Principes d’économie politique/II-1-I-IV

IV

DE LA PEINE CONSIDÉRÉE COMME ÉLÉMENT CONSTITUTIF DU TRAVAIL.


Tout travail productif suppose une certaine peine. C’est là une loi d’une importance capitale en économie politique, Si le travail n’était pas une peine, on peut affirmer que tous les phénomènes économiques seraient autres qu’ils ne sont. Par exemple, si les hommes travaillaient par plaisir, il ne serait plus nécessaire de donner comme stimulant au travail l’appât de la propriété individuelle et la plus grave objection qu’on puisse faire au communisme tomberait.

Le socialiste Fourier l’a très bien compris : aussi avait-il donné pour pivot à la société future qu’il se proposait d’organiser le travail attrayant. Il déclarait que si le travail est pénible cela tient uniquement à une organisation vicieuse de nos sociétés modernes, et il se faisait fort, dans son phalanstère, de transformer le travail en plaisir par le libre choix des vocations, la variété des occupations, la brièveté des tâches, l’esprit de corps, l’émulation et mille autres combinaisons les unes ingénieuses, les autres fantasques, en un mot de faire du travail du laboureur, du forgeron, du charpentier, du cordonnier, etc., des variétés du sport[1].

Pourquoi pas ? dira-t-on peut-être. Le travail, en somme, n’est qu’une forme de l’activité humaine : or l’activité n’a en soi rien de pénible ; agir, c’est vivre ; c’est au contraire l’inaction absolue qui est un supplice, et si atroce que quand il est trop prolongé dans l’emprisonnement cellulaire, il tue le patient ou le rend fou. On ne voit aucune différence essentielle entre le travail et une foule d’exercices qui sont considérés comme des plaisirs, quoiqu’ils exigent souvent une dépense de force supérieure à celle du travail, tels que ascensions de montagne, canotage, jardinage, danse même. Si le roi Louis XVI prenait son plaisir à fabriquer des serrures, pourquoi tous les hommes aussi ne pourraient-ils pas arriver à travailler par goût ?

Il faut répondre que l’homme ne prend son plaisir à agir qu’autant qu’il trouve sa satisfaction dans l’exercice même de cette activité, qu’autant que cet exercice est pour lui une fonction naturelle. Mais quand cette activité lui apparaît au contraire comme la condition d’une jouissance ultérieure, comme l’effort qu’il faut faire pour arriver à un but déterminé d’avance — et tel est précisément le caractère du travail — alors elle devient pénible. Entre un canotier qui rame pour s’amuser et un batelier qui rame pour travailler, entre un touriste qui fait une ascension et le guide qui l’accompagne, entre une jeune fille qui passe sa nuit au bal et une danseuse qui figure dans un ballet, je ne vois qu’une différence, c’est que les uns rament, grimpent ou dansent à seule fin de ramer, grimper ou danser, tandis que les autres rament, grimpent ou dansent pour gagner leur vie, mais cette différence suffit pour que ces mêmes modes d’activité soient considérés par les uns comme un plaisir et par les autres comme une peine. Il était agréable pour Candide de « cultiver son jardin » : cela lui aurait été désagréable s’il avait dû le cultiver pour y faire pousser des légumes et aller les vendre au marché. Celui qui suit une route uniquement pour s’y promener peut y prendre plaisir, lors même qu’elle offre peu de charmes, mais celui qui la parcourt matin et soir pour arriver à un but déterminé, la trouve toujours longue et fatigante. Or, pour la presque totalité de l’espèce humaine, le travail n’est qu’une voie dans laquelle elle est engagée par la nécessité de vivre, et voilà pourquoi, depuis la vieille malédiction de la Genèse, « elle travaille à la sueur de son front »[2]. — Sans doute le travail même le plus humble a aussi ses joies, les joies du devoir accompli et d’une loi naturelle volontairement acceptée, mais ces joies austères ne sont savourées que par quelques natures d’élite et c’est, semble-t-il, tomber dans l’optimisme le plus chimérique de croire qu’il suffirait de changer le milieu pour que tous les hommes travaillent sans autre mobile que le plaisir de travailler.

Il faut pour déterminer l’homme à travailler et pour contre-balancer le sentiment de peine que fait naître tout travail, une force supérieure quelconque. Autrefois pour l’esclave, c’était le fouet, la contrainte. Pour l’altruiste du XXe siècle, sera-ce le sentiment du devoir librement rempli ? Peut-être ! Mais quant à l’homme du temps présent, c’est l’intérêt.

Tout homme qui travaille est soumis à l’action de deux forces opposées d’une part le désir de se procurer une jouissance quelconque (c’est ce qu’on appelle l’intérêt personnel), d’autre part le désir de se soustraire à la peine que le travail lui cause. Suivant que l’un ou l’autre de ces deux mobiles fera pencher le plateau de la balance, il poursuivra son travail ou s’arrêtera.

Comme l’a fait remarquer très ingénieusement Stanley Jevons, la peine supportée par le travailleur va toujours croissant, à mesure que le travail se prolonge, tandis que la satisfaction qu’il en attend va sans cesse diminuant, au fur et à mesure que ses besoins les plus pressants commencent à être satisfaits, — en sorte qu’entre ces deux désirs, celui qui le pousse à travailler et celui qui le pousse à s’arrêter, il est évident que le second finira tôt ou tard par remporter la victoire. Considérez un travailleur qui tire des seaux d’eau d’un puits. La fatigue augmente à chaque nouveau seau d’eau qu’il faut tirer ; d’autre part l’utilité de chaque seau diminue, car si le premier est indispensable pour l’alimentation, le second ne servira qu’à abreuver les bestiaux, le troisième à des soins de propreté, le quatrième à arroser le jardin, le cinquième à laver le pavé, etc. À quel chiffre s’arrêtera-t-il ? Cela dépend dans une certaine mesure de sa résistance à la fatigue, mais surtout de l’échelle de ses besoins. L’Esquimau qui ne voit d’autre utilité à l’eau que celle de se désaltérer, s’arrêtera au premier seau ou au deuxième, mais le Hollandais qui éprouve le besoin de laver jusqu’au toit de ses maisons, aura peut-être à en puiser cinquante avant de s’estimer suffisamment pourvu.

Si au stimulant des besoins présents et actuels vient se joindre le stimulant des besoins à venir, — si, par exemple, dans un pays où l’eau est rare, le travailleur songe à remplir une citerne pour les jours de sécheresse, — l’activité productrice peut se trouver singulièrement accrue. Mais cette faculté de mettre en balance une peine immédiate et une satisfaction lointaine, faculté qui de son vrai nom s’appelle la prévoyance, n’appartient qu’aux races civilisées et, parmi elles, aux classes aisées. Le sauvage et le pauvre sont également imprévoyants.

    conséquence de la chute, comme une punition, Ils ne connaissent pas très bien leurs textes. En réalité, la Bible fait si peu du travail une conséquence de la chute qu’elle nous représente Dieu comme le premier des travailleurs, puisqu’il travaille six jours et se repose le septième ! l’institution du jour du repos (qui suppose nécessairement le travail) est antérieure à la chute. L’homme, nous dit-elle expressément, avait été placé dans le jardin d’Eden « pour le cultiver ».
    La doctrine qu’on trouve dans la Bible c’est tout au contraire celle-ci : dans le monde tel qu’il était sorti des mains du Créateur, le travail était attrayant, mais, par la faute de l’homme, le travail a perdu le caractère d’activité joyeuse et vivifiante qu’il tenait de la volonté de Dieu.

  1. Voy. Fourier, Œuvres choisies, petite édition Guillaumin. Presque tous les socialistes et anarchistes aujourd’hui soutiennent la même thèse.
  2. Les socialistes et anarchistes reprochent amèrement à la Bible d’avoir représenté le travail sous un jour humiliant et infamant, comme une