Présentation sous forme de toast du vin de la récolte de 1472

PRÉSENTATION
SOUS FORME DE TOAST
DU
VIN DE LA RÉCOLTE DE 1472
au banquet des Félibres, à Saint-Rémy
le 13 septembre 1868
PAR LE Bon BRISSE


Messieurs,

Chacun de vous porte en lui-même et manifeste avec éclat son droit d’être assis à ce banquet mémorable ; moi, qui ne dois la faveur d’y être admis qu’à mon titre d’enfant du pays, et peut-être aussi comme vulgarisateur d’un art qui a inspiré tant de poètes, je vous demande la permission de vous présenter, en vous en retraçant rapidement l’histoire, un souvenir légendaire se rattachant à mes études favorites.

En nos contrées, que le soleil échauffe de ses meilleurs rayons, dans la scintillante Catalogne et la gaie Provence, la poésie est, de temps immémorial, l’âme de toutes les grandes fêtes.

Sous d’autres ciels moins favorisés par l’astre bienfaisant, cette suprématie appartient aux exercices du corps.

Sur les bords du Rhin, par exemple, Francs-archers et Francs-tireurs sont, depuis des siècles, les héros des réunions solennelles, occupant ainsi, dans le nord de la France, le rang que troubadours et félibres tiennent si dignement dans le midi.

En 1576, la ville libre de Strasbourg convia, à un tir fédéral, les seigneurs et les notables des pays leurs alliés. Trois cents nobles étrangers, venant de la Souabe, de la Bavière, des villes libres et de la Suisse, répondirent à cet appel. Les réjouissances durèrent deux mois ; — on avait alors le loisir de faire dignement les choses — si bien que les plus brillants, parmi les jeunes habitants de Zurich, résolurent, à la fin, d’aller chercher ceux de leurs compatriotes qui s’oubliaient dans les délices de la cité alsacienne.

Pour donner à leur voyage un caractère significatif, il l’effectuèrent par eau, et en dix-sept heures, bien que la durée ordinaire de ce trajet fût alors de trois ou quatre jours.

En débarquant à Strasbourg, ils furent reçus par les membres du Sénat, auxquels ils offrirent un chaudron rempli d’une soupe au millet, préparée le matin même à Zurich, et maintenue chaude au moyen d’un entourage de sable brûlant, disposé dans un tonneau. — J’ai vu ce chaudron, qui est conservé à la bibliothèque de Strasbourg.

Le chef de l’expédition dit aux sénateurs, en le leur offrant : « qu’en apportant de Zurich cette soupe encore chaude, ils avaient voulu montrer à leurs alliés combien promptement ils viendraient à leur secours dans un pressant danger. »

La ville de Strasbourg, pour présenter à ses invités le vin d’honneur, qui, suivant l’usage, devait avoir au moins cent ans, s’était procuré une certaine quantité du vin de la récolte de 1472, déjà en très grande vénération — comme le sera un jour, je l’espère, celui de la récolte de 1868.

Une partie seulement de ce vin ayant été consommée, le surplus fut placé dans les caves de l’hôpital civil, pour y être conservé.

L’hôpital brûla en 1706 — mais il est un dieu pour le vin — les caves furent préservées, et le vin de 1472, confié alors au sommelier Jean Hartmann, n’eut point à souffrir de dommages.

Hartmann légua sa charge à ses enfants. C’est aujourd’hui son arrière petit neveu, Georges Popp, tonnelier de l’hôpital civil, qui soigne avec amour et respect ce qui reste du vin de la récolte de 1472.

Il y a quelques temps, je quittai l’hôpital de Strasbourg, où j’étais entré malade, comme l’eût fait un poète, et où six semaines suffirent à un savant docteur et à de saintes filles de Dieu pour me rendre la santé. La veille de mon départ, l’excellent directeur me fit visiter le célèbre cellier de l’hôpital et goûter ce vin de 1472, que la municipalité offre en grande pompe aux souverains, aux princes, aux maréchaux et aux pontifes en visite officielle à Strasbourg.

Comme je ne puis, tout au plus, prétendre qu’au rang honorifique de chef…… de cuisine, on m’a versé le vin sans aucune cérémonie ; mais on m’en a donné à emporter !!!

C’est cette précieuse liqueur, revêtue de toutes les attentions officielles, que j’expose à votre vénération.

Il y a, parmi vous, Messieurs, assez de fronts couronnés, de princes du gai savoir, de maréchaux de lettres et d’apôtres du progrès, pour que l’occasion soit bonne de déguster cet élixir quatre fois centenaire ; mais il vaut mieux, je crois, que cette relique demeure intacte et se perpétue en souvenir de notre réunion fraternelle.

Je vous propose donc de la déposer, en votre nom, au musée de Saint-Rémy, avec cette inscription :

« Vin de la récolte de 1472, ayant figuré, en 1868, au banquet des Félibres d’Espagne et de Provence. »