Précaution/Chapitre XLVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 351-361).



CHAPITRE XLVII.


J’en conviens, le comte a bien joué son rôle auprès de vous : quel rôle jouera le mari ?
Dr PercyVieille ballade.


Mais le docteur Yves s’était trompé ; s’il avait pu voir les yeux brillants et la vive rougeur d’Émilie, et le sourire de bonheur qui animait la physionomie ordinairement pensive de Mrs Wilson, tandis que le comte leur donnait la main jusqu’à leur voiture, le soir de l’heureuse découverte, le bon docteur aurait reconnu avec bien du plaisir que sa prédiction ne s’était pas réalisée. En effet, apprendre après tant de chagrins que Denbigh et Pendennyss étaient la même personne, c’était voir combler à la fois les vœux les plus chers de la nièce et de la tante.

Après avoir place les deux dames dans la voiture, Pendennyss désirait et n’osait y monter avec elles, lorsque Mrs Wilson, voyant son embarras, lui dit : — J’espère, Milord, que vous soupez avec nous.

— Mille remerciements, chère Mrs Wilson, s’écria-t-il en s’élançant dans la voiture qui partit aussitôt.

— Après l’explication de ce matin, Milord, dit Mrs Wilson, voulant écarter tous les doutes qui auraient pu rester encore dans l’esprit d’Émilie, et charmée peut-être de satisfaire sa propre curiosité, il serait inutile de vous cacher notre désir de connaître quelques circonstances qui nous paraissent inexplicables. Comment votre portefeuille se trouva-t-il donc chez Mrs Fitzgerald ?

— Chez Mrs Fitzgerald ! s’écria le comte étonné ; je le perdis dans un des salons de Benfield-Loge ; votre air sévère et le cruel refus d’Émilie me firent supposer qu’il était tombé entre vos mains, et qu’il avait trahi mon véritable nom : me serais-je trompé ?

Mrs Wilson lui expliqua alors pour la première fois les véritables motifs qu’Émilie avait cru avoir pour refuser sa main, et elle lui raconta comment son portefeuille avait été trouvé par Mrs Fitzgerald.

Le comte ne pouvait revenir de sa surprise, et, après avoir réfléchi quelques instants, il s’écria : — Je me rappelle l’avoir tiré de ma poche pour montrer au colonel Egerton quelques plantes assez rares que j’avais recueillies ; je croyais l’avoir posé sur une table qui était près de nous, et quelques instants après, m’apercevant que je l’avais perdu, je retournai à l’endroit où je pensais l’avoir laissé, mais il n’y était plus : une case de ce portefeuille contenait quelques lettres que Marianne m’avait adressées sous mon véritable nom, et je dus croire que vous les aviez vues.

Mrs Wilson et Émilie furent frappées en même temps de l’idée qu’Egerton était le perfide qui leur avait causé, ainsi qu’à Mrs Fitzgerald, tant de chagrins et d’inquiétudes, et elles firent part au comte de leurs soupçons.

— Rien de plus probable ! s’écria-t-il, frappé du même trait de lumière ; de là sans doute l’inquiétude qui se peignit dans ses regards la première fois qu’il me vit, et la répugnance évidente qu’il éprouvait à se rencontrer avec moi. Quoique la voiture dans laquelle il se trouvait l’ait caché à mes yeux, il doit nécessairement m’avoir vu, lorsque j’eus le bonheur de délivrer sa victime.

Ces conjectures leur parurent les plus vraisemblables, et ils quittèrent ce pénible sujet pour en traiter de plus agréables, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte de l’hôtel de sir Edward.

— Mon maître !… écoutez… mon maître, s’écria Peter Johnson qui regardait par la fenêtre de la chambre de Benfield, en remuant, pour le refroidir, un potage au gruau, qu’il venait de préparer pour le souper du vieux gentilhomme. Il avançait la tête le plus possible, et il pouvait à peine en croire ses yeux de soixante-dix ans et la lueur vacillante des réverbères qui éclairaient la cour. — Non, je ne me trompe pas, c’est bien M. Denbigh qui donne la main à miss Emmy pour l’aider à descendre de voiture, et qui est accompagné de deux laquais dans la plus riche livrée.

La cuillère tomba des mains de M. Benfield ; il se leva avec vivacité et prit le bras de l’intendant pour se rendre au salon. Pendant ce court trajet il cherchait à tromper son impatience et celle de Peter par quelques phrases que la rapidité de sa marche rendait à peine intelligibles.

— M. Denbigh !… quoi ! de retour ! Je croyais que cet étourdi de John ne parviendrait jamais à le rejoindre, et qu’il avait abandonné Emmy pour toujours. Ici M. Benfield se rappela le mariage de Denbigh, et ajouta en soupirant : — Mais à présent, Peter, que peut-il venir faire ici ? Je me rappelle que lorsque mon ami le comte de Gosford… Mais il fut arrêté de nouveau par le souvenir de la table de jeu et de la vicomtesse, et il termina par ces mots : — Mais pressons-nous d’arriver, Peter, et nous verrons bientôt ce qui en est.

— Monsieur Denbigh ! s’écria sir Edward étonné en le voyant entrer dans le salon avec Mrs Wilson et Émilie, soyez le bienvenu au milieu de vos anciens amis ; votre départ précipité nous a fait bien de la peine, mais, depuis que nous connaissons lady Laura, nous ne pouvons nous étonner que vous nous ayez quittés pour elle.

Le bon sir Edward soupira en pressant la main de celui qu’il avait espéré nommer son fils.

— Ni lady Laura, ni toute autre dame que miss Émilie n’aurait pu me forcer à m’éloigner de vous, s’écria le comte avec gaieté ; ses rigueurs seules m’ont contraint à la retraite, et j’espère qu’elle est prête non seulement à avouer ses torts, mais même à les réparer.

John, qu’il avait instruit du refus de sa sœur, et qui se rappelait encore avec humeur la manière dont Denbigh lui avait échappé, fut indigné de l’entendre s’exprimer avec une légèreté aussi inconvenante, qu’il ne se permettait sans doute qu’en qualité d’homme marié, et l’interrompit en disant :

— Votre serviteur, monsieur Denbigh ; j’espère que lady Laura se porte bien.

Denbigh comprit la cause du sombre regard que John jetait sur lui, et il lui répondit très-gravement :

— Votre serviteur, monsieur John Moseley ; lady Laura se porte bien, du moins je l’espère, car elle est en ce moment au bal avec son mari.

John jeta un regard perçant sur le comte, sur sa tante, puis sur Émilie ; un sourire malin animait leurs physionomies. La rougeur d’Émilie, les yeux brillants et pleins de feu du jeune homme, l’air de satisfaction répandu sur les traits de sa tante, tout lui dit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, et, cédant à son ancienne amitié pour Denbigh, il prit la main que lui présentait Pendennyss, en s’écriant :

— Denbigh ! je vois… je sens qu’il y a entre nous quelque mystère incompréhensible…, nous sommes…

— Nous sommes frères ! interrompit le comte avec feu. Sir Edward, chère lady Moseley, j’implore votre pardon ; je suis un fourbe, un imposteur : lorsque vous pensiez exercer l’hospitalité envers George Denbigh, celui que vous receviez avec tant de bonté était le comte de Pendennyss.

— Le comte de Pendennyss ! s’écria lady Moseley enchantée, en voyant s’ouvrir devant Émilie une perspective de bonheur qu’embellissaient encore à ses yeux le rang et la fortune ; est-il possible, ma chère Charlotte, que ce soit votre ami inconnu ?

— Lui-même, Anne, répondit la veuve en souriant, et il est coupable d’une petite trahison qui rapproche un peu la distance entre nous, puisqu’elle nous prouve qu’il est sujet aux faiblesses de l’humanité. Mais la supercherie est découverte, et j’espère que sir Edward et vous, vous ne le recevrez pas seulement comme un comte, mais comme le fils le plus tendre.

— Et ce sera avec bien plus de joie ! s’écria le baronnet avec énergie ! fût-il prince, pair ou mendiant, il est le sauveur des jours de mon enfant, et comme tel, il sera toujours le bienvenu !

En ce moment la porte s’ouvrit lentement, et Benfield parut.

Pendennyss n’avait pu oublier les bontés dont le vieux gentilhomme avait voulu le combler ; il courut à lui, et lui exprima tout le plaisir qu’il éprouvait à le revoir.

— Je me rappellerai toujours avec une vive reconnaissance la lettre si touchante que l’honnête Peter vint m’apporter de votre part, dit le comte, et je regrette bien maintenant qu’un sentiment de honte m’ait porté à répondre si laconiquement à tant de bienveillance ; mais, ajouta-t-il en se tournant vers Mrs Wilson, je ne savais comment écrire une lettre en forme ; je craignais de signer mon véritable nom, et je n’osais plus me servir de celui auquel je croyais devoir ma disgrâce.

— Monsieur Denbigh, répondit M. Benfield, je suis charmé de vous voir. Il est vrai que dans des temps plus heureux je vous envoyai Peter ; je l’avais chargé d’un message pour vous, mais tout est fini maintenant. Et le vieillard soupira. — Peter, bien heureusement, a échappé aux dangers que présente cette ville maudite, et si vous êtes heureux, je suis content. Je me rappelle que lorsque le comte de…

— Le comte de Pendennyss, dit celui-ci en l’interrompant doucement, s’est permis de profiter, sous un nom supposé, de l’hospitalité que lui avait offerte le plus respectable des hommes, pour chercher à connaître à fond le caractère d’une femme charmante, qu’il n’a trouvée que trop parfaite pour lui, et qui veut bien lui pardonner ses torts et le rendre non seulement le plus heureux des hommes, mais encore le neveu de M. Benfield.

Pendant ce discours, le vieil oncle avait manifesté la plus vive émotion ; ses yeux erraient de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’il vît Mrs Wilson près de lui, qui souriait de sa surprise. Du doigt il lui désigna le comte, car il se sentait incapable de parler, et elle répondit à son appel en lui disant seulement :

— Oui, Monsieur, c’est lord Pendennyss.

— Ah ! chère Emmy… ; voulez-vous… voulez-vous l’épouser ? dit M. Benfield cherchant à contenir son attendrissement et pouvant à peine parler.

Émilie, touchée de l’affection de son oncle, mit avec franchise, mais non sans rougir, sa main dans celle du comte, qui la pressa vivement contre ses lèvres à plusieurs reprises.

M. Benfield se laissa tomber dans un fauteuil, et, ne pouvant résister aux sentiments qui l’agitaient, il fondit en larmes. — Peter, dit-il enfin, je puis mourir en paix ; je verrai ma chère Emmy heureuse, et elle aura soin de toi quand je ne serai plus.

Émilie, vivement affectée, se jeta dans les bras de ce bon oncle, et ses larmes se mêlèrent aux siennes.

Jane ne sentit pas le plus léger mouvement d’envie du bonheur de sa sœur ; elle se réjouit au contraire avec toute la famille de l’heureux avenir qui s’ouvrait devant elle, et ils se mirent à table pour souper, formant le cercle le plus heureux que pût contenir la vaste enceinte de la capitale. Quelques mots suffirent pour expliquer la méprise à laquelle avait donné lieu le changement de nom du comte, jusqu’à ce qu’il eût le temps de leur expliquer les motifs qui pouvaient l’excuser.

— Lord Pendennyss, dit sir Edward en se versant un verre de vin et en faisant passer la bouteille à la ronde, je bois à votre santé, à votre bonheur et à celui de ma chère Émilie.

Le toast fut porté par toute la famille ; le comte répondit par les plus vifs remerciements, et Émilie par sa rougeur et de douces larmes.

C’était une occasion que ne pouvait laisser échapper l’honnête intendant, à qui son attachement pour son maître et ses longs services donnaient le privilège, dont il n’abusait jamais, de se mêler quelquefois à la conversation. Il s’approcha du buffet, se versa un verre de vin d’un air délibéré, et, s’avançant près d’Émilie, après lui avoir fait un salut respectueux, il commença le discours suivant :

— Chère miss Emmy, permettez-moi de boire aussi à votre santé, et de souhaiter que vous viviez pour faire le bonheur de votre honorable père et de votre honorable mère, de mon cher et honorable maître, et de Mrs Wilson. Peter s’arrêta un moment pour s’éclaircir la voix, jeta un coup d’œil rapide autour de la table pour être sur de n’oublier personne, et continua : — Pour faire celui de M. John Moseley, de la douce Mrs Moseley, et de la charmante miss Jane (Peter avait vécu trop longtemps dans le monde pour complimenter une jolie femme sans donner aussi un petit coup d’encensoir à celles qui se trouvaient présentes), et de lord Denbigh, comte de… comte de… ; je ne puis me rappeler son nouveau nom, et… Peter s’arrêta un instant, puis, faisant un nouveau salut, il porta le verre à ses lèvres ; mais avant d’avoir bu la moitié de ce qu’il contenait, il se recueillit un moment, et le remplissant de nouveau jusqu’au bord, en souriant de son oubli, il reprit : — Et du révérend docteur Yves.

Pour le coup il fut interrompu par un bruyant éclat de rire que John retenait depuis longtemps ; et, après s’être assuré qu’il ne lui restait personne à nommer, il vida son verre d’un seul trait. Soit qu’il fût content de son éloquence, ou qu’il se félicitât d’être sorti à son honneur d’un aussi long discours, l’intendant paraissait très-satisfait de lui-même, et il se retira derrière le fauteuil de son maître d’un air rayonnant.

Émilie se retourna pour le remercier, et elle remarqua, avec autant d’attendrissement que de reconnaissance, qu’une larme brillait dans les yeux du vieillard. Cette preuve d’affection aurait fait pardonner mille infractions à une étiquette puérile et minutieuse.

Pendennyss se leva, et, lui prenant la main, il le remercia aussi de ses bons souhaits.

— Je vous dois beaucoup, monsieur Johnson, pour les deux voyages que vous avez entrepris pour moi, et croyez que je n’oublierai jamais la manière dont vous vous êtes acquitté de votre dernière mission. J’espère que nous sommes amis pour la vie.

— Oh ! c’est trop de bonté… Votre Honneur m’accable, dit Peter pouvant à peine articuler une parole. J’espère que vous vivrez longtemps, pour rendre la chère miss Emmy aussi heureuse… aussi heureuse qu’elle mérite de l’être.

— Mais réellement, Milord, dit John, remarquent que l’attachement du bon intendant touchait Émilie jusqu’aux larmes, et désirant faire diversion à une scène qui commençait à devenir trop attendrissante, n’est-il pas bien singulier qu’en descendant de diligence, les quatre voyageurs se soient rencontrés à votre hôtel ? Et il expliqua ce qu’il voulait dire au reste de la compagnie.

— Pas autant que vous pourriez le croire, répondit Pendennyss : vous et Johnson vous me cherchiez ; lord Henry Stappleton s’était engagé à me joindre le même soir à l’hôtel, pour me conduire à la noce de sa sœur ; tous nos arrangements étaient pris par lettres, et le général Maccarthy me cherchait aussi pour des affaires relatives à sa nièce, dona Julia. Il avait été à Annerdale-House, et mes domestiques lui avaient dit que j’étais à l’hôtel. Cette première visite ne fut pas tout à fait aussi amicale que celle qu’il me fit depuis dans le comté de Caernarvon. Pendant mon séjour en Espagne, j’avais vu le comte, mais jamais le général. La lettre qu’il me remit était de l’ambassadeur espagnol : Son Excellence n’annonçait qu’elle allait réclamer Mrs Fitzgerald auprès du gouvernement, et m’engageait à ne point chercher a entraver ses démarches.

— J’espère que vous l’avez refusé ! s’écria Émilie.

— Non pas refusé, car cela n’était pas nécessaire, répondit le comte en souriant de sa vivacité, tandis qu’il admirait le zèle qu’elle mettait à servir son amie. Le ministère ne possède pas un pouvoir dont il pourrait faire un usage si dangereux ; mais je fis entendre clairement au général que je m’opposerais à toutes mesures violentes qui auraient pour but de la ramener dans son pays et de la renfermer dans un couvent.

— Votre Honneur… Milord, dit Peter qui avait écouté avec une grande attention, oserais-je vous demander la permission de vous faire deux questions ?

— Expliquez-vous, mon bon ami, dit Pendennyss avec un sourire d’encouragement.

— Je voudrais savoir, continua l’intendant après avoir toussé pour se donner le temps de rassembler ses idées, si vous restâtes dans la même rue après avoir quitté l’hôtel, car M. John Moseley et moi nous étions d’une opinion différente sur ce sujet.

Le comte sourit, et, voyant l’expression de malice qui se peignait sur les traits de John, il répondit : — Je vous dois une excuse, Moseley, pour vous avoir quitté aussi brusquement ; mais que voulez-vous ? rien ne rend lâche comme une conscience coupable. Je vis que vous ignoriez encore mon changement de nom, et je craignais autant de persister dans ma supercherie que d’être moi-même le premier à vous l’apprendre. Vraiment, continua-t-il en adressant un doux sourire à Émilie, je pensais que le jugement que votre sœur me paraissait avoir porté sur ma conduite devait être confirmé par tous ses amis. Je sortis de Londres au point du jour. Johnson, quelle est votre seconde question ?

— Milord, dit Peter un peu désappointé en voyant qu’il s’était trompé sur la première, cette langue étrangère que parlait Votre Honneur…

— C’était de l’espagnol, dit le comte.

— Et non du grec, Peter, lui dit son maître gravement : je me doutais bien, d’après quelques mots que vous aviez essayé de me répéter, que vous aviez fait quelque erreur. Mais que cela ne vous chagrine pas, mon bon ami, car je connais plusieurs membres du parlement de ce royaume qui ne savent point parler le grec, du moins couramment. Ainsi un serviteur ne doit point rougir de ne pas l’entendre.

Un peu consolé de savoir qu’il était à peu près aussi avancé que les représentants de son pays, Peter retournait à son poste ordinaire, lorsque le fracas des voitures annonça que l’opéra était fini. Le comte prit congé de ses amis, et la famille se sépara.

Dès qu’Émilie se trouva seule, elle se mit à genoux, et l’encens d’un cœur innocent et pur s’élevait vers celui qui lui rendait le bonheur. Aucun nuage ne venait troubler sa félicité ; l’amour, l’estime et la reconnaissance, se réunissaient pour la rendre heureuse.

Le lendemain matin de bonne heure, le comte et lady Marianne arrivèrent chez sir Edward. Toute la famille les reçut avec autant de cordialité que de plaisir, et ils oublièrent, en se trouvant ensemble, l’étiquette inutile du grand monde.

Dès le premier moment, Émilie s’était sentie entraînée vers lady Marianne, et ce sentiment provenait sans doute de celui qu’elle avait pour son frère ; mais dès qu’elle put apprécier le caractère doux, aimant et sensible, de celle qui allait devenir sa sœur, elle l’aima pour elle-même et bien tendrement.

Les appartements où recevait lady Moseley se composaient de plusieurs salons magnifiques qui se communiquaient. Le désir d’en visiter le superbe ameublement, ou toute autre raison aussi importante, engagea le comte à entrer dans celui qui touchait au parloir, où la famille était rassemblée.

Nous ne doutons pas non plus que ce ne fût la crainte de se perdre dans une maison qu’il ne connaissait pas, qui força Pendennyss à demander tout bas à Émilie de vouloir bien l’y accompagner. Elle le conduisit en rougissant, et John dit à Grace avec un sourire malin : — Que Pendennyss va s’amuser à admirer les tentures et les ameublements choisis par notre mère !

À peine avait-on eu le temps de s’apercevoir de leur absence, que le comte reparut d’un air rayonnant, et pria lady Moseley et Mrs Wilson de le suivre. Un instant après sir Edward les joignit aussi, ensuite Jane, puis Grace et Marianne ; enfin John commença à croire qu’un tête-à-tête avec M. Benfield serait l’unique plaisir qu’il devait espérer de toute la matinée.

Bientôt Grace rentra, et la curiosité de John fut satisfaite. Il apprit avec la joie la plus vive que la noce d’Émilie était fixée à la semaine suivante.

Pendant l’entrevue qui venait d’avoir lieu, lady Marianne, témoin des transports que les deux amants faisaient éclater, assura à sir Edward que son frère lui paraissait si changé, qu’elle pouvait croire à peine que le jeune homme qu’elle voyait ivre d’amour et de bonheur fût celui qu’elle avait trouvé si triste et si taciturne pendant le temps qu’elle avait passé avec lui dans le pays de Galles.

Un exprès fut envoyé au docteur Yves et à leurs amis de B***, pour les engager à venir assister à la noce d’Émilie, et lady Moseley, au comble de la joie, commença tous les préparatifs nécessaires, heureuse de pouvoir enfin s’abandonner librement à son goût pour le luxe et la magnificence.

En pensant à la grande fortune de Pendennyss, M. Benfield était contrarié de ne pouvoir contribuer en aucune manière au bonheur d’Émilie.

Cependant, grâce aux combinaisons savantes de Peter et de son maître, un quinzième codicille fut ajouté au testament de ce dernier, portant qu’il désirait que le second fils qui naîtrait du mariage de Pendennyss et d’Émilie fût appelé Roderick Benfield Denbigh, et qu’il lui léguait vingt mille livres sterling en qualité de parrain.

— Et j’ose dire que ce sera un charmant enfant, dit Peter en remettant le testament dans la case où il reposait depuis bien des années. Je ne crois pas, Votre Honneur, avoir jamais vu un plus beau couple, excepté….. L’imagination de Peter lui représentait dans ce moment le contraste agréable que sa taille svelte et élancée eût pu faire avec la tournure rondelette de Patty Steele.

— Oui, ils sont aussi beaux qu’ils sont bons, répondit son maître. Je me rappelle que, lorsque le président du parlement épousa sa troisième femme, le monde disait : — C’est le plus beau couple de la cour. Mais mon Emmy et le comte sont encore bien mieux. Oh ! Peter Johnson, ils sont jeunes, ils sont riches, ils s’aiment tendrement ; mais après tout, à quoi cela leur servirait-il sans la bonté ?

— La bonté ! s’écria l’intendant étonné ; mais ils sont aussi bons que les anges.

La vue de lady Juliana, joueuse et acariâtre, avait porté un rude coup aux idées de M. Benfield sur la perfectibilité humaine, et il se contenta de répondre avec douceur : — Oui, oui, Peter, aussi bons que le comporte la faiblesse de notre nature.