Premier Alcibiade (trad. Cousin)/Argument philosophique



LE PREMIER
ALCIBIADE,
OU
DE LA NATURE HUMAINE.

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ARGUMENT

PHILOSOPHIQUE.

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LE sujet de ce dialogue est en effet la nature humaine, ou la connaissance de soi-même, considérée comme le principe de toute perfection, de toute science, et particulièrement de la science politique.

Platon, ou l’auteur quel qu’il soit de ce dialogue, n’arrive au vrai sujet, la connaissance de soi-même, qu’à travers un assez long préambule sur le juste et l’utile, et à peine est-il arrivé au point essentiel, qu’il l’effleure et se jette dans les conséquences politiques.

Le préambule sur le juste est fort remarquable par la méthode du raisonnement. Socrate prouve à Alcibiade qu’il doit ignorer ce que c’est que le juste ; car, comment le saurait-il ? On ne sait que ce que l’on a trouvé soi-même ou appris des autres. L’a-t-il trouvé lui-même ? Il a pu le trouver s’il l’a cherché : il a pu le chercher s’il a cru l’ignorer. Mais quand a-t-il cru l’ignorer ? Assurément ce n’est pas hier, ni le mois dernier, ni l’année dernière, ni auparavant dans les jours de son enfance, où les mots de justice et d’injustice se mêlaient sans cesse à tous ses propos. Il est donc impossible de déterminer le temps où il a cru l’ignorer, et par conséquent où il a pu le chercher et le trouver. — L’a-t-il appris des autres ? Mais les autres, ou l’ont trouvé d’eux-mêmes, ou l’ont appris des autres. Ils n’ont pu le trouver d’eux-mêmes plus qu’Alcibiade, et, s’ils l’ont appris des autres, de qui ceux-là l’avaient-ils appris ? Ce cercle est sans fin. Et il ne faut pas dire qu’Alcibiade a pu l’apprendre dans le commerce du peuple ; car le peuple est un excellent maître de langue, mais un très mauvais maître de justice, qui n’est d’accord là-dessus ni avec lui-même, ni avec les autres. La preuve en est dans les orages des délibérations publiques d’Athènes, et dans les guerres perpétuelles des peuples de la Grèce entre eux.

Le même raisonnement s’applique à l’utile. Mais, sans rengager Alcibiade dans le même genre d’argumentation, Socrate se contente de lui demander s’il croit que l’utile et le juste sont la même chose. Alcibiade le nie d’abord, et en convient ensuite, après une discussion qui aurait pu être aisément plus sévère et plus lumineuse. Or, si l’utile est la même chose que le juste, et si Alcibiade ne sait pas ce que c’est que le juste, il ne sait donc point ce que c’est que l’utile ; et il reste convaincu d’ignorer précisément les deux points sur lesquels roulent toutes les affaires de ce monde, lui qui se proposait d’aller de ce pas donner son avis aux Athéniens sur leurs affaires.

La conséquence de toute cette discussion, est qu’Alcibiade a beaucoup à apprendre avant d’être un homme d’État, et qu’il faut d’abord qu’il s’instruise et se perfectionne.

Or, la perfection d’un être n’est point ailleurs que dans la fidélité à sa propre nature, et qui ne sait quel il est, ne peut concevoir quel il doit être : le point de départ de toute perfection est la connaissance de soi-même. C’est là le fond de l’Alcibiade.

Que sommes-nous donc ? On a dit que l’homme est une intelligence servie par des organes. Il fallait dire que l’homme est une intelligence qui se sert des organes. En effet, le moi ne s’aperçoit lui-même que dans le sentiment intime du pouvoir qu’il a de se servir, quand et comment il lui plaît, de ces mêmes organes qui l’enveloppent et dont il semble le produit. Ce n’est qu’en se servant d’eux qu’il s’en distingue, et ce n’est qu’en s’en distinguant qu’il soupçonne leur existence et reconnaît la sienne. Tant que l’homme ne fait que sentir, jouir ou souffrir, sa sensibilité eût-elle acquis les développemens les plus riches et les plus vastes, occupât-il l’espace entier de son étendue, remplît-il le temps de sa durée, l’homme n’est pas encore, du moins pour lui-même ; il n’est, à ce degré, qu’une des forces de la nature, une pièce ordinaire de l’ordre du monde et du mécanisme universel qui agit en lui et par lui. Mais quand, parti des profondeurs de l’âme, prémédité, délibéré, voulu, l’acte libre vient s’interposer au milieu du flux et du reflux des affections et des mouvemens organiques, le miracle de la personnalité humaine s’accomplit. Tant que le sentiment de l’action volontaire et libre subsiste dans l’âme, le miracle continue, l’homme s’appartient à lui-même, et possède la conscience d’une existence qui lui est propre. Quand ce sentiment diminue, celui de l’existence décroît proportionnellement : ses divers degrés mesurent l’énergie, la pureté, la grandeur de la vie humaine ; et quand il est éteint, le phénomène intellectuel a péri.

Tel est l’homme, le principe individuel, τὸ αὐτὸ ἕϰαστον, pour le bien connaître il ne suffit pas de le considérer en lui-même, de le suivre dans ses actes et ses applications à tout ce qui n’est pas lui ; il faut le considérer de plus haut, et le rapporter lui-même à son propre principe, à l’essence universelle dont il émane, αὐτὸ τὸ αὐτό.

Ce qui constitue le moi, c’est son caractère de force ou de cause. Or, cette cause, précisément parce qu’elle est personnelle, relative, déterminée, τὸ αὐτὸ ἕϰαστον, et qu’elle agit dans le temps et dans l’espace, est finie, limitée par l’espace et par le temps, et l’opposition nécessaire des forces étrangères de la nature ; elle a ses degrés, ses bornes, ses affaiblissements, ses suspensions, ses défaillances ; elle ne se suffit donc pas à elle-même ; et alors même que, fidèle à sa nature, elle résiste à la fatalité qui fait effort pour l’entraîner et l’absorber dans son sein, alors même qu’elle défend le plus noblement contre cette fatalité et les passions qui en dérivent, la liberté faible et bornée, mais réelle et perfectible dont elle est douée, elle éprouve le besoin d’un point d’appui plus ferme encore que celui de la conscience, d’une puissance supérieure où elle se renouvelle, se fortifie et s’épure. Mais cette puissance, où la trouver ? Sera-ce à la scène mobile de ce monde que nous demanderons un principe fixe ? Sera-ce à des formules abstraites que nous demanderons un principe réel ? Il faut donc revenir à l’âme, mais il faut entrer dans ses profondeurs. Il faut revenir au moi, car le moi seul peut donner un principe actif et réel ; mais il faut dégager le moi de lui-même pour en obtenir un principe fixe, c’est-à-dire qu’il faut considérer le moi substantiellement, car la substance du moi, comme substance du moi, doit être une force, et, comme substance, elle doit être une force absolue. Or, n’est-ce pas un fait que, sous le jeu varié de nos facultés et pour ainsi dire à travers la conscience claire et distincte de notre énergie personnelle, est la conscience sourde et confuse d’une force qui n’est pas la nôtre, mais à laquelle la nôtre est attachée, que le moi, c’est-à-dire toute l’activité volontaire, ne s’attribue pas, mais qu’il représente sans toutefois la représenter intégralement, à laquelle il emprunte sans cesse sans jamais l’épuiser, qu’il sait antérieure à lui puisqu’il se sent venir d’elle et ne pouvoir subsister sans elle, qu’il sait postérieure à lui puisque après des défaillances momentanées il se sent renaître dans elle et par elle ? Exempte des limites et des troubles de la personnalité, cette force antérieure, postérieure, supérieure à celle de l’homme, ne descend point à des actes particuliers, et, par conséquent, ne tombe ni dans le temps ni dans l’espace, immobile dans l’unité de son action infinie et inépuisable, en dehors et au-dessus du changement, de l’accident et du mode, cause invisible et absolue de toutes les causes contingentes et phénoménales, substance, existence, liberté pure, Dieu. Or, Dieu une fois conçu comme le type de la liberté en soi, et l’âme humaine comme le type de la liberté relative ou de la volonté, il suit que plus l’âme se dégage des liens de la fatalité, plus elle se retire des élémens profanes qui l’environnent, et qui l’entraînent vers ce monde extérieur des images, et des formules aussi vaines que les images, plus elle revient et s’attache à l’élément sacré, au Dieu qui habite en elle ; et mieux elle se connaît elle-même, puisqu’elle se connaît non-seulement dans son état actuel, mais dans son état primitif et futur, dans son essence. C’est là la condition et le complément de toute sagesse, de toute science, de toute perfection.

Voici maintenant les conséquences pratiques : celui qui se connaît lui-même et dans l’individualité qui constitue son état actuel, et dans le principe universel dont il émane, celui-là sait que ce n’est pas les avantages extérieurs, qui ne lui appartiennent pas, mais lui-même, mais son âme qu’il doit chercher à perfectionner, et qu’il doit la perfectionner en la ramenant et l’élevant sans cesse à son principe, à l’essence libre et pure dans laquelle elle se contemple, et qui lui sert à-la-fois de substance, de cause et d’idéal. Mais celui qui ne se connaît pas lui-même, ignore la perfection qui lui est propre. Incapable de se perfectionner lui-même, il l’est, à plus forte raison, de perfectionner les autres et de se mêler utilement de leurs affaires. Il est donc nécessairement un mauvais homme d’État. Tant qu’on n’est pas vertueux, il faut obéir ; tant qu’on ne connaît pas l’art de rendre vertueux les autres, il ne faut pas leur commander. Car, ce qu’il faut d’abord procurer à la république, ce ne sont pas les avantages extérieurs, mais c’est la vertu pour les citoyens. La vraie politique est l’art de persuader la justice.


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