Principes d’économie politique/II-2-II-III

III

LES AVANTAGES ET LES INCONVÉNIENTS DE LA DIVISION DU TRAVAIL.

La division du travail accroît la puissance productive du travail dans des proportions qui dépassent ce qu’en pourrait imaginer. En voici les raisons :

1° Le travail le plus compliqué, ainsi que nous l’avons expliqué, se trouve décomposé en une série de mouvements très simples, presque mécaniques et, par conséquent, d’une exécution très aisée, ce qui facilite singulièrement la production.

On peut même arriver par là à des mouvements si simples que l’on s’aperçoit que l’intervention de l’homme n’est plus nécessaire pour les exécuter et qu’une machine suffit. Et c’est, en effet, par ce procédé d’analyse que l’on est arrivé à faire exécuter mécaniquement les travaux qui semblaient les plus compliqués à première vue[1].

2° La diversité des tâches qui sont ainsi créées, toutes différentes au point de vue de la difficulté, de la vigueur ou de l’attention qu’elles requièrent, permet d’approprier chaque tâche aux capacités individuelles des travailleurs. On peut utiliser ainsi les aptitudes naturelles de chacun et éviter le gaspillage de temps, de forces et même de capital, qui résulterait du fait que tous, forts on faibles, ignorants ou intelligents, auraient à accomplir la même œuvre ; — gaspillage du travail des plus forts ou des plus capables, sur une tâche trop facile pour eux, ou, à l’inverse, déperdition du travail des plus faibles ou des plus ignorants sur une tâche au-dessus de leurs forces.

3° La répétition continue du même exercice crée chez tous les hommes une dextérité qui est véritablement merveilleuse, de même que dans les travaux de l’ordre intellectuel une application soutenue et persévérante développe singulièrement les facultés intellectuelles et par conséquence la puissance productrice. Médecins, avocats, peintres, romanciers, savants, chacun aujourd’hui a sa spécialité : chacun trouve profit à se cantonner dans un petit coin du savoir humain et à le fouiller obstinément.

À ces raisons, on en ajoute en général trois autres de moindre importance :

L’économie de temps, qui résulte de la continuité du travail. Un ouvrier qui change souvent de travail perdra à chaque changement, non seulement l’intervalle de temps qui sépare nécessairement deux opérations distinctes, mais surtout le temps de la mise en train.

L’économie des outils, qui est portée au maximum quand chaque travailleur n’emploie qu’un seul instrument qu’emploie constamment.

6° Enfin la moindre durée de l’apprentissage, apprentissage d’autant plus long que le métier est plus compliqué[2].

Mais en regard de ces avantages, on a signalé depuis longtemps des inconvénients assez graves :

1o Abrutissement du travailleur qui est réduit, par la répétition d’un même mouvement aussi simplifié que possible, à un rôle purement machinal[3].

À cela il faut répondre que l’emploi des machines tend à corriger sans cesse ce funeste effet de la division du travail. On peut être assuré, en effet, que sitôt qu’on est arrivé à simplifier une opération au point de la rendre purement machinale, il ne se passe pas longtemps avant qu’on ait remplacé le travailleur par une machine, car, en pareil cas, on trouve toujours économie à le faire.

La limitation de la journée de travail, qui laisse à l’ouvrier le moyen d’occuper d’une façon plus normale son corps et son esprit, doit être considérée aussi comme un correctif indispensable de la division du travail dans l’industrie moderne[4].

2o Dépendance extrême de l’ouvrier qui est incapable de rien faire en dehors de l’opération déterminée et tout à fait spéciale dont il a pris l’habitude et qui, par suite, se trouve à la merci d’un chômage ou d’un renvoi. Comme les pièces même qu’il façonne et qui ne valent quelque chose que par l’assemblage qui en fera un tout, on peut dire que lui-même ne vaut qu’en tant que rouage de cette grande machine qu’on appelle une manufacture : en dehors d’elle, il n’est bon à rien.

Il n’y a dans ces griefs qu’une petite part de vérité. Sans doute, étant donnée l’organisation actuelle de l’industrie avec la spécialisation à outrance dans des opérations purement mécaniques, il peut en résulter quelques inconvénients, surtout au point de vue du chômage : mais d’une façon générale on n’est pas fondé à se plaindre de ce que chaque homme tend à devenir de plus en plus dépendant de ses semblables. C’est là la conséquence d’une loi naturelle et absolument générale. Dans les sociétés primitives faiblement constituées, à raison même de l’imperfection de leur organisation, chaque individu conserve par lui-même sa valeur propre et il pourrait être séparé de la société à laquelle il appartient sans grand dommage ni pour lui ni pour la société elle-même, — de même que les éponges, les polypes ou même les vers de terre, peuvent être séparés en tronçons sans grands inconvénients, le tronçon arraché se suffisant à lui-même. Mais dans une société organisée où la division du travail est fortement constituée, l’homme se trouve dans une telle dépendance de ses semblables que, séparé d’eux, la vie lui devient impossible[5], de même que dans les êtres supérieurs le membre séparé du corps meurt aussitôt et peut dans certains cas entraîner la mort du corps lui-même auquel il appartenait. C’est toujours la vieille fable de Ménénius Agrippa, qui pourtant ne connaissait guère la sociologie ni la biologie, celle « des membres et de l’estomac ».

On pourrait être tenté de croire que cette dépendance réciproque, si elle a pour effet incontestable d’accroître la puissance de la société, a néanmoins pour effet de diminuer celle de chaque membre. Mais c’est une erreur qu’il faut laisser aux littérateurs du XVIIIe siècle, qui voyaient le type de l’humanité dans « le bon sauvage »[6]. Ce lien de plus en plus serré qui réunit en faisceau les individus n’a pas pour conséquence de diminuer l’individualité, mais plutôt de la fortifier. Comme le dit très bien M. Espinas : « L’aptitude à l’isolement n’est qu’un caractère très inférieur de l’individualité. Ce n’est pas une déchéance, c’est un progrès pour l’individu de devenir organe par rapport à un tout plus étendu et de soutenir des rapports nombreux avec d’autres foyers de vie, d’autres individualités ». Toutes les fois donc que l’on viendra se plaindre, à propos de la division du travail, qu’elle tue l’individualité en réduisant le travailleur à l’état d’accessoire, en le plaçant dans un état de dépendance absolue, il faut répondre que ce n’est là qu’un petit mal en échange d’un grand bien, à savoir le développement de plus en plus large de la solidarité humaine[7].

  1. L’invention des principales machines (à tisser, à filer, etc.) coïncide précisément avec l’apogée de la division du travail dans les manufactures.
  2. Cette suppression de l’apprentissage, qui est d’ailleurs imputable aux machines au moins autant qu’à la division du travail, est par elle-même un fait très regrettable et contre lequel on s’efforce aujourd’hui de réagir par des écoles d’apprentis.
  3. Voir l’opuscule classique de Lemontey sur la division du travail, et sa phrase fameuse « C’est un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait dans sa vie que la dix-huitième partie d’une épingle ».
  4. Le socialiste Fourier a cru pouvoir, tout à la fois, obtenir les avantages de la division du travail et éviter ses inconvénients, à l’aide de ce qu’il appelle les courtes séances. Chaque travailleur devra pratiquer non un seul, mais un certain nombre de métiers et passera alternativement de l’un à l’autre. Les avantages de la spécialisation subsistent car il n’est pas nécessaire que l’homme ne fasse toute sa vie qu’une seule chose pour la faire bien : on peut très bien devenir habile dans cinq ou six opérations différentes, surtout, si par suite de la division du travail, ces opérations sont très simples ; et d’autre part, la monotonie abrutissante d’une même opération est évitée. La passion que Fourier désigne très pittoresquement du nom de papillonne reçoit ainsi satisfaction. L’idée de Fourier n’est point absurde, quoiqu’on l’ait fort raillée ; seulement, pour être mise à exécution, il faudrait que l’ouvrier pût changer de travail sans perdre trop de temps c’est précisément pour cela qu’il avait inventé « le phalanstère » et y groupait tous les travailleurs, afin que cette rotation des travaux fût facile à organiser et que le forgeron pût à toute heure quitter son enclume pour aller cultiver des roses.
  5. « Séparez les populations houillères des populations voisines qui fondent les métaux ou fabriquent les draps d’habillement à la machine, et aussitôt celles-ci mourront socialement, parce que leurs fonctions s’arrêtent, puis elles mourront individuellement ». Herbert Spencer, Sociologie, t. II, ch. v.
  6. Rousseau, par exemple, qui voyait dans le sauvage la perfection de l’individualité et de la liberté parce que « après tout si on le chasse d’un arbre, il peut se réfugier sous un autre ». Et il voyait au contraire le type de la dégradation civilisée dans le négociant parce que, disait-il, dans une formule très pittoresque, « on peut le faire crier à Paris en le touchant dans l’Inde ». Pour nous c’est un grand progrès économique et moral que tes hommes ne soient plus des écureuils sautant de branche en branche et vivant chacun pour soi, mais forment un seul corps, à tel point que chacune des individualités qui te constituent puisse ressentir à Paris un coup reçu dans l’Inde. St Paul avait bien mieux exprimé la vérité scientifique dans cette parole Nous sommes tous membres d’un même corps. Voyez pour le développement de cette idée, notre conférence sur l’École nouvelle dans le volume Quatre écoles d’Économie sociale, Genève, 1889.
  7. Cette thèse de la solidarité a été fortement développée par M. Durkheim dans son livre déjà cité De la division du travail social, publié en 1893. Il a le tort seulement de reprocher aux économistes de l’avoir méconnue. Bastiat déjà y avait insisté fortement.
    La division du travail est pour M. Durkheim le fondement de la morale, car c’est cette différentiation entre les individus qui, en rendant chacun d’eux incapable de se suffire à lui-même, les oblige à se rendre des services réciproques et crée la solidarité.
    Elle est l’effet et en même temps le correctif de la lutte pour la vie : — l’effet, car comme la lutte est d’autant plus vive que les individus sont plus semblables et ont les mêmes besoins, il en résulte que chacun cherche à se spécialiser, à faire autre chose ; — le correctif, car précisément les possibilités qu’elle ouvre aux individus d’échapper à la concurrence, leur permet du même coup d’échapper à la ruine ou à la mort.