des pygmées qui le menacent pour qu’il soit nécessaire de le défendre. On ne défend pas le soleil quoiqu’il brûle quelquefois la terre il ne faut pas non plus défendre la concurrence qui est au monde industriel ce que le soleil est au monde physique ». Et Stuart Mill n’est pas moins catégorique « tout ce qui limite la concurrence est un mal, et tout ce qui l’étend un bien en définitive ». Principes, Liv. IV, ch. 7.
    De nos jours l’école mathématique (Voy. p. 21) a repris cette thèse et démontre qu’entre tous les modes d’organisation imaginables, le régime de libre-concurrence est précisément celui qui réalise pour chaque individu le maximum d’utilité finale (ou d’ophélimité). — C’est possible, mais comme elle déclare que cet état est purement hypothétique, sa démonstration ne réfute pas nos griefs contre l’ordre existant et d’ailleurs elle le reconnaît fort bien (Voy. les livres de Walras et de Pareto).
  3. Le nombre des débitants de boissons patentés en France est de 422.303. En revanche on ne compte pour toute la France que 14.538 médecins, ce qui serait suffisant (1 pour 2.600 habitants) s’ils étaient mieux répartis, mais ils sont presque tous dans les villes, et il n’en reste que 3 ou 4.000 pour une population rurale de 20 millions d’habitats (1 pour 6 ou 7.000 habitants et très dispersés). À propos d’une épidémie de petite vérole qui éclata en Bretagne (janvier 1893), les journaux ont signalé ce fait qu’il ne s’est pas trouvé un seul médecin à 15 kilomètres à la ronde.
  4. Les exemples seraient innombrables. On est arrivé à faire du vin potable sans raisins, des confitures sans fruit et sans sucre, du beurre sans lait, même des œufs sans poules, et à fabriquer des soieries à Lyon qui contiennent 5 p. 0/0 de soie et 95 p. 0/0 de matière minérale !
    Si la concurrence, ou d’une façon générale la lutte pour la vie, assurait la victoire au plus moral, au plus dévoué, au plus altruiste, alors elle serait un instrument de progrès et de sélection véritable. Mais il est clair qu’elle assure simplement la victoire au plus fort et au plus habile et que par là elle peut même entraîner une véritable rétrogradation morale, puisque comme le dit le proverbe « on est obligé de hurler avec les loups ».
  5. Autrefois le nombre des boulangers dans chaque ville était fixé en raison du chiffre de la population et le pain était relativement moins cher qu’aujourd’hui. À Paris, il y a 30 ans seulement, comptait un boulanger pour 1.800 habitants ; aujourd’hui on en compte un pour 1.300 habitants, et même, si l’on compte les succursales, 1 pour 800.
    Nul n’a dénoncé les vices de la concurrence, et notamment celui qui paraît si paradoxal de la cherté, avec plus de verve que Fourier. Mais ce même Stuart Mill que nous venons de citer a reconnu pourtant (dans une déclaration devant une commission de la Chambre des Communes du 6 juin 1850) que les intermédiaires touchent une part extravagante du produit total du labeur de la société, et que « la concurrence n’a d’autre effet que de partager la somme entre un plus grand nombre et de diminuer la part de chacun plutôt que de faire baisser la proportion de ce qu’obtient la classe en général ».
  6. Voy. les beaux chapitres de Cournot sur cette question dans sa Théorie mathématique des richesses.
  7. Voy. pour ces syndicats, ci-après, La grande production.
  8. Il y a d’ailleurs, en dehors des arguments économiques, des arguments d’ordre moral et philosophique pour croire que la coopération (solidarité, union, amour) est destinée à se substituer de plus en plus à la concurrence (lutte, égoïsme, individualisme). Et même dans le domaine biologique, une école nouvelle incline à-croire que l’association pourrait bien être un ressort du progrès et de l’amélioration des espèces aussi puissant que la concurrence de Darwin et de Spencer. Voy. Geddes, L’évolution des sexes (traduit en français).