Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 2

Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 161-169).
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CHAPITRE II.

SUITE DU TABLEAU DE L’EUROPE. RÉGENCE DU DUC D’ORLÉANS. SYSTÈME DE LAW OU LASS.


Ce qui étonna le plus toutes les cours de l’Europe, ce fut de voir quelque temps après, en 1724 et 1725, Philippe V et Charles VI, autrefois si acharnés l’un contre l’autre, maintenant étroitement unis, et les affaires sorties de leur route naturelle au point que le ministère de Madrid gouverna une année entière la cour de Vienne. Cette cour, qui n’avait jamais eu d’autre intention que de fermer à la maison française d’Espagne tout accès dans l’Italie, se laissa entraîner loin de ses propres sentiments jusqu’à recevoir un fils de Philippe V et d’Élisabeth de Parme, sa seconde femme, dans cette même Italie dont on voulait exclure tout Français et tout Espagnol. L’empereur donna à ce fils puîné de son concurrent l’investiture de Parme et de Plaisance, et du grand-duché de Toscane : quoique la succession de ces États ne fût point ouverte, don Carlos y fut introduit avec six mille Espagnols, et il n’en coûta à l’Espagne que deux cents mille pistoles données à Vienne.

Cette faute du conseil de l’empereur ne fut pas au rang des fautes heureuses ; elle lui coûta plus cher dans la suite. Tout était étrange dans cet accord : c’étaient deux maisons ennemies, qui s’unissaient sans se fier l’une à l’autre ; c’étaient les Anglais qui, ayant tout fait pour détrôner Philippe V, et lui ayant arraché Minorque et Gibraltar, étaient les médiateurs de ce traité ; c’était un Hollandais, Ripperda, devenu Duc et tout-puissant en Espagne, qui le signait, qui fut disgracié après l’avoir signé, et qui alla mourir ensuite dans le royaume de Maroc, où il tenta d’établir une religion nouvelle.

Cependant en France la régence du duc d’Orléans, que ses ennemis secrets et le bouleversement général des finances devaient rendre la plus orageuse des régences, avait été la plus paisible et la plus fortunée. L’habitude que les Français avaient prise d’obéir sous Louis XIV fit la sûreté du régent et la tranquillité publique. La conspiration dirigée de loin par le cardinal Albéroni, et mal tramée en France, fut dissipée aussitôt que formée. Le parlement, qui, dans la minorité de Louis XIV, avait fait la guerre civile pour douze charges de maîtres des requêtes, et qui avait cassé les testaments de Louis XIII et de Louis XIV avec moins de formalités que celui d’un particulier, eut à peine la liberté de faire des remontrances lorsqu’on eut augmenté la valeur numéraire des espèces trois fois au delà du prix ordinaire. Sa marche à pied de la grand’chambre au Louvre ne lui attira que les railleries du peuple. L’édit le plus injuste qu’on ait jamais rendu, celui de défendre à tous les habitants d’un royaume d’avoir chez soi plus de cinq cents francs d’argent comptant, n’excita pas le moindre mouvement. La disette entière des espèces dans le public ; tout un peuple en foule se pressant pour aller recevoir à un bureau quelque monnaie nécessaire à la vie, en échange d’un papier décrié dont la France était inondée ; plusieurs citoyens écrasés dans cette foule, et leurs cadavres portés par le peuple au Palais-Royal, ne produisirent pas une apparence de sédition. Enfin ce fameux système de Lass, qui semblait devoir ruiner la régence et l’État, soutint en effet l’un et l’autre par des conséquences que personne n’avait prévues.

La cupidité qu’il réveilla dans toutes les conditions, depuis le plus bas peuple jusqu’aux magistrats, aux évêques et aux princes, détourna tous les esprits de toute attention au bien public, et de toute vue politique et ambitieuse, eu les remplissant de la crainte de perdre et de l’avidité de gagner. C’était un jeu nouveau et prodigieux, où tous les citoyens pariaient les uns contre les autres. Des joueurs acharnés ne quittent point leurs cartes pour troubler le gouvernement. Il arriva, par un prestige dont les ressorts ne purent être visibles qu’aux yeux les plus exercés et les plus fins, qu’un système tout chimérique enfanta un commerce réel et fit renaître la compagnie des Indes[1], établie autrefois par le célèbre Colbert et ruinée par les guerres. Enfin, s’il y eut beaucoup de fortunes particulières détruites, la nation devint bientôt plus commerçante et plus riche. Ce système éclaira les esprits, comme les guerres civiles aiguisent les courages.

Ce fut une maladie épidémique qui se répandit de France en Hollande et en Angleterre ; elle mérite l’attention de la postérité, car ce n’était point l’intérêt politique de deux ou trois princes qui bouleversait des nations. Les peuples se précipitèrent d’eux-mêmes dans cette folie, qui enrichit quelques familles, et qui en réduisit tant d’autres à la mendicité. Voici quelle fut l’origine de cette démence, précédée et suivie de tant d’autres folies.

Un Écossais nommé Jean Law, que nous nommons Jean Lass[2], qui n’avait d’autre métier que d’être grand joueur et grand calculateur, obligé de fuir de la Grande-Bretagne pour un meurtre[3], avait dès longtemps rédigé le plan d’une compagnie qui payerait en billets les dettes d’un État, et qui se rembourserait par les profits. Ce système était très-compliqué ; mais, réduit à ses justes bornes, il pouvait être très-utile[4]. C’était une imitation de la banque d’Angleterre et de sa compagnie des Indes. Il proposa cet établissement au duc de Savoie, depuis premier roi de Sardaigne, Victor-Amédée, qui répondit qu’il n’était pas assez puissant pour se ruiner. Il le vint proposer au contrôleur général Desmarets ; mais c’était dans le temps d’une guerre malheureuse, où toute confiance était perdue ; et la base de ce système était la confiance[5].

Enfin, il trouva tout favorable sous la régence du duc d’Orléans : deux milliards de dettes à éteindre, une paix qui laissait du loisir au gouvernement, un prince et un peuple amoureux des nouveautés.

Il établit d’abord une banque en son propre nom, en 1716. Elle devint bientôt un bureau général des recettes du royaume. On y joignit une compagnie du Mississipi, compagnie dont on faisait espérer de grands avantages. Le public, séduit par l’appât du gain, s’empressa d’acheter avec fureur les actions de cette compagnie et de cette banque réunies. Les richesses, auparavant resserrées par la défiance, circulèrent avec profusion ; les billets doublaient, quadruplaient ces richesses. La France fut très-riche en effet par le crédit. Toutes les professions connurent le luxe, et il passa chez les voisins de la France, qui eurent part à ce commerce.

La banque fut déclarée Banque du roi en 1718. Elle se chargea du commerce du Sénégal. Elle acquit le privilège de l’ancienne compagnie des Indes, fondée par le célèbre Colbert, tombée depuis en décadence, et qui avait abandonné son commerce aux négociants de Saint-Malo. Enfin elle se chargea des fermes générales du royaume. Tout fut donc entre les mains de l’Écossais Lass, et toutes les finances du royaume dépendirent d’une compagnie de commerce.

Cette compagnie paraissant établie sur de si vastes fondements, ses actions augmentèrent vingt fois au delà de leur première valeur. Le duc d’Orléans fit sans doute une grande faute d’abandonner le public à lui-même. Il était aisé au gouvernement de mettre un frein à cette frénésie ; mais l’avidité des courtisans et l’espérance de profiter de ce désordre empêchèrent de l’arrêter. Les variations fréquentes dans le prix de ces effets produisirent à des hommes inconnus des biens immenses : en moins de six mois, devinrent beaucoup plus riches que beaucoup de princes. Lass, séduit lui-même par son système, et ivre de l’ivresse publique et de la sienne, avait fabriqué tant de billets que la valeur chimérique des actions valait, en 1719, quatre-vingts fois tout l’argent qui pouvait circuler dans le royaume. Le gouvernement remboursa en papiers tous les rentiers de l’État.

Le régent ne pouvait plus gouverner une machine si immense, si compliquée, et dont le mouvement rapide l’entraînait malgré lui. Les anciens financiers et les gros banquiers réunis épuisèrent la Banque royale, en tirant sur elle des sommes considérables. Chacun chercha à convertir ses billets en espèces ; mais la disproportion était énorme. Le crédit tomba tout d’un coup : le régent voulut le ranimer par des arrêts qui l’anéantirent. On ne vit plus que du papier ; une misère réelle commençait à succéder à tant de richesses fictives. Ce fut alors qu’on donna la place de contrôleur général des finances à Lass, précisément dans le temps qu’il était impossible qu’il la remplît ; c’était en 1720, époque de la subversion de toutes les fortunes des particuliers et des finances du royaume. On le vit, en peu de temps, d’Écossais devenir Français par la naturalisation[6] ; de protestant, catholique ; d’aventurier, seigneur des plus belles terres ; et de banquier, ministre d’État. Je l’ai vu arriver dans les salles du Palais-Royal, suivi de ducs et pairs, de maréchaux de France et d’évêques. Le désordre était au comble. Le parlement de Paris s’opposa[7] autant qu’il le put à ces innovations, et il fut exilé à Pontoise. Enfin, dans la même année, Lass, chargé de l’exécration publique, fut obligé de fuir du pays qu’il avait voulu enrichir, et qu’il avait bouleversé. Il partit dans une chaise de poste que lui prêta le duc de Bourbon-Condé, n’emportant avec lui que deux mille louis, presque le seul reste de son opulence passagère.

Les libelles de ce temps-là accusent le régent de s’être emparé de tout l’argent du royaume pour les vues de son ambition, et il est certain qu’il est mort endetté de sept millions exigibles. On accusait Lass d’avoir fait passer pour son profit les espèces de la France dans les pays étrangers. Il a vécu quelque temps à Londres des libéralités du marquis de Lassey, et est mort à Venise, en 1729, dans un état à peine au-dessus de l’indigence. J’ai vu sa veuve à Bruxelles, aussi humiliée qu’elle avait été fière et triomphante à Paris. De telles révolutions ne sont pas les objets les moins utiles de l’histoire[8].

Pendant ce temps la peste désolait la Provence. On avait la guerre avec l’Espagne. La Bretagne était prête à se soulever. Il s’était formé des conspirations contre le régent, et cependant il vint à bout presque sans peine de tout ce qu’il voulut au dehors et au dedans. Le royaume était dans une confusion qui faisait tout craindre, et cependant ce fut le règne des plaisirs et du luxe.

Il fallut, après la ruine du système de Lass, réformer l’État : on fit un recensement de toutes les fortunes des citoyens, ce qui était une entreprise non moins extraordinaire que le système : ce fut l’opération de finance et de justice la plus grande et la plus difficile qu’on ait jamais faite chez aucun peuple. On la commença vers la fin de 1721. Elle fut imaginée, rédigée et conduite par quatre frères[9] qui, jusques-là, n’avoient point eu de part principale aux affaires publiques, et qui, par leur génie et par leurs travaux, méritèrent qu’on leur confiât la fortune de l’État. Ils établirent assez de bureaux de maîtres des requêtes et d’autres juges : ils formèrent un ordre assez sûr et assez net, pour que le chaos fût débrouillé : cinq cent onze mille et neuf citoyens, la plupart pères de familles, portèrent leur fortune en papier à ce tribunal. Toutes ces dettes innombrables furent liquidées à près de seize cent trente et un millions numéraires effectifs en argent, dont l’État fut chargé. C’est ainsi que finit ce jeu prodigieux de la fortune, qu’un étranger inconnu avait fait jouer à toute une nation[10].

Après la destruction de ce vaste édifice de Lass, si hardiment conçu, et qui écrasa son architecte, il resta pourtant de ses débris une compagnie des Indes, qu’on crut quelque temps à Paris la rivale de celle de Londres et d’Amsterdam[11].

La fureur du jeu des actions, qui avait saisi les Français, anima aussi les Hollandais et les Anglais. Ceux qui avaient observé en France les ressorts par lesquels tant de particuliers avaient élevé des fortunes si rapides et si immenses sur la crédulité et sur la misère publiques portèrent dans Amsterdam, dans Rotterdam, dans Londres, le même artifice et la même folie. On parle encore avec étonnement de ces temps de démence et de ce fléau politique ; mais qu’il est peu considérable, en comparaison des guerres civiles et de celles de religion qui ont si longtemps ensanglanté l’Europe, et des guerres de peuple à peuple, ou plutôt de prince à prince, qui dévastent tant de contrées ! Il se trouva dans Londres et dans Rotterdam des charlatans qui firent des dupes. On créa des compagnies et des commerces imaginaires, Amsterdam fut bientôt désabusé. Rotterdam fut ruiné pour quelque temps. Londres fut bouleversé pendant l’année 1720. Il résulta de cette manie, en France et en Angleterre, un nombre prodigieux de banqueroutes, de fraudes, de vols publics et particuliers, et toute la dépravation de mœurs que produit une cupidité effrénée.



  1. Voyez tome XIV, page 498 ; ci-après, chapitre xxix ; et le chapitre Ier des Fragments historiques sur l’Inde.
  2. Dans les Mémoires infidèles de la régence on le dit le fils d’un orfèvre. On appelle en anglais orfèvre, goldsmith, un dépositaire d’argent, espèce d’agent de change. (Note de Voltaire.) — Voyez, sur l’origine de la prononciation Lass, la note 2 de la page 60.
  3. Il avait tué en duel son adversaire.
  4. Desmarets n’avait pas moins accepté de Lass un projet de banque sur un très-large plan. Mais disons tout de suite que Voltaire n’est pas ici un juge impartial, et qu’il lui serait même bien difficile de l’être. Il appartenait par reconnaissance plusieurs, à la cause des Pâris, qui aidèrent à sa fortune ; or les Pâris furent non-seulement les ennemis de Lass, mais encore les justiciers de son système. (G. A.)
  5. Voyez l’article Banque, dans le Dictionnaire philosophique.
  6. Les lettres de naturalisation ne furent pas enregistrées. L’Académie des sciences l’avait choisi, en 1719, pour un de ses honoraires ; mais son élection fut déclarée nulle en 1721, à cause de ce défaut d’enregistrement, et le cardinal de Fleury élu à sa place. (K.)
  7. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lx.
  8. Il est sûr qu’en payant en papier-monnaie les dettes d’un État, il se trouve libéré sans qu’il en ait rien coûté ; mais pour que cette opération soit juste et utile, il faut que ces billets aient dans le commerce une valeur égale à la somme d’argent qu’ils représentent. Or des billets ne peuvent conserver cette valeur s’il n’existe pas une opinion générale que tout possesseur de ces billets pourra, au moment qu’il voudra, les convertir en argent comptant. Cette opinion n’est pas fondée uniquement sur la proportion de la somme de ces billets avec la masse d’argent donnée à la banque, ni même avec la totalité de l’argent du pays. Il suffit que chacun se regarde comme assuré que le nombre des billets qu’on voudra liquider à la fois n’excédera point la somme que la banque peut réaliser à chaque instant, et, ce qui en est la conséquence, qu’ils continueront de circuler dans le commerce ; mais lorsque la somme de ces billets est supérieure à celle qu’on suppose que la banque peut réunir en argent, cette opinion ne peut s’établir que peu à peu et par l’habitude. En supposant même la confiance entière, la valeur totale des billets doit encore avoir des bornes ; si elle surpasse la quantité d’argent nécessaire pour la circulation, c’est-à-dire pour les opérations du commerce intérieur, le surplus devient inutile, et ceux qui le possèdent doivent chercher à le réaliser. Il faudrait donc qu’outre la somme nécessaire à tenir en réserve pour liquider les billets qui servent à la circulation, la banque eût toujours en argent comptant une somme égale à la valeur de ces billets superflus. Ainsi, loin d’être utiles à la banque dont ils seraient sortis, ou à l’État qui les aurait employés, ils leur deviendraient à charge, et les exposeraient à perdre leur crédit, s’ils n’avaient pas des moyens sûrs, quoique onéreux, de rassembler en peu de jours les sommes nécessaires pour ces liquidations. Les États-Unis d’Amérique, tout éclairés qu’ils sont, n’ont pas senti ces vérités si simples, et le discrédit rapide de leurs papiers a prouvé combien l’opinion de l’usage indéfini d’un papier-monnaie était peu fondée.

    Lass paraît avoir été dans la même erreur ; mais il savait très-bien que si l’on se bornait, dans la circonstance où il se trouvait, à payer les dettes en papier-monnaie, ces billets seraient bientôt sans valeur ; il fallait donc chercher à leur en donner une. Il employa pour cela trois moyens : le premier consistait à donner à la banque des profits de finance ou des privilèges de commerce, en admettant les porteurs de billets au partage de ces profits. Il était clair en effet que dès lors le papier pouvait valoir, outre la somme qu’il représentait, un profit plus ou moins considérable ; il devait donc, suivant l’idée qu’on aurait de la possibilité de ces profits, ou se maintenir au niveau de sa valeur, ou même s’élever au-dessus. Le gouvernement avait besoin d’une confiance moins grande, puisque l’espérance de gagner doit engager à courir des risques ; mais il fallait que le profit espéré fût au-dessus de l’intérêt ordinaire du commerce, et dès lors l’établissement de la banque n’était plus qu’un emprunt onéreux pour l’État. Aussi ce n’était point ce que voulait Lass ; il espérait seulement accréditer les billets par des espérances vagues ou plutôt trompeuses, comptant que lorsque la nation y serait accoutumée ils pourraient se soutenir d’eux-mêmes ; et c’est surtout dans cette partie de ses opérations qu’il se permit d’employer la charlatanerie. Nous n’en citerons qu’un exemple. Lorsqu’il accorda à la banque le privilège du commerce d’Afrique, il y joignit une petite prime pour chaque livre d’or qu’elle introduirait en France ; cette prime n’était pas un cinquième pour cent de la valeur, et par conséquent ne pouvait être comptée pour quelque chose qu’en supposant l’introduction d’une grande quantité de livres d’or. Le premier moyen réussit ; les actions gagnèrent, et Lass les multipliait à l’excès, en y attachant toujours de nouveaux profits en espérance.

    Ces charlataneries ne pouvaient soutenir le crédit que pendant très-peu de temps ; les billets tombèrent. Il prit alors un second moyen ; on contraignit à recevoir les billets de banque comme argent comptant. Ceux qui remboursèrent leurs dettes avec ces billets eurent le profit des banqueroutes, dont ils partageaient l’honneur avec le ministère. Mais cette contrainte ne peut exister dans les opérations de commerce ; le marchand qui vend sa denrée argent comptant est le maître de la donner à meilleur marché que s’il la vend en billets : ainsi ce moyen, injuste en lui-même, ne put ni soutenir suffisamment les billets, ni avoir longtemps de l’influence.

    Lass jusque-là était un homme persuadé faussement que l’établissement d’une banque augmentait les richesses réelles, et que, dans le cas où il la fondait, elle devait anéantir la dette publique. Peu délicat sur les moyens, il avait été injuste et charlatan ; mais il pouvait paraître habile aux yeux de ceux qui n’étaient point assez éclairés pour sentir qu’il ne pouvait résulter de son système, en lui supposant tout le succès possible, que l’existence d’une compagnie maîtresse des impôts et des privilèges de commerce, une banque très-compliquée, enfin une banqueroute faite au hasard, et sans que les pertes fussent proportionnelles, ce qui la rendait encore plus injuste et plus funeste.

    Mais à cette dernière époque toute cette habileté apparente disparut ; il imagina d’abord de dégoûter de l’argent comptant par des variations rapides dans les monnaies ; l’argent monnayé devenant, par ce moyen, d’un usage incommode, et ceux qui avaient des monnaies anciennes ne pouvant ni les employer dans le commerce, ni les vendre avec avantage comme matière, la valeur des billets devait augmenter ; mais cette hausse était plus que compensée par la diminution de la confiance. Il finit par défendre de garder de l’argent chez soi ; l’effet de cette dernière loi fut encore de rendre l’argent plus rare, mais aussi de faire tomber les billets de plus en plus. Au milieu de toutes ces lois, le public de Paris, occupé, non plus des fortunes qu’on pouvait faire en actions ou en payant ses dettes en billets, mais de celles que l’agiotage de ces billets faisait espérer, ne voyait encore qu’à demi l’illusion des projets de Lass. Lui-même enfin réduisit ses billets à la moitié de leur valeur : alors le prestige qui l’avait soutenu fut absolument dissipé, et Lass fut obligé de quitter le ministère et la France.

    Telle est l’histoire abrégée de ce système, tel que nous avons pu le saisir au milieu de cette foule de lois et d’opérations qui se succédaient avec une rapidité dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple.

    L’ignorance où l’on était alors, principalement en France, sur la nature et les effets des opérations de ce genre, fut la seule cause du succès momentané du système de Lass, des révolutions prodigieuses qu’il causa dans les fortunes ; son effet dans l’administration fut une banqueroute partielle faite de la manière la plus injuste, la plus propre à multiplier les désastres particuliers ; et il n’en est resté dans les esprits que des préjugés contre les billets de banque, qui cependant peuvent souvent être utiles, soit pour diminuer le prix de l’argent, et en laisser une plus grande quantité pour le commerce étranger ou pour les différents usages qu’on peut faire de l’argent non monnayé, soit pour augmenter la production et le commerce, en rendant la circulation plus facile et moins coûteuse. (K.)

  9. Les frères Pâris. (Note de Voltaire.) — L’aîné se nommait Antoine, le second La Montagne ; le troisième est connu sous le nom de Pâris-Duverney (voyez ci-après, chapitre iii, pages 172 et 176) ; le quatrième était appelé Pâris de Montmartel. Le marquis de Luchet a publié une Histoire de MM. Paris, 1776, in-8o. (B.)
  10. L’historien de la régence et celui du duc d’Orléans parlent de cette grande affaire avec aussi peu de connaissance que de toutes les autres : ils disent que le contrôleur général, M. de La Houssaie, était chambellan du duc d’Orléans ; ils prennent un écrivain obscur, nommé La Jonchère, pour La Jonchère le trésorier des guerres. Ce sont des livres de Hollande. Vous trouverez dans une continuation de l’Histoire universelle de Bénigne Bossuet, imprimée en 1738, chez L’Honoré, à Amsterdam, que le duc de Bourbon-Condé, premier ministre après le duc d’Orléans, « fit bâtir le château de Chantilly de fond en comble du produit des actions » : vous y verrez que Lass avait vingt millions sur la Banque d’Angleterre : autant de lignes, autant de mensonges. (Note de Voltaire, 1763.)
  11. Elle ne se soutint qu’aux dépens du trésor public, que l’ignorance des ministres sur les principes du commerce prodiguait à cette compagnie ou plutôt à ses agents. Voyez, ci-après, le chapitre xxix. (K.)