Œuvres complètes de Xavier de Maistre, Texte établi par Paul LouisyFirmin-Didot et Cie (p. 389-434).

PREMIERS ESSAIS

PROSPECTUS
DE
L’EXPÉRIENCE AÉROSTATIQUE
DE CHAMBÉRY[1]

Ce fut une belle époque pour l’esprit humain que celle où les papiers publics nous dirent : « L’homme peut enfin s’élever et se soutenir dans les airs. » Dans ce premier moment où l’étonnement et l’admiration ne nous laissaient pas même assez de sang-froid pour entrevoir des objections, toutes les têtes fermentèrent : on ne vit que ballons, on ne parla que ballons. Depuis le physicien en titre jusqu’au dernier artisan, tout le monde voulut lancer le sien ; les enfants même apprirent à prononcer, Aérostat, Gaz, Baudruche, etc. ; et tandis que la renommée publiait en Europe chaque nouvel essai aérostatique, une nation aimable, idolâtre de tout ce qui lui appartient, et qui ne s’informe pas, avant de décerner ses apothéoses, s’il y aura des incrédules chez les nations voisines, prodiguait aux inventeurs tout ce que la reconnaissance publique exaltée par l’admiration peut inventer de plus flatteur. Distinctions personnelles, éloges de toute espèce, bustes, médailles, inscriptions, etc. ; elle n’oubliait rien pour les rassasier de gloire et porter aux générations les plus éloignées l’histoire de cette découverte et le nom de ses auteurs.

Il est vrai qu’après les premiers accès de cette fièvre aérostatique, la voix aigre de la critique s’est fait entendre au milieu des clameurs de l’admiration : mais si l’enthousiasme de nos voisins a pu faire sourire de temps en temps le philosophe de sang-froid, que faut-il penser de cette espèce de dédain avec lequel certaines gens ont accueilli cette découverte ? Ou nous nous trompons fort, ou il y a bien moins de philosophie dans la conduite des critiques que dans celle des enthousiastes.

Rendons justice aux premiers spectateurs de ces brillantes expériences : jamais peut-être l’enthousiasme ne fut plus plus pardonnable ; la machine aérostatique nous semble à tous égards digne des honneurs du fanatisme, et peut-être n’est-il pas au pouvoir de l’homme de l’envisager froidement. Il y a dans cette expérience, indépendamment de toute idée d’utilité, quelque chose d’imposant qui subjugue les sens et commande l’admiration. L’art de naviguer, ou même de s’élever dans les airs, ne passait plus de nos jours que pour une chimère, destinée, comme le mouvement perpétuel, à l’amusement de quelques cerveaux creux : rien ne paraissant plus visiblement au-dessus des forces humaines, la tentative seule jetait sur les téméraires un vernis de ridicule ; et l’opinion publique déterminée par le sort de tous les Icares passés, croyait leur faire honneur en les plaçant un peu au-dessus des insensés.

Et voilà que tout à coup, contre l’attente universelle, dans le fond d’une province, et sans respect pour les calculs de tant de grands hommes qui démontraient la folie de l’entreprise par a moins x, MM. de Montgolfier[2] s’emparent de la découverte, et font pâlir l’envie avec leur toile et leur fumée.

Qu’on se transporte par la pensée au château de la Muette, dans ce moment où deux hommes intrépides (que l’injuste Renommée ne place peut-être pas assez au-dessus de leurs successeurs) disaient pour la première fois « coupez les cordes ! » et, les premiers de leur espèce, suspendus à une frêle machine, planaient sur les têtes de cent mille spectateurs palpitants[3], – on pardonnera tout aux premiers élans de l’admiration.

Grand philosophe ! Dont l’œil tout à la fois perçant et sévère voit toutes les faiblesses humaines et n’en pardonne aucune, daignez froncer cet auguste sourcil à l’aspect seul d’un ballon : songez quelquefois combien vous seriez porté à pardonner l’enthousiasme public, si vous en étiez l’objet, et souvenez-vous que l’orgueil national est comme l’amour paternel : il faut savoir leur pardonner quelques enfantillages.

Mais à quoi servent les ballons ? – Écoutez, illustres critiques ! C’est parce que nous ne le savons pas que nous faisons des ballons pour l’apprendre. Contemporains des premiers globes électriques, vous auriez sans doute conseillé de les briser, comme vous voudriez maintenant brûler nos ballons : car cette électricité, qui nous a conduits aux paratonnerres et aux belles expériences de MM. Cavallo, Ledru, Quinquet, Bertholon[4], etc., cette électricité qui va bientôt se lier à d’autres phénomènes pour révéler peut-être les plus grands secrets de la nature, ne fut longtemps qu’une merveille stérile. En général, toute découverte qui apprend à l’homme des faits dont il ne se doutait pas, ou qui l’investit de forces nouvelles, doit être accueillie avec transport, parce qu’avec ces forces ou ces connaissances, il peut voyager à travers une région inconnue aux générations passées, et que c’est pour lui le comble de l’imprudence et même du ridicule de dire hardiment : « Je ne veux point visiter ce pays, je n’ai rien à y voir ; » sans savoir ce qu’il peut y chercher, et bien moins ce qu’il peut y trouver sans le chercher.

Ces réflexions nous ont déterminés à former une souscription destinée à procurer au public une expérience aérostatique. Le ballon que nous faisons construire, et auquel nous avons cru pour de bonnes raisons devoir donner une forme parfaitement sphérique, portera trois personnes : son diamètre sera de 55 pieds : il contiendra par conséquent 87 143 pieds cubes d’air raréfié, et déplacera un poids de 7 625 livres d’air atmosphérique (en négligeant des fractions insensibles). Nous ne disons rien de la force avec laquelle le ballon s’élèvera, attendu que nos idées sur le poids total dont nous le chargerons ne sont pas encore bien arrêtées : mais cette force (abstraction faite du poids) étant de 3 812 livres, on sent assez que nous sommes à l’aise pour toutes nos dispositions.

La machine sera faite et chargée suivant les principes des inventeurs. L’hémisphère supérieur sera couvert d’un filet ou réseau fixé seulement au pôle du ballon, et dont toutes les mailles viendront se nouer autour d’un cordage solide, qui servira de zone ou d'équateur : l’expérience ayant montré que cette partie ne devait point être formée en bois, et qu’en général il fallait éviter de faire entrer des matières solides dans la construction des ballons, dont la perfection consiste surtout à pouvoir obéir librement à la pression du fluide qui les enlève. D’autres cordages, fixés à la zone par une de leurs extrémités, viendront saisir de l’autre la galerie d’osier qui sera encore soutenue par le prolongement des nervures du ballon, espèce de cordes noyées dans les coutures des fuseaux, et qui rampent verticalement sur la surface de la machine comme les méridiens d’un globe.

Notre aérostat, autant que nous en pouvons juger dans ce moment, partira du 18 au 20 du courant, à moins que nous ne soyons contrariés par le temps dont la bizarrerie actuelle n’a rien d’égal : il s’élèvera du milieu de l’enclos de Buisson-Rond[5], où nous trouverons toutes les commodités nécessaires, et dont les respectables possesseurs se sont prêtés à nos vues avec cette politesse qui regarde comme un bienfait l’occasion qu’on lui fournit de rendre un service.

Nous croirions inutile d’entrer dans de plus grands détails sur la partie mécanique de notre expérience, dont le public peut s’instruire par ses yeux : ce que nous pouvons assurer en général, c’est que l’attention scrupuleuse qu’on apporte à toutes les parties de la construction, le zèle des personnes qui surveillent les ouvrages, et l’excellente qualité des matériaux doivent rassurer les esprits les plus timides. Ainsi nous espérons que notre entreprise ne sera point traversée ou rendue désagréable par de vaines terreurs, qui ne peuvent tenir devant le plus léger examen.

Il nous semble que tout amateur et même tout bon citoyen doit s’intéresser à l’exécution de cette belle expérience : au lieu, d’envisager froidement ou de rabaisser une découverte intéressante, il est bien plus digne de vrais philosophes d’en répéter le procédé, de l’examiner dans tous les sens, et de se rendre, pour ainsi dire, les airs familiers.

On demande tous les jours si l’on parviendra à diriger les ballons ? Sans douté on y parviendra, d’une manière plus ou moins parfaite ; et, suivant toutes les probabilités, le problème sera résolu par quelqu’un qui n’aura jamais dit : « Je le résoudrai. » Mais sera-ce donc en spéculant devant nos pupitres que nous parviendrons à perfectionner l’usage des ballons ? Qu’il nous soit permis d’en douter. Honneur à la théorie ! Mais quand elle ne s’appuie pas sur l’expérience, elle est sujette à faire d’étranges chutes ; et si l’on doit surtout s’en défier, c’est dans un genre où l’homme n’a jamais pu exercer ses forces ; car il] n’a point encore agi sur l’air, en l’air. Ce n’est pas que mille savants ne nous démontrent habilement du coin de leur feu tout ce qui est possible dans ce genre, tout ce qui ne l’est pas, tout ce qui doit arriver, etc. ; laissons-les dire, et faisons des ballons : l’usage nous apprendra des choses que les plus profondes méditations ne nous auraient jamais révélées. Il faut absolument que nous nous accoutumions à monter dans un ballon comme dans une berline ; et ce que les gens de mauvaise humeur appellent répétition inutile, dépense folle, etc., est cependant le seul moyen d’arriver au grand but vers lequel tous les yeux sont actuellement tournés. C’est en l’air que les auteurs de tant de pamphlets majestueusement intitulés : Moyen de diriger les ballons, deviendraient peut-être modestes, à force de honte ; c’est en l’air que nous apprendrons certainement si l’on peut s’aider de l’action de l’air, ce qui est fort douteux, ou seulement de l’action sur l’air, ce qui est très-probable ; c’est en l’air que nous apprendrons à nous servir avantageusement de cette dernière force. Enfin, une expérience de six mille ans nous ayant suffisamment convaincus qu’en fait de découvertes, nous avons bien peu de grâces à rendre aux raisonnements antécédents, il y a beaucoup de sagesse à se mettre modestement sur le chemin du hasard. Quant à nous, nous n’avons point la hardiesse de parler de moyens de direction. Peut-être avons-nous fait un beau rêve sur ce sujet ; mais, sans rappeler ce que nous avons tenté, nous annonçons seulement qu’on a fait les plus grands efforts pour montrer le parti qu’on peut tirer de la machine de MM. de Montgolfier, chargée à leur manière, pour la maintenir en l’air très-longtemps, et convaincre le public que, si elle a éprouvé jusqu’à présent quelques succès équivoques, il faut l’attribuer uniquement à des vices de construction ou à d’autres causes sur lesquelles il serait inutile de s’appesantir. Nous songeons même avec une vraie satisfaction que le ballon de Chambéry sera un nouvel hommage à MM. de Montgolfier, dont la voix publique a pu nous parler tous les jours, tout le jour, sans nous fatiguer un instant, parce qu’il ne lui est jamais arrivé de les nommer sans nous parler de leur modestie. Mais ce qui nous occupe sur toutes choses, c’est d’exciter par un spectacle frappant le goût des sciences, et surtout celui de la Physique expérimentale ; c’est de favoriser, d’accélérer dans notre patrie une certaine fermentation qui se fait sentir dans tous les esprits, et qui ne nous parait pas moins intéressante pour être un peu tardive, car nous aimons à croire qu’une virilité retardée annonce un tempérament robuste. Nous désirons que tout jeune homme, en voyant cette masse imposante se déployer pompeusement et s’élever dans les airs, se dise à lui-même qu’il peut prétendre à la même gloire ; que la même carrière est ouverte à ses efforts ; qu’il faut bien se garder de dire : « Tout est trouvé, » et que ’intelligence dans son vol infini ne redoute qu’une barrière, — la paresse.

L’invention des ballons est encore un beau sujet de méditation et d’encouragement pour les hommes de toutes les classes et de tous les pays. Que la nature est admirable dans la distribution de ses dons ! Avec quelle attention cette bonne mère nous avertit de temps à autre qu’elle ne déshérite aucun de ses enfants ! Quand le génie de la physique voulut enfin apprendre à l’homme qu’il pouvait devenir le rival des oiseaux, il n’alla point chez vous. Messieurs de Londres et de Paris ; mais pour opérer son prodige, il alla chercher les prédesdinés, où ? — Dans Annonay !

Chose étrange ! Si l’on passe en revue ces grandes inventions, ces procédés admirables des arts qui nous ont soumis Tunivers, on trouve que nous ne devons rien, ou j^resque rien, aux savants en titre. Béunis le plus souvent dans les grandes villes, environnés de tous les secours que l’instruction, les arts, l’ambition, et surtout les richesses peuvent prêter au génie, on les voit expliquer, corriger, analyser, perfectionner ; mais ils ne savent rien ajouter à la puissance humaine ; et tandis que l’orgueilleuse théorie calcule ou rêve doctement dans les Académies, l’expéri’ence, loin des capitales et de leurs lycées, enfante ses miracles chez l’amateur modeste parfaitement inconnu avant de devenir immortel. Il semble que la découverte dont nous parlons est particulièrement faite pour humilier les savants d’Europe. Que leur manquait-il pour y parvenir ? Rien ; car tous nos physiciens à gros livres connaissaient la principale qualité des gaz ; tous voyaient les nues se balancer dans les airs, et la fumée s’élever de leurs foyers ; tous avaient pu lire Borelli [6], qui s’exprime sur la nautique aérienne comme MM. de Montgolfier, quand ils rendirent compte de leur procédé. Il semble même que dans ces derniers temps le destin, pour lutiner quelques-uns de ces Messieurs, s’amusait à mettre la chose si près de leurs yeux qu’ils ne pussent pas la voir ; et tandis que, pour arriver à la découverte, il leur suffisait, pour ainsi dire, d’y penser, une main un peu moins fatale, mais tout aussi infaillible que celle qui effraya le roi d’Assyrie, écrivait sur les murs de leurs laboratoires : « Je t’ai trouvé léger. » Livrons-nous donc avec confiance à cette physique expérimentale, la seule vraie, la seule utile ; ne négligeons point les calculs, les théories savantes, mais connaissons aussi le prix d’une certaine’pratique investigatrice, qui ne passe légèrement sur rien, qui furette sans cesse dans l’univers, s’arrête devant les moindres objets, remue, pèse, décompose tout ce qu’elle peut apercevoir, et, prenant la raison par la main, tâtonne encore dans les ténèbres en attendant la lumière ; joignons même aux spéculations les procédés des arts, et ne croyons pas déroger en quittant quelquefois une formule d’algèbre pour prendre la lime et le rabot.

C’est en vain que nous prétexterions le défaut de secours, l’éloignement des grandes villes, la nullité des provinces : ces considérations ne doivent point nous décourager. Sans doute les ta-Jents semblent naître et s’accumuler dans les capitales ; mais le talent n’est fait que pour commenter le génie, et le génie naît partout. Ces réflexions qui pénètrent les souscripteurs feront sans doute la même impression sur Tesprit de leurs jeunes concitoyens ; c’est en leur faveur qu’à la place des récits froids et inanimés des gazettes, nous voulons leur procurer les mêmes sensations qui ont tant agité nos voisins. Nous nous estimerions heureux si le specta€le pompeux d’une des plus grandes merveilles de la phj’sique moderne pouvait, en passant des yeux à l’intelligence, échauffer leur âme, y développer le germe des grandes choses et leur donner une idée vive et pénétrante des jouissances et de la gloire que savent procurer les sciences. Tels sont les motifs qui nous ont principalement déterminés dans une entreprise qui pourrait paraître au premier coup d’œil quelque chose d’inutile.

Eloignés cependant d’un vain charlatanisme, nous ne nous dissimulerons point qu’en rendant hommage aux sciences, nous comptons pour beaucoup le motif d’agrément. La science est belle, sans doute :

Mais, croyez-nous, le plaisir a son prix !

Considéré seulement du côté du spectacle, quel autre peut être comparé à celui d’un grand aérostat qui s’élève et vole majestueusement, chargé de plusieurs voyageurs ? L’homme est affamé de sensations vives ; eh bien ! nous en préparons au public d’un genre inconnu jusqu’à nos jours ; et si l’on joint à l’intérêt naturel de la chose une foule d’agréments qui en seront la suite et qu’il est aisé de pressentir, on conviendra que le jour de l’expérience devra être écrit au nombre de ceux où l’art aura su le plus amuser notre existence.

Mais l’idée du spectacle que nous projetons nous conduisant par un penchant invincible à ce qui doit en former le principal ornement, nous ne finirons point sans faire à la plus belle moitié de la société un hommage particulier de notre expérience. C’est surtout aux dames que nous consacrons cette entreprise ; c’est elles que nous assurons des précautions scrupuleuses que nous avons prises pour que le plaisir de l’expérience ne puisse être acheté par un malheur, pas même par le plus léger inconvénient. Nous pouvons les assurer que l’expérience aérostatique exécutée avec prudence n’entraîne nul danger ; qu’elle n’effraye que les yeux, et que, quand un sylphe malfaisant viendrait dans les airs renverser le réchaud, le ballon serait toujours un parasol de 55 i^ieds de diamètre qui nous ramènerait les voyageurs sains et saufs. Mais, comme il est important de prendre des précautions d’avance contre un excès de sensibilité, aussi honorable pour les dames qu’il serait décourageant pour les navigateurs aériens, nous les invitons à jeter de temps en temps un coup d’œil sur nos travaux, dont la partie la plus essentielle ne saurait avoir de meilleurs juges. Puisqu’elles savent encore allier aux qualités qui font les délices des cercles toutes celles de la femme forte, nous ne leur parlerons point une langue inconnue en les priant de venir admirer la force de notre toile écrue, l’égalité et le mordant des différents points de couture, la rondeur des ourlets, et nos jmmenses fuseaux assemblés à surjets, jetant au dehors deux vastes remplis, qui vont s’unir pour recevoir et fixer sous une couture rabattue des cordes souples et robustes, fières de supporter cette galerie triomphale, d’où l’homme, perdu dans les nues, contemple d’un seul regard tous les êtres dont son génie l’a fait roi.

Après tant de précautions, nous avons droit d’attendre que le voyage aérien ne causera à nos dames que cette douce émotion qui peut encore embellir la beauté. Ainsi, nous ne voulons absolument ni cris, ni vapeurs, ni évanouissements : ces signes de terreur, quoique mal fondés, troubleraient trop cruellement de galants physiciens ; et les trois voyageurs qui ne manqueront point, en quittant la terre, d’avoir encore l’œil^sur ce qu’elle possède de plus intéressant, seraient inconsolables si leurs trois lunettes achromatiques, braquées sur l’enclos, venaient à découvrir quelque joli visage en contraction.

Les modernes Astolphes armés comme l’ancien, mais pour tout autre usage, d’un bruyant cornet, l’emboucheront en prenant congé des humains, pour crier d’une voix ferme et retentissante : « Honneur aux dames ! » Mais ils se flattent un peu que cette formule des anciens tournois amènera la douce cérémonie qui terminait ces brillantes fêtes, et qu’à leur retour sur terre, on ne leur refusera point l’accolade. Les gens sévères nous blâmeront-ils d’avoir ainsi perdu de vue la physique et les découvertes pour contempler si longtemps des êtres ■qui n’ont rien de commun avec les ballons que de faire tourner les têtes ? — Non, sans doute ; et nous craignons même qu’on ne voie dans toute notre galanterie qu’une politique fine, qui marche à son but par une voie détournée, en intéressant au succès de ses vues une des grandes puissances de l’univers. Au fond, cette attraction en vaut bien une autre ; et dans la noble ambition qui nous anime de favoriser le goût des sciences par tous les moyens possibles, pourquoi ne mettrions-nous pas les Grâces du parti des Muses ?


À Chambéry, ce 1er avril 1784.

LETTRE

DE M. DE S…

À M. LE COMTE DE C…,

Officier dans la L… des C…,[7]

CONTENANT

UNE RELATION

DE L’EXPÉRIENCE AÉROSTATIQUE

DE CHAMBÉRY


E sale inverso il ciel, via piu, leggerio
Che'l girifalco a cui lieva il cappello
II mastro a tempo, e Jà veder l’augello.
ARlOSTO, Orlando furioso, IV, 46.

Je me hâte, mon cher comte, de mettre fin aux alarmes que vous aurez sans doute conçues sur le sort de notre pauvre ballon. Après les malheurs du 22 avril [1784], avec quelle impatience n’aurez-vous pas attendu dans votre paisible château la nouvelle d’une expérience plus heureuse ; mais peut-être sera-t-il nécessaire, avant de vous faire part de nos succès, de revenir sur cette triste journée du 22. On a dit que notre ballon était mal construit ; on a dit qu’il n’avait jamais pu s’enfler ; on a dit que, sans respect pour les premiers éléments du calcul, nous avions essayé de lui faire porter trois, quatre, cinq, et jusqu’à sept personnes ; on a dit… Eh ! que n’a-t-on pas dit ? Puisqu’on mentait dans l’enclos du Buisson Rond, on peut bien croire que la vérité n’était pas fort respectée à vingt ou trente lieues de nous. Au reste, désirez-vous quelques détails rapides sur ce fâcheux événement ? Vous allez être satisfait.

D’abord, nous nous étions promis à nous-mêmes que le ballon serait construit, lancé et monté par des citoyens ; en conséquence, nous refusâmes expressément le secours de quelques étrangers experts qui nous offraient leurs bras, et nous les remerciâmes de leur bonne volonté, sans vouloir en profiter. De plus, parmi cette foule d’ouvriers, d’artistes et d’amateurs qui ont concouru à l’entreprise, une seule personne avait vu lancer un ballon portant des hommes ; et cette personne n’avait pu assister au second essai. En sorte que nous nous étions environnés volontairement de toutes les difficultés qu’entraîne l’inexpérience, uniquement pour, avoir le plaisir de les vaincre. Ce trait de vanité nationale (la seule bonne, par parenthèse) nous a valu une petite humiliation passagère. La théorie la plus réfléchie ne pouvant suppléer parfaitement au défaut d’expérience, quelques-uns de nos aperçus se trouvèrent faux : le filet pesa beaucoup plus que nous ne l’imaginions ; nous comptions sur une galerie de 250 livres, elle pesa le double. Ce n’est pas tout : le ballon, hissé avec trop de précipitation, se trouva enflé dans dix minutes, et ce fut là une faute capitale ; car, si l’on se presse trop, la raréfaction est beaucoup moins parfaite, ou peut-être faut-il l’attendre avec beaucoup plus de patience que nous, n’en montrâmes dans cette occasion. Cependant, le public, trop fatigué par l’attente et trop avide du spectacle, demandait l’élévation, et par malheur, ces deux sentiments gagnaient l’estrade. Pour comble d’infortune, les ouvriers avaient dîné : après un assez grand nombre de manœuvres inutiles, on imagine de soulever la galerie dans l’espérance qu’on établirait ainsi un courant d’air capable de déterminer le départ. On entoure la galerie, on l’élève à force de bras ; le câble était retiré ; on transporte la machine au bord de l’estrade : autre faute qui nous approchait de la dernière. Alors je ne sais quelle chaleur inexplicable s’empare de toutes les têtes : mille voix s’élèvent à la fois ; on ne s’entend plus. En vain M. Tiollier, dont le zèle égale les talents, avertit qu’on va tout perdre ; un ouvrier s’écrie dans un style qu’il n’est pas possible de bien rendre : « Jetons-le bas ! Peut-être il partira. » Ce beau conseil est suivi : l’infortuné ballon, au lien d’être lancé, est jeté, et fidèle aux lois sacrées de la gravitation, il va tomber sur le pré au pied de l’estrade. Dans sa chute, il rencontre un clou énorme planté imprudemment dans le mât. Le clou s’engage dans le filet et en fait sauter vingt mailles. Cette secousse prodigieuse fit tomber le ballon de côté ; et ce fut là ce qui nous fit craindre un moment pour un des voyageurs qui se trouvait au-dessus du foyer par la chute oblique de la galerie. Cependant il n’arriva rien de malheureux. Les secours furent prompts, et les cordes coupées lestement, le ballon, débarrassé de son pesant attirail, s’éleva seul et fut bientôt renversé par le poids du filet : il ne perdit à ce jeu que sa doublure de papier et une portion de deux ou trois fuseaux brûlés un peu au-dessous de l’équateur.

Jugez maintenant, mon cher ami, de l’excellence de tant d’épigrammes à la glace décochées contre le ballon de Chambéry ! Nous nous sommes trompés sur quelques points, et c’est tout : voyez le grand miracle ! Nous avons fait aussi bien et même mieux que le renard de La Fontaine :

D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux puis bien,
Puis enfin il n’y manqua rien.

Après le succès malheureux de la première expérience, les souscripteurs, loin de se décourager, s’empressèrent de former les fonds nécessaires pour réparer l’aérostat ; et ils se promirent bien de profiter de leurs fautes pour s’assurer une réussite complète. Eu conséquence, on commença par supprimer le filet qui recouvrait l’hémisphère supérieur du ballon ; c’était d’abord une économie de poids considérable, car cette lourde coiffure ne pesait pas moins de 180 livres. Pour suppléer au filet, on doubla les deux nervures ce qui portait les cordes au nombre de 48, force suffisante pour maintenir la forme du globe, et s’opposer à l’expansion du fluide intérieur. Ensuite, on pensa à la galerie : lors de la première expérience, elle pesait près de 500 liv. et n’avait pas cependant la force nécessaire. Pour obtenir tout à la fois plus de solidité et plus de légèreté on fit construire un grand cercle de bois de frêne ayant pour diamètre l’ouverture du ballon, et l’on y fixa solidement, à distances égales, deux espèces de paniers formés des débris de l’ancienne galerie ; ces paniers, assez semblables à deux tribunes, avaient 11 pieds de longueur extérieure et 9 seulement à l’intérieur : ils suivaient la forme du cercle, et on les avait divisés par des tringles de fer en trois cases égales, dont celle du milieu était destinée au voyageur et les deux autres aux provisions ; le tout, avec les ferrures, pesait environ 300 liv. Quant à la forme du ballon, nous ne voulûmes rien y changer, parce qu’en effet la forme sphérique est incontestablement la plus avantageuse. Vous ne sauriez croire combien on nous a chicanés sur cet article. De tous côtés on nous accablait de prophéties sinistres, et l’on nous prouvait par de beaux arguments que la rondeur parfaite d’un grand ballon s’opposerait à son ascension. Si l’événement ne nous dispensait pas de répondre à ces Messieurs, nous leur conseillerions de construire incessamment un aérostat en forme de fuseau de 20,000 pieds de longueur, avec lequel ils pourraient aisément percer l’air et s’en aller droit à la lune déboucher une de ces bouteilles visitées par feu Astolphe[8].

Quand toutes les formes seraient indifférentes, il conviendrait toujours de se déterminer pour la sphérique, eu égard à l’excellence intrinsèque de cette forme si fort célébrée par la docte antiquité :

Aristote, Monsieur, PÉRI MÉTÉÔRÔN,
Dit fort bien …

N’allez pas, s’il vous plait, me dire comme le Dandin de Racine :

Je prétends
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.

Tant pis pour vous, mon cher, si vous ne respectez pas les anciens ; croyez qu’il faut toujours en venir là. Si je désirais vous exposer une idée du philosophe de Stagire :

C’est que l’autorité du Péripatétique
Prouverait que la forme …

Si cependant cotte érudition vous ennuie, je suis prêt à finir ; mais j’ai peine à croire que vous comptiez pour rien le témoignage de tout ce que l’antiquité a produit de plus illustre. Je ne vous parle pas seulement d’Aristote ; mais Thalès et Pythagore, cités dans de très gros livres, Ptolémée, Cléomède, Cicéron, Plutarque, Alfarage[9], tous, en un mot, s’accordent à regarder la figure ronde comme quelque chose de merveilleux ; tous la donnent pour l’emblème de la perfection, et le divin Platon avoue dans le Timée « qu’on ne peut rien comparer à cette forme étonnante, qui renferme en elle-même toutes les autres formes. »

Vous voyez, Monsieur le comte, qu’indépendamment de toute autre considération, un simple motif de respect nous aurait déterminés pour la forme que nous avons adoptée. Nous songeâmes d’ailleurs :

Que toutes les parties d’un ballon sphérique n’étant que la répétition d’un modèle unique, le travail était fort aisé et devenait pour les ouvriers, au bout de quelques jours, une opération mécanique qui laissait craindre peu de défauts ;

Que, dans la forme sphérique, la masse croissant en plus grande proportion que la surface, il n’y avait pas à balancer ;

Qu’il était plus aisé de gonfler uniformément le ballon, nulle forme ne favorisant davantage l’action d’une force quelconque également distribuée dans toutes les parties de la masse ;

Et que la moindre hauteur du ballon et le rapprochement du centre de gravité le rendaient moins susceptible d’oscillations dangereuses.

Supposé que ces dernières raisons ne paraissent pas convaincantes pal’ elles-mêmes, en les joignant aux précédentes, elles ne manqueront pas de faire beaucoup d’impression ; d’ailleurs, elles acquièrent une certaine force par l’événement. Car enfin, ce ballon de 55 pieds en tous sens, qui portait une galerie de 300 liv., un foyer de 80, deux hommes, et plus de 300 liv. de provisions, et qui par conséquent ne pouvait pas partir, est cependant parti le 6 du courant, à la face du ciel, de la terre et du duché de Savoie. Nous croyons donc pouvoir exiger de nos détracteurs qu’ils se contentent de cette démonstration de faits qui nous paraît bonne et qui est à leur portée.

Revenons, s’il vous plaît, à notre narration. Je vous disais, je crois, qu’on s’était empressé de réparer les ravages causés par le feu. Les couteaux des sauveurs du ballon en avaient causé d’autres ; mais le zèle des souscripteurs et l’activité des ouvriers qui travaillaient jour et nuit permirent d’annoncer le départ pour le mardi 4. En effet, le ballon, parfaitement réparé, fut en place au jour marqué ; mais le vent du nord-est, qui soufflait sans relâche, ne permit pas d’exécuter l’expérience ; et deux jours de suite, le public impatient se retira, après avoir passé tristement la journée à regarder l’estrade. Enfin, connue on avait remarqué que le vent soufflait plus faiblement vers le lever du soleil, le mercredi soir, un des travailleurs, embouchant le porte-voix, annonça, par ordre des principaux directeurs de l’entreprise, que le ballon serait lancé le lendemain, à six heures du matin.

La grande curiosité du public était de connaître un des voyageurs qui ne se montrait point encore. Primitivement, l’aérostat devait être monté par le chevalier de Chevelu, qui était le moteur et le chef naturel de l’entreprise ; et le public, dont il est fort aimé, aurait bien désiré le voir suivre son projet ; mais la tendresse paternelle s’opposa au vœu général ; et l’amour de la physique n’empêcha point un père alarmé de défendre net à monsieur son fils de monter cette voiture d’un nouveau genre. Les craintes du père et la soumission du fils les honorent l’un et l’autre ; mais c’est avec le plus vrai chagrin que nous avons vu partir ce cher et aimable chevalier, sans avoir retiré de ses travaux et de ses peines incroyables d’autre fruit que le spectacle d’une expérience manquée. Nous espérons au moins que la nouvelle du succès le consolera de tout.

Vous sentez bien que notre bouillante jeunesse offrait autant de voyageurs que de têtes ; mais, pour prévenir les inconvénients qui auraient pu en place : c’était M. Brun, jeune homme de beaucoup de talent, qui possède à vingt-quatre ans des connaissances très-étendues en mathématiques ; bientôt il passe, avec l’agrément du roi, au service de S. M. le roi de Prusse. Nous souhaitons tous bien ardemment que ce premier pas soit pour lui un acheminement à la fortune.

M. Brun, privé de son premier compagnon, désirait vivement faire le voyage aérien avec le chevalier [de] Maistre, volontaire au régiment de la Marine, lequel, de son côté, en mourait d’envie ; mais le départ du régiment, fixé à l’heure même de l’expérience, et les terreurs paternelles rendaient encore la chose fort problématique. Il commença par se débarrasser du premier empêchement, en obtenant la permission de ne partir que dans l’après-dîner et d’aller joindre le corps à Montmélian. A l’égard des craintes du père, il fut résolu, en grand conseil, qu’à les supposer bien violentes (ce dont il était permis de douter un peu), il suffisait de se taire et de faire confidence du départ au moment de l’arrivée. Le projet ne fut décidément arrêté que le mercredi à l’entrée de la nuit ; et, de toute la famille du voyageur, une seule personne en fut instruite par hasard.

Les ouvriers passèrent la nuit du mercredi au jeudi auprès du ballon ; et dès trois heures du matin, il était gonflé par un feu léger, mais constamment soutenu. Il y a même apparence que cette raréfaction graduelle fut cause en grande partie du succès de l’expérience. A six heures, le public se rendit dans l’enclos du Buisson Rond : tout était disposé pour le départ ; le feu pétillait dans le fourneau, et les cordes bandées disaient : « Tout ira bien. »

M. Brun, en chemise sur l’estrade, donnait ses ordres ; mais on ne voyait qu’un voyageur ; le chevalier [de] Maistre, en uniforme, se croisait les bras et ne montrait aucun projet. Cependant M. Brun saute dans son panier, et son compagnon de voyage, faisant le tour du ballon, s’approche du sien et se déshabille. Il faut noter que, par la disposition des lieux, le public n’occupait guère que deux côtés de l’enclos ; et le panier destiné au voyageur anonyme était placé dans une direction opposée à la foule : il put donc s’y jeter sans être aperçu de beaucoup de monde, et au lieu de se tenir debout, il s’y coucha et se couvrit d’une toile. Dans ce moment, une des cordes qui suspendaient Son panier sauta tout à coup, sans doute parce que le ballon commençait à s’élever insensiblement, et que la corde, n’ayant pas été scrupuleusement égalisée aux autres, se trouva trop courte et porta tout le poids. Mais, le voyageur s’étant assuré par un léger examen que les autres cordes suffisaient à sa sûreté, il ne jugea point à propos de perdre le temps en réparations inutiles et d’alarmer peut-être les esprits : alors, son frère[10], qui était sur l’estrade, toucha les cordes, lui dit un adieu laconique et vint se mêler à la foule. Enfin, l’instant désiré arrive, le grand câble avait disparu : le ballon, parfaitement gonflé, faisait des efforts visibles pour s’échapper ; tons les cœurs palpitent, tontes les lunettes sont en l’air.

On demande silence. M. Brun se tourne et tire un coup de pistolet. C’était le signal convenu. On lâche toutes les cordes : rien ne retient le ballon ; il quitte l’estrade ; son foyer brille à tous les yeux ; il est en l’air.

Tenterai-je de vous peindre la sensation universelle ? Non ! Il n’y a qu’un ange ou un sot qui puisse l’entreprendre, Mais vous, mon cher comte, qui réunissez à tant de talents celui de la peinture que vous possédez à un si haut degré de perfection, écoutez-moi, Broyez vos couleurs ! Prenez votre toile, vos pinceaux : je veux vous offrir un modèle digne de vous. Voyez dans l’enclos ces jeunes personnes fixant des yeux humides sur ce ballon qui fuit comme la flèche, Peignez-moi cela ! Faites-moi voir sur ces visages la pâleur de la crainte, l’extase de l’admiration et le sourire de la tendresse ; rendez-moi ce sentiment qui les suspend sur leurs sièges, et ce geste machinal qui va chercher le ballon dans les airs, qui le soutient, le dirige et lui défend de tomber sur les rocs. Allons, mon cher ami, courage ! Soyez sublime, soyez vous-même ! Et que votre tableau dise comme vos modèles : « Mon frère est là ! » — Mais vous allez me dire que vous n’êtes ni ange ni sot : continuons.

A quelques toises d’élévation, M. Brun se tourne sur l’enclos et salue l’assemblée avec beaucoup de sang-froid. Son compagnon, sentant qu’il était temps de quitter sa première attitude, se lève, prend le porte-voix, et fidèle aux promesses du Prospectus, il crie de toutes ses forces : HONNEUR AUX DAMES ! Mais il De fut guère ouï que des hauteurs voisines : car, dans l’enclos, ou pouvait dire presque au pied de la lettre :

Dieu, pour se faire ouïr, tonnerait vainement.

Dans ce moment, par le plus heureux hasard, le régiment de la Marine défilait le long des murs de Buisson Rond, qui bordent, comme vous savez, la grande route de Piémont. Le ballon passa précisément au-dessus du bataillon, et les tambours battirent aux champs.

Cependant, le globe s’élevait avec une rapidité prodigieuse, mais presque perpendiculairement, au grand déplaisir des voyageurs qui regrettaient bien une de ces bouffées de vent qui nous avaient tant impatientés précédemment. Arrivés à une très-grande hauteur, un léger courant les entraîne du côté de Challes, dans la direction nord-est du lieu du départ. Malgré ce malheureux calme qui avait duré douze minutes, et malgré la faiblesse du vent qui s’élevait., le bon état de la machine et la sécurité parfaite des voyageur leur faisaient entrevoir un succès peut-être sans exemple. Mais, comme il faut toujours que, dans ces sortes d’occasions, on commette quelque faute par défaut d’expérience, on s’était trompé sur la quantité des combustibles nécessaires : 180 liv. de bois paraissaient une provision suffisante. On était dans l’erreur, et cette erreur a rendu l’expérience beaucoup moins brillante.

D’abord, les voyageurs s’amusèrent à faire la conversation et à contempler la beauté du spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Durant cet accès d’admiration, le feu déclinait et le ballon baissait ; on crut même dans l’enclos qu’il allait toucher terre ; mais les voyageurs, s’apercevant qu’ils avaient baissé, ranimèrent le feu, et bientôt on les vit se relever. La plus haute ascension, marquée par les observateurs, fut de 506 toises[11] ; néanmoins (tout orgueil à part), les Argonautes aériens ont quelques doutes sur cette estimation. Assurément, rien n’égale la haute considération dont ils font profession pour les graphomètres et pour les tables des sinus ; mais quand ils songent que les signaux dont ils étaient convenus pour marquer l’instant où ils voulaient être lorgnés n’ont point été aperçus ; que l’un des observateurs s’est vu forcé par les circonstances d’observer presque perpendiculairement dans une position embarrassante ; quand ils se rappellent qu’ils ont vu au-dessous d’eux la Dent de Nivolet, ceIle de Granier[12] et le roc de Chafardon, ils croient (en attendant qu’on ait mesuré ces montagnes) s’être élevés au delà de 506 toises. Le baromètre ne pouvait décider cette question. « Faites seulement vos observations, dit le chevalier [de] Maistre à M. Brun ; je me charge du feu. — Bon ! dit ce dernier, j’ai cassé mon baromètre. » (On n’en avait embarqué qu’un ; n’en dites rien, au nom de Dieu !) « - Et moi, reprit son compagnon, je viens de casser le manche de ma fourche. »

C’était là un malheur d’importance, car au lieu de mettre les fagots tranquillement dans le foyer, il fallut les jeter, et le pauvre jeune homme, gêné par une pièce de fer placée en saillie sur le bord intérieur du panier, manqua son coup et perdit trois fagots.

Tandis que le ballon voyageait, la mère de M. Brun, qui n’avait pas eu le courage d’assister au départ, l’aperçut en l’air du milieu d’une place où elle passait par hasard. « Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, je ne verrai plus mon cher enfant ! » Elle ne le vit que trop tôt, car les provisions manquaient aux deux phaétons. Pour plus grande sûreté, et sur l’avis du célèbre physicien M. de Saussure, on avait réduit à deux le nombre des voyageurs ; le filet était supprimé et la galerie allégée. On aurait pu augmenter considérablement la quantité des provisions. Le volume des fagots trompa les yeux ; c’est à peu près la seule faute qu’on ait commise, mais elle était considérable. Furieux de se voir forcés de toucher terre avec un ballon parfaitement sain, les voyageurs brulèrent tout ce qu’ils pouvaient bruler. Ils avaient une quantité considérable de boules de papier imbibé d’huile, beaucoup d’esprit-de-vin, des chiffons, un grand nombre d’éponges, deux corbeilles contenant le papier, deux seaux dont ils versèrent l’eau : tout fut jeté dans le foyer. Cependant le ballon ne put se soutenir en l’air au delà de vingt-cinq minutes, et il alla tomber à la tête des marais de Challes, à une demi-lieue en droite ligne de l’endroit du départ, mais après avoir éprouvé dans son cours deux ou trois déviations assez considérables. M. Brun ne manquera pas de donner les détails les plus circonstanciés sur le poids total de la machine et sur sa force ascensionnelle : ces détails établiront probablement qu’il y a beaucoup à rabattre de l’hypothèse qui suppose la raréfaction de l’air dans la proportion de 1 à 2. Mais je me tais sur tout ceci, ne voulant point fourrager une province qui lui appartient à si juste titre.

Telle est, Monsieur, l’histoire fidèle de notre ballon, intéressant, peut-être, parce qu’il était supérieurement construit, parce qu’il s’est élevé avec une rapidité surprenante, parce qu’il ne portait que 44 ans, parce qu’il a été conduit avec assez de sang-froid et d’intelligence, et qu’il n’a pas souffert la plus légère altération. Vous comprenez cependant, mon cher ami, que tout ceci est écrit sans la moindre prétention. Je parle de ce qui nous intéresse, et je n’en parle qu’à nos concitoyens ; et si quelque coup de vent (que je suis loin d’invoquer) portait ces feuilles au delà de la frontière, qu’elles attestent au moins que nous avons répété avec plaisir une expérience intéressante, mais que nous n’attachons aucune espèce de gloire à faire aussi bien que d’autres.

A l’instant où le ballon toucha terre, un carrosse, conduit à toute bride, s’empara des voyageurs, et fut bientôt suivi de tous les autres. On revint à Buisson Rond : on fit monter les deux jeunes gens sur l’estrade où ils furent présentés au public, fêtés, couronnés par madame la comtesse de Cevin, par madame la baronne de Montailleur et par madame de Morand, dont les charmants visages payèrent de la meilleure grâce la dette contractée dans le Prospectus. On remonta en carrosse : nos jeunes militaires trouvèrent plaisant de débusquer les cochers et de se mettre à leur place. Il fallait voir surtout le chevalier Galatée, avec une énorme moustache postiche, conduisant le carrosse des voyageurs. C’était une gaieté, un enthousiasme, une aimable folie dont on ne se forme pas d’idée. C’est dans ce bel équipage qu’on entra en ville, couronné de rubans et de feuillage, au bruit des tambours et des instruments : on parla beaucoup de lauriers ; mais j’observai que les voyageurs y répugnaient (ils en trouveront ailleurs). Un grand nombre de personnes de tout rang, parmi lesquelles se trouvaient tous les souscripteurs, précédaient les carrosses. Tout le cortège reconduisit d’abord le chevalier [de] Maistre ; deux vieillards de vingt-cinq ans le tirèrent du carrosse et le portèrent sur leurs bras au Président, son père : il n’est pas nécessaire de vous dire que ce bon papa était déjà averti du départ et de l’heureuse arrivée du ballon. On se rendit ensuite chez M. Brun ; malheureusement, son père était absent ; mais que manque-t-il à la tendresse quand on possède une mère ? Celle de M. Brun triompha du triomphe de son fils : elle reçut les compliments et les embrassades de tout le monde, et surtout des dames qui ne pouvaient se lasser de contempler sa joie :

O grand Dieu ! le cœur d’une mère
Est un bel ouvrage du tien.

De chez M. Brun on se rendit chez S. E. monsieur le Gouverneur : les dames lui présentèrent les voyageurs ; il les reçut avec bonté, et même il fit la grâce au chevalier [de] Maistre de lui accorder un délai de deux jours pour se reposer et rejoindre à l’aise le régiment.

Un repas de quatre-vingt-dix couverts suivit toutes ces présentations. Il n’est pas possible de vous donner une idée de l’union et de la joie aimable et bruyante qui régnèrent dans ce banquet presque fraternel ; on y porta un grand nombre de santés à l’anglaise. Autant qu’il m’en ouvient, voici l’ordre des toasts :

Le chevalier de Chevelu, qui manquait seul pour rendre la fête complète ; Les deux voyageurs ;

Le président comte [de] Maistre, et M. et Mme Brun, qui avaient fourni incontestablement les premiers matériaux de la fête ;

S. E. monsieur le Gouverneur, qui avait bien voulu honorer de son nom la liste des souscripteurs, et nous accorder encore pour deux jours l’un des voyageurs ;

MM. [de] Montgolfier, dont le génie nous avait procuré le magnifique spectacle du matin, et les plaisirs qui le suivaient ;

L’auteur du Prospectus, sans doute à cause de sa bonne volonté ;

Les dames qui étaient accourues les premières au secours des voyageurs, et les avaient favorisés des premières accolades ;

Le comte de Saint- Gilles, major du régiment des dragons de Piémont ; pour lui et pour les officiers de son corps, qui avaient pris un intérêt vraiment patriotique au ballon de Chambéry, et que nous voyions à table avec tant de satisfaction ;

Le chevalier Galatée, cocher de bonne maison et maître des cérémonies : âme de la fête.

Enfin, le comte de Saint-Gilles, ayant réclamé le silence, proposa une libation d’eau fraîche à l’honneur de l'Hermite de Nivolet[13], et cette proposition fut acceptée avec de grands éclats de rire.

Après le repas, on se rendit en ordre à la porte du faubourg de Montmélian, où le ballon attendait les convives : on le ramena pompeusement sur deux chariots, aussi bien portant qu’au moment du départ, et on alla le déposer, au bruit des fanfares, dans le jardin d’Yenne : nouvel hommage au chevalier de Chevelu, qu’on n’oubliait pas un seul instant.

Cette journée fut terminée très-agréablement par un bal superbe , qui réunit tout ce que nous possédons d’aimable : assemblée charmante, où le plaisir, si souvent banni par la triste étiquette, tint ses états jusqu’à six heures du matin. Audessus de l’orchestre, on voyait encore le chiffre du chevalier de Chevelu. Après les premières contredanses, les voyageurs entrèrent et furent présentés par mesdames de Cevin et de Montailleur, qui les avaient ramenés le matin : un nombre infini d’accolades leur prouvèrent que, même en descendant du ciel, on peut s’amuser sur la terre. Le rire était sur toutes les lèvres, la joie dans tous les cœurs ; et chacun se retira pénétré de respect pour la physique et la folie. Je ne me refuserai point, en finissant, le plaisir de vous dire que l’union, la joie et le bon ordre qui régnèrent dans nos fêtes, furent, en grande partie, l’ouvrage du comte de la Perrouse et du marquis de la Serraz, qui semblaient se multiplier pour montrer de tous côtés la politesse la plus attentive et la plus ingénieuse.

J’aimerais fort laisser courir ma plume, et vous nommer tout le monde ; mais il faut se contenter de vous assurer en général que les voyageurs viennent de contracter une grande dette à l’égard du public : le tendre intérêt qu’il a daigné leur accorder les pénétrera, sans doute, de la plus vive reconnaissance. M. Brun, qui va porter ses talents sous un ciel étranger, se rappellera souvent la journée du ballon ; et quand la famille de l’un des voyageurs aurait encore deux patries, elle se hâterait de prêter serment de fidélité à celle qui a bien voulu l’honorer de tant de marques de bonté.

Adieu, mon très cher comte : pardonnez-moi cette parlerie patriotique, et croyez-moi avec une estime et une tendresse que vous connaissez depuis longtemps,

Tout à vous et pour toujours,
S…

Chambéry, 8 mai 1784.

  1. Ce Prospectus et la Lettre qui suit ont été publiés, en deux brochures séparées, par l’auteur, et sous le voile de l’anonyme, en 1784, à Chambéry. Ils ont été réédités pour la première fois par M. Jules Philippe, député de la Haute-Savoie (Annecy, 1874, in-8o de 66 pp.).
  2. La première expérience publique faite par les frères Montgolfier eut lieu, le 5 juin 1783, sur la grande place d’Annonay, en présence des États du Vivarais. Elle fut répétée le 27 août suivant, sous la direction du physicien Charles, au Champ de Mars, à Paris.
  3. C’est Pilâtre de Rozier (et non, comme on pourrait le croire, l’un des Montgolfier) qui s’éleva du château de la Muette, près Paris, le 21 novembre 1783, en compagnie du marquis d’Arlandes, major dans un régiment d’infanterie. Ils furent les premiers voyageurs aériens. L’expérience paraissait offrir tant de dangers que le roi n’avait d’abord permis de la tenter qu’avec deux condamnés aux galères.
  4. Des quatre savants cités trois, en effet, se sont beaucoup occupés d’électricité : Tibère Cavallo, physicien napolitain ; Pierre Bertholon, médecin lyonnais, et Nicolas-Philippe Ledru, qui s’est rendu fameux comme prestidigitateur sous le nom de Comus. Quant à Quinquet, c’est un fait bien connu qu’il s’est approprié l’invention de la lampe à courant d’air et à cylindres, due au docteur Argand, de Genève.
  5. C’est aujourd’hui une belle promenade publique ; elle est située à l’est de la ville, au delà de l’Albane.
  6. Alphonse Borelli, médecin napolitain du dix-septième siècle.
  7. Officier dans la Légion des Campements.
  8. Personnage du Roland furieux, d’Arioste.
  9. Savant arabe du dixième siècle, appelé aussi en français Aboul farage. Son véritable nom est Al Farabi.
  10. Joseph de Maistre.
  11. C’est-à-dire de 986 mètres, estimation sur laquelle l’auteur a raison d’avoir des doutes, s’il est vrai que le ballon se soit élevé nu-dessus des dents de Nivolet et de Granier.
  12. La dent de Nivolet a 1,523 mètres de hauteur et celle de Granier, 1938.
  13. L’auteur du Prospectus se garde bien d’approuver cette libation : au contraire, il est fou de l’Hermite, qui est un homme d’esprit. Salut ! gloire ! paix ! bénédiction à tous les critiques passés, présents et futurs ! Y a-t-il rien dans l’univers de plus excellent que ce qui fait rire ? Au diable ces auteurs susceptibles qui jettent les hauts cris à la moindre égratignure ! La critique amuse, et partant elle est bonne, suivant le grand axiome :
    Est-ce un malheur ? Non, si c’est un plaisir.
    L’Hermite aurait cependant dû avoir l’honnêteté d’adresser un exemplaire de sa lettre à l’auteur du Prospectus, qui le somme ici très expressément de se faire connaître à lui dans huit jours, afin qu’il ait le plaisir de l’embrasser. S’il se refuse à cette invitation qui n’est ni un lazzi, ni une inconséquence, il s’expose visiblement à passer pour un écriveur discourtois.
    N. B. L’auteur du Prospectus a demandé place pour cette note à celui de la Relation. (Note de l’Auteur.)
    Après la publication du Prospectus, il parut à Chambéry une critique assez vive de l’entreprise sous la forme d’une lettre signée Philalète, hermite de Nivolet. Ce nom de guerre cachait le P. Domergue.