Précis de la mythologie scandinave/Le Loup de Fenris


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LE LOUP DE FENRIS.

Les dieux avaient entrepris d’élever au milieu d’eux le loup de Fenris ; mais voyant qu’il grandissait à vue d’œil de jour en jour, et n’ayant point oublié les prophéties qui ne leur auguraient que des malheurs de la part de ce monstre, ils résolurent de l’attacher à une chaîne solide, à laquelle ils donnèrent le nom de Leding. La chaîne achevée, on la présenta au loup en l’invitant à essayer ses forces là-dessus. Le loup jugeant que cette épreuve ne surpasserait pas ses forces, se laissa faire, et n’eut qu’à se secouer pour briser les chaînons. Les dieux firent alors une autre chaîne, beaucoup plus solide que la première ; ils engagèrent encore le loup à faire un nouvel essai, ajoutant qu’il se ferait un renom de sa force s’il parvenait à rompre de pareils fers. Le loup, quoiqu’il n’ignorât pas que la solidité de cette chaîne fût supérieure à l’autre, n’hésita point, bien persuadé que sa force avait de beaucoup augmenté depuis le premier essai ; d’ailleurs il comprit fort bien qu’il fallait risquer quelque chose pour s’acquérir de la gloire. Il se laissa donc mettre le frein ; mais aussitôt que les dieux déclarèrent avoir achevé leurs préparatifs, il se débattit si bien que le fer sauta en mille pièces et s’envola au loin. Les dieux commencèrent dès lors à désespérer de pouvoir retenir le loup indomptable, mais pour dernière tentative le dieu des dieux envoya un messager chez les nains de Svartalfhejm, pour leur commander une chaîne d’une force invincible. Cette chaîne, à laquelle fut donné le nom de Gleipnir, se composait de six élémens, savoir : du bruit des pas du chat, de la barbe de la femme, des racines de la montagne, des tendons de l’ours, de l’haleine du poisson et de la salive de l’oiseau. La chaîne ressemblait à une cordelette de soie : mais elle était d’une solidité à tout braver. Les dieux ayant reçu la laisse, remercièrent d’abord le messager de la commission dont il s’était si bien acquitté, et se rendirent ensuite dans une île, située au milieu d’un lac. Le loup y fut aussi amené. On lui montra le cordon, en ajoutant qu’il n’était pas aussi frêle qu’il en avait l’air, et on l’invita à le rompre. Le cordon passa de main en main, chacun des dieux faisait son mieux pour le casser, mais ce fut en vain, il résistait à tous leurs efforts. Les dieux n’en exprimèrent pas moins la conviction que, pour les forces du loup, ce ne serait qu’un jeu que de le déchirer. Le loup répondit qu’à en juger d’après l’apparence, il ne se couvrirait pas de gloire en rompant un cordon si frêle et si mince ; il consentirait volontiers à s’y laisser attacher, à moins qu’il ne s’y entremêlât quelque artifice ou quelque ruse. Les dieux objectèrent que s’il avait pu briser les fers les plus solides, il ne tarderait pas à en venir à bout d’un ruban comme celui-là ; pour parvenir enfin à le persuader, ils ajoutèrent qu’il n’aurait rien à craindre, puisqu’ils étaient là, prêts à le délivrer au cas qu’il ne réussît pas à s’en défaire lui-même. Le loup répondit : « Tout me persuade que je n’ai rien à espérer de votre part, si je ne puis m’aider moi-même ; cependant pour que vous ne me reprochiez pas d’être lâche, j’y consens, à condition qu’un de vous laissera sa main dans ma gueule en titre de gage. » Les dieux se regardaient ; c’était là un cas embarrassant, personne n’éprouvait l’envie de risquer sa main. Le dieu Tyr s’offrit enfin à fourrer sa main droite dans la gueule du monstre. On chargea l’animal du cordon, mais plus celui-ci s’efforçait de s’en débarrasser, plus il s’entortillait ; plus il se débattait pour s’en défaire, plus il se sentait retenu. Les dieux en rirent aux éclats, Tyr seul ne rit pas, il en fut de la main. Après s’être bien persuadés que le loup était suffisamment enchaîné, les dieux attachèrent le cordon à deux grosses pierres qu’ils enfoncèrent profondément dans la terre. Le loup ouvrit sa gueule béante ; il grinçait les dents, se cabrait et essayait de mordre tous ceux qui venaient à sa portée. Pour y mettre obstacle, on lui passa dans la gueule un glaive, dont la poignée touchait à la mâchoire inférieure, tandis que la pointe perçait la mâchoire supérieure ; il hurlait à faire horreur, l’écume qui lui sortait de la bouche, formait tout un ruisseau qu’on appelait Voen. Le loup restera ainsi jusqu’au crépuscule des dieux.[1] Mais les dieux pourquoi ne tuèrent-ils pas ce monstre ? Parce qu’ils estimaient la sainteté de leur résidence jusqu’à ne vouloir la souiller du sang impur du loup, en dépit des présages qui auguraient du malheur qu’ils essuieraient un jour de ce côté.


Il suffit d’entrevoir la pensée principale à travers le mythe compliqué. Le feu souterrain qu’enchaînent dans ses limites l’art et l’intelligence humaine, mais qui devient funeste et terrible dès le moment qu’il échappe à son gardien, telle est l’idée représentée par cette fiction. Le feu qui fond les métaux, qui réchauffe les entrailles de la terre pour en féconder le sein, ne tarde pas à être de la plus grande utilité pour l’homme, qui ne s’avise non plus de l’anéantir, mais qui se contente de le dompter et de le captiver, comme les dieux le firent autrefois du loup de Fenris.


  1. Intervalle transitoire d’une ère nouvelle.