Précaution/Chapitre XXXVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 267-276).



CHAPITRE XXXVIII.


Mais on la flatte beaucoup, voudrait-on la tromper ?
Fitzgerald.


J’aperçois Stevenson ! je vais donc avoir des nouvelles de Henriette ! s’écria la sœur de Pendennyss avec vivacité, en quittant la fenêtre d’où elle guettait le retour du domestique qu’elle avait envoyé à la poste voisine.

— Je crains bien, ma chère sœur, que vous ne vous ennuyiez dans le pays de Galles, dit le comte, qui attendait à la table du déjeuner qu’elle vînt faire le thé, et je désire bien que Derwent et Henriette tiennent la promesse qu’ils nous ont faite de venir bientôt nous voir.

En ce moment le domestique entra, et après avoir déposé sur la table les papiers et les lettres attendus, il se retira respectueusement. Après avoir jeté un coup d’œil sur les adresses, le comte dit à trois ou quatre valets en livrée qui se tenaient derrière lui pour le servir : — Vous pouvez sortir, je sonnerai lorsque j’aurai besoin de quelque chose.

— C’est une lettre du duc pour moi, et une de lady Henriette pour vous, dit Pendennyss à sa sœur, dès qu’il se vit seul avec elle. Si vous voulez, nous les lirons ensemble l’une et l’autre. Par ce moyen notre curiosité mutuelle sera satisfaite, et nous y trouverons tous deux notre avantage.

La jeune comtesse, qui éprouvait le plus vif désir de connaître le contenu de la lettre de Derwent, souscrivit avec empressement à l’arrangement proposé, et Pendennyss en commença la lecture.


« Malgré la promesse que je vous avais faite d’aller vous rejoindre dans le Caernarvon, mon cher Pendennyss, je suis encore ici ; incapable de m’arracher à l’attraction qui m’y retient, quoique j’aie payé bien cher le plaisir de me livrer à une dangereuse contemplation. Une vérité qui vous paraîtra sûrement difficile à croire, c’est que ce siècle dégénéré ait pu produire une femme, jeune, libre, et d’une fortune médiocre, qui a refusé un douaire de six mille livres sterling, avec le titre de duchesse. »

Ici le lecteur fut interrompu par le bruit que fit en tombant la tasse que celle qui l’écoutait laissa échapper ; elle s’excusa en rougissant de sa maladresse, et Pendennyss continua :

« Cependant, je vous avoue que mon amour-propre a été cruellement blessé. Je dois admirer son désintéressement ; ses parents désiraient que je réussisse. Je croyais lui être agréable ; elle paraissait n’écouter avec plus de plaisir que tous les autres hommes qui l’entouraient, et lorsque j’osai lui dire, pour justifier ma présomption, que son indulgence m’avait seule encouragé à lui adresser mes vœux, elle convint franchement de la distinction flatteuse dont elle m’honorait ; sans m’expliquer les motifs de sa conduite, elle m’exprima ses regrets de voir que j’eusse pris le change, et que j’éprouvasse des sentiments auxquels elle ne pouvait répondre que par l’estime. Oui, milord, le duc de Derwent a cru nécessaire de chercher une excuse pour avoir osé offrir sa fortune et sa main à Émilie Moseley. Le rang et les richesses perdent toute l’importance dont ils jouissent aux yeux du monde lorsqu’on veut les faire entrer en comparaison avec tant d’amabilité, de grâce, de délicatesse et de vertu.

« J’ai appris dernièrement que George Denbigh lui a sauvé la vie, je ne sais de quelle manière, et j’ai été frappé de l’idée que je devais à sa reconnaissance et à ma ressemblance avec le colonel la préférence que me témoignait miss Moseley. Quoique cette illusion m’ait porté à me bercer de fausses espérances, je ne puis la regretter : elle m’a procuré de si doux moments ! J’ai remarqué que le nom de Denbigh lui causait une émotion que tous ses efforts ne pouvaient réussir à cacher. Cependant George est marié ; je suis refusé, et Votre Seigneurie a maintenant le champ libre. Vous entrerez dans la carrière avec un grand avantage ; comme moi, vous ressemblez à votre cousin, et ni lui ni moi, votre humble serviteur, nous n’avons la prétention de posséder au même degré ce son de voix si séduisant qui vous a fait faire, sans le vouloir, la conquête de bien des cœurs. »

Le comte s’arrêta ; il paraissait absorbé dans ses méditations ; enfin, sa sœur, impatiente d’entendre la fin de la lettre de Derwent, l’engagea à reprendre sa lecture ; Pendennyss tressaillit, changea de couleur, et continua :

« Mais cessons de plaisanter sur un sujet qui peut-être a décidé de mon avenir. Oui, il y a des moments où je pense que le refus d’Émilie a assuré à Denbigh ou à son fils le duché de Derwent. Cette charmante fille ne paraît pas heureuse ; la nature lui a donné le caractère le plus vif et le plus enjoué, et une peine secrète semble oppresser son cœur. Henriette, qui admire miss Moseley presque autant que moi, et qui a partagé le chagrin que m’a fait son refus, a voulu intercéder en ma faveur ; mais la charmante Émilie, après lui avoir témoigné toute sa reconnaissance, s’expliqua d’une manière si ferme et si positive, qu’il m’est impossible de conserver la moindre lueur d’espérance.

« Comme Henriette avait appris que miss Moseley avait reçu de sa tante des principes très-rigides en fait de religion, elle en glissa quelques mots dans l’entretien qu’elle eut avec elle ; mais sa jeune amie lui répondit que d’autres considérations la forçaient à refuser l’honneur que je voulais lui faire ; mais que si elles n’eussent pas existé, jamais elle n’eût pensé à accepter ma main ni celle de tout autre homme, sans s’être préalablement assurée de ses principes. — Que pensez-vous de cela, Pendennyss ? Les principes d’un duc ! dans un siècle où un duché et quarante mille livres de revenu feraient d’un Néron l’homme le plus accompli !

« J’espère que vous me pardonnerez de vous avoir manqué de parole, lorsque vous en apprendrez la cause ; et à moins que la jolie Espagnole ne vous ait ravi votre liberté, c’est très-sérieusement que je souhaite avoir, du moins par vous, un lien de parenté avec la charmante famille de sir Edward.

« La tante, Mrs Wilson, parle souvent de vous avec le plus vif intérêt, et paraît être fortement prévenue en votre faveur ; miss Moseley paraît aussi désirer de vous voir. Votre religion et vos principes ne peuvent être contestés. Vous pouvez offrir une fortune encore plus brillante, un nom que votre valeur a rendu plus illustre, et un mérite personnel bien supérieur à celui que peut avoir

« Votre très-indigne cousin,
« Derwent. »

Le frère et la sœur paraissaient plongés dans leurs réflexions ; la jeune comtesse rompit la première le silence en disant :

— Il faut chercher à faire connaissance avec Mrs Wilson ; je sais qu’elle désire vivement vous voir, et l’amitié qui vous unissait au général exige que vous ayez des égards pour sa veuve.

— Je dois beaucoup au général Wilson, répondit Pendennyss d’un air pensif ; et lorsque nous serons à Annerdale-House, j’espère que vous ferez connaissance avec les dames de la famille Moseley, si elles viennent à Londres cet hiver ; mais vous oubliez, chère sœur, que vous avez aussi une lettre à me lire. La jeune comtesse jeta un coup d’œil rapide sur le contenu de l’épître d’Henriette, et se disposa à remplir sa part des conditions du traité.


« Ma chère cousine,

«  Frédéric a été si occupé de ses propres affaires, qu’il a oublié qu’il y eût dans le monde une créature qui se nomme sa sœur, ou plutôt il a tout oublié, à l’exception d’une certaine miss Émilie Moseley, de sorte qu’il m’a été impossible de venir vous voir comme je vous l’avais promis, puisque je n’avais point d’autre mentor convenable pour me conduire dans le pays de Galles… et… et… pour d’autres raisons que je ne vous dirai point, parce que je suis sûre que vous montrerez cette lettre au comte.

« Oui, ma chère, Frédéric Denbigh a supplié la fille d’un baronnet campagnard de devenir duchesse de Derwent, et, écoutez bien cela, mères qui faites la chasse aux maris pour vos filles, et vous, filles et veuves qui en cherchez pour votre compte, il l’en a suppliée en vain !

«  Je vous avoue que lorsque j’entendis parler pour la première fois de ce mariage, tout mon sang aristocratique bouillonna dans mes veines ; mais après un plus mûr examen, apprenant que la noblesse de sir Edward est ancienne et respectable, qu’il est de la famille des Chatterton, et trouvant dans la jeune personne tout ce que j’aurais pu désirer dans une sœur, mes scrupules orgueilleux s’évanouirent avec la sotte vanité qui les avait fait naître.

« D’ailleurs il était bien inutile de prendre l’alarme : Émilie refusa positivement la main de Derwent, et, ce qui est bien pis, elle fut sourde à toutes les sollicitations que je lui fis en sa faveur.

« Vingt fois depuis je me suis demandé comment j’avais pu avoir tant de condescendance ; et, en ce moment même, je ne sais pas encore si j’ai cédé, au mérite d’Émilie, au désir d’assurer le bonheur de mon frère, ou à l’ascendant du nom des Chatterton.

« Hélas ! ce Chatterton est certainement beaucoup trop beau pour un homme ! mais j’oublie que vous ne l’avez jamais vu. »

Ici le comte ne put retenir un sourire malin, et sa sœur continua :

« La noblesse est certainement une belle chose pour ceux qui jouissent de cet avantage ; mais je défierais la vieille comtesse la plus entichée de la sienne de s’en prévaloir auprès d’Émilie ; elle a tant de grâces et tant d’attraits, il y a une dignité naturelle si empreinte dans toutes ses manières, qu’on ne se souvient plus en la voyant que des distinctions qu’elle tient de la nature.

«  Je commençais à espérer qu’elle cèderait à mes instances, lorsqu’elle m’interrompit pour me dire d’une voix douce et tremblante : — Je m’aperçois, mais trop tard, que mon imprudence a dû faire croire à mes amis que j’encourageais les espérances du duc, et que j’accepterais l’offre de sa main ; mais chère lady Henriette, c’est bien innocemment ; et j’espère que vous croirez à l’assurance que je vous donne que jamais je ne me suis permis de regarder votre frère autrement que comme un ami dont la connaissance nous était agréable. Elle prononça ces mots avec un tel accent de vérité, qu’il eût été impossible de ne pas la croire. Nous causâmes encore une demi-heure, et cette charmante fille me montra tant de délicatesse, d’ingénuité et de sentiments religieux, que si j’entrai dans sa chambre avec un peu de répugnance pour le rôle de suppliante que j’allais jouer, j’en sortis avec un véritable chagrin de n’avoir pu la décider à épouser mon frère. Oui, je dois l’avouer, incomparable sœur de l’incomparable Pendennyss, j’ai pensé quelquefois que vous pourriez devenir la femme de Derwent ; mais ni votre naissance, ni vos cent mille livres, ni votre mérite, ni même l’amitié qui nous unit, n’auraient pu me décider à détourner mon frère d’épouser Émilie pour vous offrir sa main.

«  Vous jugerez de son ascendant sur tous les cœurs et de son indifférence pour les conquêtes les plus flatteuses, quand je vous dirai qu’elle a refusé lord… ; mais j’oublie que vous ne le connaissez pas, et que vous ne pouvez juger à quel point ce refus est étonnant.

« Il est décidé que nous allons retourner dans le Westmoreland ; et la semaine prochaine les Moseley reprendront la route du Northampton. Je ne sais pas quand je pourrai aller vous voir, mais je crois que je puis sans danger vous engager à venir à Denbigh-Castle, ce que je n’aurais pas osé faire il y a un mois. Mes amitiés au comte, et croyez à l’inaltérable attachement de votre affectionnée

« Henriette Denbigh. »

P. S. « J’oubliais de vous dire que Mrs Moseley, sœur de lord Chatterton, est partie pour le Portugal ; et que ce dernier doit nous accompagner à la campagne. »


Après quelques moments de silence, la jolie comtesse dit avec un sourire malin :

— Je crois qu’avant peu Henriette sera l’épouse d’un noble pair.

— Je le souhaite pour son bonheur, dit Pendennyss.

— Connaissez-vous lord Chatterton ?

— Oui, ma chère sœur, c’est un seigneur fort aimable, et ses manières un peu sentimentales contrastent admirablement avec la gaieté folâtre d’Henriette.

— Vous pensez donc que nous aimons nos contrastes ? lui répondit-elle en souriant ; je ne partage pas votre opinion, je vous en avertis ; ainsi donc, Pendennyss, ajouta-t-elle en lui tendant affectueusement la main, il faut que vous me donniez pour sœur une personne qui vous ressemble…, autant qu’il est possible de vous ressembler.

— Si vous voulez diriger mon choix, me sera-t-il permis à mon tour de guider le vôtre ? J’ai envie de vous faire le portrait de celui que vous devez choisir pour votre seigneur et maître, si toutefois ce choix n’est pas déjà fait.

La jeune comtesse devint toute rouge, et, paraissant désirer changer de conversation, elle prit deux ou trois lettres cachetées qui restaient encore sur la table, en lut les adresses, et s’écria vivement :

— En voici une de dona Julia. Le comte rompit aussitôt le cachet, et lut la lettre à haute voix. Il n’y avait pas de secrets entre eux sur ce qui concernait leur amie mutuelle.

« Milord,

« Je m’empresse de vous faire part des agréables nouvelles que je viens de recevoir, persuadée que vous partagerez la joie qu’elles m’ont fait éprouver. Mon oncle, le général Maccarthy, m’écrit que mon père consent à recevoir sa fille unique, sans réclamer d’elle d’autres sacrifices que la promesse d’assister aux offices de l’église catholique. Il n’y demande que ma seule présence, n’exigeant du reste aucune profession de foi, ni même que je paraisse en adopter les usages et les principes.

« Ce n’est donc plus qu’une simple formalité, qui pourtant pourra parfois m’être encore assez pénible ; mais lorsque le cœur s’humilie sincèrement, ne peut-on adorer Dieu en tout lieu, et ne dois-je pas à mon père ce faible dédommagement de toutes les peines que je lui ai causées malgré moi ? J’ai donc répondu sur-le-champ à mon oncle que j’étais prête à faire ce que désirait mon père, et que je n’attendais que son ordre pour me rendre auprès de lui.

« Je devais à votre amitié, à l’intérêt touchant que Votre Seigneurie m’a toujours témoigné, de vous apprendre mon prochain départ, d’autant plus que j’ai tout lieu de croire que c’est à votre puissante intercession, à vos efforts constants et réitérés, que je dois ce résultat que mes vœux les plus ardents n’osaient encore espérer de sitôt.

« Je sens qu’il me sera impossible de quitter l’Angleterre sans aller vous voir, vous et votre sœur, pour vous remercier personnellement de toutes les bontés que vous avez eues pour moi l’un et l’autre. S’il y a quelque temps que je n’ai parlé à Votre Seigneurie de mes tristes affaires, c’est que je ne voulais pas vous importuner sans nécessité. J’avais auprès de moi une dame qui, sans vous connaître, a pour vous l’estime et l’admiration la plus sincère, et qui a bien voulu vous remplacer en m’aidant de ses conseils. Cette dame et sa charmante nièce, miss Émilie Moseley, seront toujours présentes à ma mémoire : je leur dois ainsi qu’à vous les plus douces consolations que j’aie éprouvées dans mon exil, et mes généreux amis ne seront jamais oubliés dans mes prières.

« Je vous dirai en deux mots, me réservant de vous raconter les détails lorsque je vous verrai à Londres, que j’ai reçu la visite du misérable des mains duquel vous m’avez délivrée en Portugal, et le hasard m’a fourni les moyens de découvrir son nom. Vous m’indiquerez ce que je dois faire ; car vous êtes mon guide, mon appui, et je veux surtout empêcher qu’il ne lui prenne fantaisie de me suivre en Espagne. Il paraît que les détails de ma triste aventure sont parvenus jusqu’aux oreilles de mes parents, et s’il était découvert, sa mort seule pourrait apaiser leur ressentiment.

« Puissent Votre Seigneurie et son aimable sœur être aussi heureux qu’ils le méritent ! Croyez tous deux à l’affection sincère et à l’éternelle reconnaissance de

Julia Fitzgerald. »


— Oh oui ! s’écria la jeune comtesse après avoir entendu lire cette lettre, il faut absolument que nous la voyions avant son départ. Mais que pensez-vous de son persécuteur ? Mon Dieu ! le vilain homme ! comment peut-il s’acharner ainsi après cette pauvre femme ?

— C’est en effet une effronterie dont je n’avais pas encore d’idée ; mais qu’il prenne garde d’aller trop loin ! S’il recommençait ses poursuites, les lois sauraient l’atteindre et protéger sa victime.

— Si je me rappelle bien cette affreuse histoire, il a tenté, je crois, de vous ôter la vie, mon bon frère, s’écria la comtesse en frissonnant d’horreur.

— C’est une imputation dont j’ai toujours cherché à le garantir, répondit son frère d’un air rêveur ; il tira un coup de pistolet, il est vrai ; comme il n’atteignit que mon cheval, et à une assez grande distance de moi, j’aime à croire que son intention était de m’empêcher de le poursuivre, et non pas de m’assassiner. Je n’ai jamais pu comprendre comment il est parvenu à s’échapper ; il faut qu’il se soit enfoncé seul dans le bois ; car Harmer, qui me suivait d’assez près, et qui était parfaitement monté, fut en moins de dix minutes à sa poursuite avec toute mon escorte. Au surplus, c’est peut-être un bonheur qu’il n’ait pas été pris, car je suis sûr que mes dragons l’auraient sabré sur la place, et peut-être appartient-il à une famille respectable pour qui la nouvelle de son infortune aurait pu être le coup de la mort.

— Il faut que cette Émilie Moseley soit une personne accomplie, s’écria sa sœur en parcourant de nouveau la lettre de Julia : trois lettres différentes qui toutes trois contiennent son éloge !

Le comte ne répondit rien, mais, rouvrant la lettre du duc, il parut en étudier avec soin le contenu. Ses traits subissaient une légère altération, tandis qu’il commentait le sens de quelques passages. Enfin, se tournant vers sa sœur, il lui demanda en souriant si elle n’avait pas envie d’aller respirer l’air du Westmoreland pendant une couple de semaines.

— Comme vous voudrez, milord, répondit-elle tandis que ses joues se couvraient du plus vif incarnat.

— Eh bien ! nous irons donc, puisque vous me laissez maître. Je désire beaucoup voir Derwent, et j’ai un certain pressentiment qu’il se célébrera une noce pendant notre visite. Il sonna pour qu’on vînt emporter le déjeuner auquel ils avaient à peine touché. Après avoir donné ordre qu’on lui préparât un cheval, il quitta sa sœur pour faire, lui dit-il, une courte promenade dans les environs ; et il s’éloigna suivi d’un seul domestique, ancien militaire qui l’avait accompagné dans toutes ses campagnes.

Le jeune pair, livré à ses réflexions, laissa prendre à son cheval le chemin qu’il préférait, et il le laissait errer à l’aventure au grand étonnement de son fidèle serviteur, qui ne concevait pas que son maître, l’un des meilleurs cavaliers d’Angleterre, ne mît pas plus de soin à soutenir la réputation qu’il s’était faite. Cependant dès que le comte fut hors de son parc, et qu’il se vit au milieu des fermes et des chaumières qui entouraient le château, il sortit de sa rêverie, et parut jouir du beau spectacle que lui offrait la nature.

Pendant trois heures, il parcourut la vallée magnifique qui se prolongeait devant le château ; et si des visages rayonnants de joie et de plaisir à la vue du jeune lord, si des questions adressées du fond du cœur sur sa santé et sur celle de sa sœur, si le détail fait avec autant de franchise que de respect de leur prospérité ou de leurs infortunes, peuvent donner une juste idée des sentiments des paysans et des fermiers pour leur seigneur, jamais seigneur ne fut plus aimé et ne fut plus digne de l’être.

L’heure du dîner approchait, et le comte reprit le chemin du château. En rentrant dans le parc, n’ayant plus sous les yeux le spectacle animé de l’industrie laborieuse, il retomba dans ses rêveries. Tout à coup il s’arrêta, réfléchit un instant, puis appela Harmer. Le vieux serviteur, qui se tenait à une distance respectueuse, piqua des deux, et en un instant il était à côté de son maître. — Il faut, dit Pendennyss, que vous vous teniez prêt à partir au premier moment pour l’Espagne, où vous accompagnerez Mrs Fitzgerald.

Harmer reçut cet ordre avec l’indifférence d’un homme accoutumé aux voyages et aux aventures, et, inclinant respectueusement la tête, il alla reprendre sa place à l’arrière-garde.