Principes d’économie politique/II-2-II-II

II

LES CONDITIONS DE LA DIVISION DU TRAVAIL.

La division du travail est, évidemment, d’autant plus parfaite que l’on peut décomposer le travail en un plus grand nombre de tâches parcellaires, mais le nombre d’ouvriers devra être nécessairement en rapport avec le nombre de ces opérations distinctes[1]. Or, il est clair que le nombre d’ouvriers qu’un industriel peut employer, dépend de l’étendue de sa production. Et comme l’étendue de la production dépend nécessairement de l’étendue du marché, on peut dire, en dernière analyse, que la division du travail est en raison directe de l’étendue du marché.

C’est pour cette raison que, comme on l’a fait remarquer souvent, la division du travail n’existe guère que dans les grands centres et est inconnue à la campagne ou au village. Là on trouvera pêle-mêle dans une même boutique, épicerie, charcuterie, jouets d’enfants, papeterie, mercerie, tous les articles qui constitueraient, dans une grande ville, autant de commerces différents[2]. La raison en est évidente. L’homme au village est obligé de faire tous les métiers, d’être un Jack of all trades, comme disent les Anglais, par la bonne raison qu’un seul ne suffirait pas à lui faire gagner sa vie.

On indique dans la plupart des traités d’économie politique une seconde condition, à savoir une production continue, non intermittente, et on en conclut d’ordinaire, que la division du travail n’a pas d’application dans l’industrie agricole. — Cette conclusion est trop absolue. Sans doute il n’est pas possible d’organiser dans une ferme une division du travail identique à celle d’un atelier : il serait trop cher d’avoir un homme pour semer, un autre pour moissonner, un autre encore pour vendanger, ou greffer, ou tailler la vigne, ou la planter, parce que chacune de ces opérations, semailles, vendange, moisson, greffe, taille, plantation, ne peut avoir lieu qu’en une saison déterminée et pendant un petit nombre de jours. L’ouvrier qui se consacrerait a l’une quelconque de ces spécialités resterait donc oisif onze mois de l’année sur douze. Mais il est impossible, ou du moins il serait désirable, d’arriver à la division du travail sous une autre forme, celle dans laquelle chaque homme ou chaque groupe d’hommes se consacrerait à la culture d’une plante déterminée. Et il est très probable qu’au fur et à mesure que la culture deviendra plus intensive et se rapprochera de l’horticulture, c’est précisément ce qui se produira[3].

  1. Ce serait un très faux calcul de croire qu’on pourra réaliser la division du travail en employant un seul ouvrier pour chaque opération distincte ; il en faut en général beaucoup plus. Supposons que la fabrication d’une aiguille comprenne trois opérations, la pointe, la tête et l’œil. Supposons qu’il faille 10 secondes pour chaque pointe, 20 pour la tête et 30 pour percer l’œil. Il est clair que pour tenir pied au seul ouvrier des pointes, il faut 2 ouvriers pour les têtes et 3 pour les œils ; il faut donc en tout non pas 3, mais 6 ouvriers, sans quoi le premier restera une partie de la journée les bras croisés. Et il serait facile de compliquer l’hypothèse.
  2. On pourrait croire, à première vue, que les grands bazars des capitales, Louvre ou Bon Marché, sont dans le même cas, puisqu’ils vendent toute espèce d’objets. Mais ils appliquent au contraire au plus haut degré la division du travail, chaque comptoir de vente formant un commerce distinct et ayant des hommes spéciaux, des « chefs de rayons » celui-ci qui ne s’occupe que de dentelles, celui-là que des tapis d’Orient, etc.
  3. C’est ainsi que Fourier comprenait la division du travail dans l’Association agricole, et il la poussait à l’extrême, organisant autant de groupes de travailleurs que d’espèces (choutistes, ravistes, poiristes, cerisistes, etc.) et même autant de sous-groupes qu’il pouvait exister de variétés dans la même espèce.