Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 13

Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 227-231).
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CHAPITRE XIII.

BATAILLE DE CONI. CONDUITE DU ROI DE FRANCE. LE ROI DE NAPLES SURPRIS PRÈS DE ROME.


Pour descendre dans le Milanais, il fallait prendre la ville de Coni. L’infant don Philippe et le prince de Conti l’assiégeaient. Le roi de Sardaigne les attaqua dans leurs lignes avec une armée supérieure. Rien n’était mieux concerté que l’entreprise de ce monarque. C’était une de ces occasions où il était de la politique de donner bataille. S’il était vainqueur, les Français avaient peu de ressources, et la retraite était très-difflcile ; s’il était vaincu, la ville n’était pas moins en état de résister dans cette saison avancée, et il avait des retraites sûres. Sa disposition passa pour une des plus savantes qu’on eût jamais vues ; cependant il fut vaincu. Les Français et les Espagnols combattirent comme des alliés qui se secourent, et comme des rivaux qui veulent chacun donner l’exemple. Le roi de Sardaigne perdit près de cinq mille hommes et le champ de bataille. Les Espagnols ne perdirent que neuf cents hommes, et les Français eurent mille deux cents hommes tués ou blessés. Le prince de Conti, qui était général et soldat, eut sa cuirasse percée de deux coups, et deux chevaux tués sous lui : il n’en parla point dans sa lettre au roi ; mais il s’étendait sur les blessures de MM. de La Force, de Senneterre, de Chauvelin, sur les services signalés de M. de Courten, sur ceux de MM. de Choiseul, du Chaila, de Beaupréau, sur tous ceux qui l’avaient secondé, et demandait pour eux des récompenses. Cette histoire ne serait qu’une liste continuelle si on pouvait citer toutes les belles actions qui, devenues simples et ordinaires, se perdent continuellement dans la foule.

Mais cette nouvelle victoire fut encore au nombre de celles qui causent des pertes sans produire d’avantages réels aux vainqueurs. On a donné plus de cent vingt batailles en Europe depuis 1600 ; et, de tous ces combats, il n’y en a pas eu dix de décisifs. C’est du sang inutilement répandu pour des intérêts qui changent tous les jours. Cette victoire donna d’abord la plus grande confiance, qui se changea bientôt en tristesse. La rigueur de la saison, la fonte des neiges, le débordement de la Sture et des torrents, furent plus utiles au roi de Sardaigne que la victoire de Coni ne le fut à l’infant et au prince de Conti. Il furent obligés de lever le siège et de repasser les monts avec une armée affaiblie. C’est presque toujours le sort de ceux qui combattent vers les Alpes, et qui n’ont pas pour eux le maître du Piémont, de perdre leur armée, même par des victoires.

Le roi de France, dans cette saison pluvieuse, était devant Fribourg. On fut obligé de détourner la rivière de Treisam, et de lui ouvrir un canal de deux mille six cents toises ; mais à peine ce travail fut-il achevé, qu’une digue se rompit, et on recommença. On travaillait sous le feu des châteaux de Fribourg ; il fallait saigner à la fois deux bras de la rivière : les ponts construits sur le canal nouveau furent dérangés par les eaux, on les rétablit dans une nuit, et, le lendemain, on marcha au chemin couvert sur un terrain miné, et vis-à-vis d’une artillerie et d’une mousqueterie continuelles. Cinq cents grenadiers furent couchés par terre, tués ou blessés ; deux compagnies entières périrent par l’effet des mines du chemin couvert, et, le lendemain, on acheva d’en chasser les ennemis, malgré les bombes, les pierriers, et les grenades, dont ils lésaient un usage continuel et terrible. Il y avait seize ingénieurs à ces deux attaques, et tous les seize y furent blessés. Une pierre atteignit le prince de Soubise, et lui cassa le bras. Dès que le roi le sut, il alla le voir : il y retourna plusieurs fois ; il voyait mettre l’appareil à ses blessures. Cette sensibilité encourageait toutes ses troupes. Les soldats redoublaient d’ardeur en suivant le duc de Chartres, aujourd’hui duc d’Orléans[1], premier prince du sang, à la tranchée et aux attaques.

Le général Damnitz, gouverneur de Fribourg, n’arbora le drapeau blanc que le 6 novembre, après deux mois de tranchée ouverte. Le siège des châteaux ne dura que sept jours. Le roi était maître du Brisgaw. Il dominait dans la Souabe. Le prince de Clermont, de son côté, s’était avancé jusqu’à Constance. L’empereur était retourné enfin dans Munich.

Les affaires prenaient en Italie un tour favorable, quoique avec lenteur. Le roi de Naples poursuivait les Autrichiens, conduits par le prince de Lobkovitz[2] sur le territoire de Rome. On devait tout attendre en Bohême de la diversion du roi de Prusse ; mais, par un de ces revers si fréquents dans cette guerre, le prince Charles de Lorraine chassait alors les Prussiens de la Bohême, comme il en avait fait retirer les Français, en 1742 et en 1743, et les Prussiens faisaient les mêmes fautes et les mêmes retraites qu’ils avaient reprochées aux armées françaises ; (19 novembre 1744) ils abandonnaient successivement tous les postes qui assurent Prague ; enfin ils furent obligés d’abandonner Prague même (27 novembre).

Le prince Charles, qui avait passé le Rhin à la vue de l’armée de France, passa l’Elbe la même année à la vue du roi de Prusse : il le suivit jusqu’en Silésie. Ses partis allèrent aux portes de Breslau ; on doutait enfin si la reine Marie-Thérèse, qui paraissait perdue au mois de juin, ne reprendrait pas jusqu’à la Silésie au mois de décembre de la même année, et on craignait que l’empereur, qui venait de rentrer dans sa capitale désolée, ne fût obligé d’en sortir encore.

Tout était révolution en Allemagne, tout y était intrigue. Les rois de France et d’Angleterre achetaient tour à tour des partisans dans l’empire. Le roi de Pologne, Auguste, électeur de Saxe, se donna aux Anglais pour cent cinquante mille pièces par an. Si on s’étonnait que, dans ces circonstances, un roi de Pologne, électeur, fût obligé de recevoir cet argent, on était encore plus surpris que l’Angleterre fût en état de le donner, lorsqu’il lui en coûtait cinq cent mille guinées cette année pour la reine de Hongrie, deux cent mille pour le roi de Sardaigne, et qu’elle donnait encore des subsides à l’électeur de Mayence ; elle soudoyait jusqu’à l’électeur de Cologne, frère de l’empereur, qui recevait vingt-deux mille pièces de la cour de Londres pour permettre que les ennemis de son frère levassent contre lui des troupes dans ses évêchés de Cologne, de Munster et d’Osnabruch, d’Hildesheim, de Paderborn, et de ses abbayes ; il avait accumulé sur sa tête tous ces biens ecclésiastiques, selon l’usage d’Allemagne et non suivant les règles de l’Église. Se vendre aux Anglais n’était pas glorieux ; mais il crut toujours qu’un empereur créé par la France, en Allemagne, ne se soutiendrait pas, et il sacrifia les intérêts de son frère aux siens propres.

Marie-Thérèse avait en Flandre une armée formidable, composée d’Allemands, d’Anglais, et enfin de Hollandais, qui se déclarèrent après tant d’indécisions.

La Flandre française était défendue par le maréchal de Saxe, plus faible de vingt mille hommes que les alliés. Ce général mit en œuvre ces ressources de la guerre auxquelles ni la fortune, ni même la valeur du soldat ne peuvent avoir part. Camper et décamper à propos, couvrir son pays, faire subsister son armée aux dépens des ennemis, aller sur leur terrain lorsqu’ils s’avancent vers le pays qu’on défend, et les forcer à revenir sur leurs pas, rendre par l’habileté la force inutile : c’est ce qui est regardé comme un des chefs-d’œuvre de l’art militaire, et c’est ce que fit le maréchal de Saxe, depuis le commencement d’auguste jusqu’au mois de novembre.

La querelle de la succession autrichienne était tous les jours plus vive, la destinée de l’empereur plus incertaine, les intérêts plus compliqués, les succès toujours balancés.

Ce qui est très-vrai, c’est que cette guerre enrichissait en secret l’Allemagne en la dévastant. L’argent de la France et de l’Angleterre, répandu avec profusion, demeurait entre les mains des Allemands, et, au fond, le résultat était de rendre ce vaste pays plus opulent, et par conséquent un jour plus puissant si jamais il pouvait être réuni sous un seul chef.

Il n’en est pas ainsi de l’Italie, qui d’ailleurs ne peut faire de longtemps un corps formidable comme l’Allemagne. La France n’avait envoyé dans les Alpes que quarante-deux bataillons et trente-trois escadrons qui, attendu l’incomplet ordinaire des troupes, ne composaient pas un corps de plus de vingt-six mille hommes. L’armée de l’infant était à peu près de cette force au commencement de la campagne ; et toutes deux, loin d’enrichir un pays étranger, tiraient presque toutes leurs subsistances des provinces de France. À l’égard des terres du pape sur lesquelles le prince de Lobkovitz, général d’une armée de Marie-Thérèse, était pour lors avec le fonds de trente mille hommes, ces terres étaient plutôt dévastées qu’enrichies. Cette partie de l’Italie devenait une scène sanglante dans ce vaste théâtre de la guerre qui se faisait du Danube au Tibre.

Les armées de Marie-Thérèse avaient été sur le point de conquérir le royaume de Naples vers le mois de mars, d’avril, et de mai 1744.

Rome voyait, depuis le mois de juillet, les armées napolitaine et autrichienne combattre sur son territoire. Le roi de Naples, le duc de Modène, étaient dans Velletri, autrefois capitale des Volsques, et aujourd’hui la demeure des doyens du sacré collège. Le roi des Deux-Siciles y occupait le palais Ginetti, qui passe pour un ouvrage de magnificence et de goût. Le prince de Lobkovitz fit sur Velletri la même entreprise que le prince Eugène avait faite sur Crémone[3] en 1702 ; car l’histoire n’est qu’une suite des mêmes événements renouvelés et variés. Six mille Autrichiens étaient entrés dans Velletri au milieu de la nuit. La grand’garde était égorgée ; on tuait ce qui se défendait ; on faisait prisonnier ce qui ne se défendait pas. L’alarme et la consternation étaient partout. Le roi de Naples, le duc de Modène, allaient être pris. Le marquis de L’Hospital, ambassadeur de France à Naples, qui avait accompagné le roi, s’éveille au bruit (la nuit du 10 au 11 d’auguste), court au roi, et le sauve. À peine le marquis de L’Hospital était-il sorti de sa maison pour aller au roi qu’elle est remplie d’ennemis, pillée, et saccagée. Le roi, suivi du duc de Modène et de l’ambassadeur, va se mettre à la tête de ses troupes hors de la ville. Les Autrichiens se répandent dans les maisons. Le général Novati entre dans celle du duc de Modène.

Tandis que ceux qui pillaient les maisons jouissaient avec sécurité de la victoire, il arrivait la même chose qu’à Crémone. Les gardes vallonnes, un régiment irlandais, des Suisses, repoussaient les Autrichiens, jonchaient les rues de morts, et reprenaient la ville. Peu de jours après, le prince de Lobkovitz est obligé de se retirer vers Rome. (2 novembre 1744) Le roi de Naples le poursuit ; le premier était vers une porte de la ville, le second vers l’autre ; ils passent tous deux le Tibre, et le peuple romain, du haut des remparts, avait le spectacle des deux armées. Le roi, sous le nom du comte de Pouzzoles, fut reçu dans Rome. Ses gardes avaient l’épée à la main dans les rues, tandis que leur maître baisait les pieds du pape[4] ; et les deux armées continuèrent la guerre sur le territoire de Rome, qui remerciait le ciel de ne voir le ravage que dans ses campagnes.

On voit au reste que d’abord l’Italie était le grand point de vue de la cour d’Espagne, que l’Allemagne était l’objet le plus délicat de la conduite de la cour de France, et que des deux côtés le succès était encore très-incertain.



  1. C’est celui dont il a déjà été question page 217.
  2. Georges-Chrétien, prince de Lobkovitz, né en 1702, mort à Vienne en 1753.
  3. Voyez tome XIV, page 351.
  4. Il ne baisa point les pieds du pape : il fut convenu que le prince lui ferait une inclination profonde ; que le pape, la prenant pour une génuflexion, s’empresserait de le relever et de l’embrasser. C’est ce qui fut exécuté ; mais le cardinal qui avait réglé ce cérémonial, craignant les reproches de ses confrères, inséra dans le procès-verbal de cette visite que le roi s’était prosterné, etc. (K.)