Précaution/Chapitre XLII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 303-312).



CHAPITRE XLII.


C’est un marin ! Voyez-le fier et dédaigneux. Il n’est rien qui le charme que le bruit des vagues. Son oreille n’est plus faite aux doux propos d’amour. Sa maîtresse, c’est sa frégate.
Logan.


C’était à la fin de cette lutte malheureuse qui priva l’Angleterre de ses plus riches et de ses plus belles colonies, qu’une flotte nombreuse revenait d’une longue croisière au milieu des îles du Nouveau-Monde, pour réparer dans la mère-patrie les dommages que lui avaient causés la tempête et les efforts des insulaires révoltés.

Le cri de : Terre ! le plus agréable de tous les sons pour les oreilles d’un marin, avait rassemblé indistinctement, sur le gaillard d’avant du vaisseau amiral, tous les officiers et les matelots qui le montaient. Ils contemplaient la terre natale avec des émotions diverses, mais tous avec un vif sentiment de joie de revoir encore une fois les bords de la vieille Angleterre.

Le bruit des vagues, que l’approche du rivage rendait plus furieuses, et qui battaient les flancs du vaisseau avec une force toujours croissante, réjouissait le cœur du vétéran, et il jetait le coup d’œil de l’expérience sur les voiles déployées du navire, pour s’assurer si rien ne pouvait aider à franchir plus vite la distance qui les séparait encore de sa patrie.

Tous les yeux étaient fixés sur le pays natal, tous les cœurs hantaient d’espoir et de joie aux souvenirs d’amour et de bonheur domestique que cette vue si chère venait leur rappeler ; mais personne ne s’oublia au point de rompre par un seul mot le silence qu’exige la discipline d’un navire, et on n’entendait que le roulis des vagues et le sifflement du vent qui les portait avec rapidité vers l’objet de leurs vœux.

À l’extrémité du grand mât flottait un petit pavillon bleu, symbole du commandement, et immédiatement en dessous, sur le tillac, se promenait, d’un pas lent et régulier, un homme dont la taille carrée, les formes athlétiques et les traits basanés, attestaient à la fois la force et les longs services.

Chaque fois que sa promenade régulière le ramenait en vue de la terre où il avait reçu la vie, un sourire qu’il cherchait vainement à cacher venait animer sa figure martiale, et il jetait un coup d’œil satisfait sur la nombreuse escadre qui était sous ses ordres, et qu’il ramenait victorieuse dans sa patrie.

Près de lui était un officier portant un uniforme différent de tous ceux qui montaient le vaisseau. Il était petit de taille, et ses yeux vifs et perçants étaient aussi fixés sur ce rivage où il aurait bien voulu ne jamais aborder.

L’anxiété et la mortification qui étaient peintes sur sa figure le désignaient assez pour le commandant de ces vaisseaux que l’Anglais ramenait en triomphe, et dont le double pavillon apprenait à tout marin expérimenté qu’ils venaient de changer de maître. Tout à coup l’amiral vainqueur s’arrêta, et par quelques mots de civilité franche, mais maladroite, il essaya de consoler celui qu’il appelait honnêtement son hôte. Cette attention fut reçue avec toute la politesse qu’aurait pu exiger l’étiquette la plus ponctuelle, mais avec une contrainte visible qui prouvait à quel point elle lui était pénible.

C’était peut-être en effet le moment le plus mal choisi de tous ceux qu’ils avaient passés ensemble depuis deux mois, pour échanger quelques mots de bienveillance. L’excellent cœur de l’Anglais avait peine à cacher la joie qui le remplissait en voyant s’approcher le terme des travaux qui l’avaient arraché du sein de sa famille ; et sa gaieté, sa brusquerie amicale et son sourire, qui n’étaient cependant que l’expression des sentiments d’un père et d’un ami, étaient autant de coups de poignard pour son rival vaincu.

En ce moment un troisième personnage sortit de la cabane, et se dirigea vers l’endroit où les deux amiraux venaient d’entrer en conversation avec des dispositions bien différentes.

La tournure et le costume de ce dernier différaient totalement de ceux des deux autres. C’était un militaire, et un militaire du plus haut grade ; sa taille haute et gracieuse était remplie de dignité. Ses cheveux, arrangés avec soin, cachaient les outrages du temps ; et sur le tillac d’un vaisseau du premier rang, sa tenue et ses manières auraient pu faire croire qu’il se disposait à se rendre à la parade.

— J’exige, Monsieur, dit l’amiral anglais d’un ton de franchise et de bonne humeur, que vous preniez place dans ma voiture jusqu’à Londres ; vous êtes étranger dans ce pays, et je tâcherai de vous sauver quelques-uns des ennuis de la route.

— Vous êtes trop bon, monsieur Howell, répondit l’amiral français en le saluant avec un sourire forcé (car, interprétant mal l’offre bienveillante de son rival, il n’y voyait que le désir de l’emmener en triomphe, et de faire trophée de son malheur) ; mais j’ai accepté l’offre que M. le général Denbigh a bien voulu me faire.

— Le comte m’a promis de venir avec moi, Howell, dit le général avec un sourire obligeant, et en vérité vous ne seriez pas un compagnon de voyage très-commode, car vous devez quitter le vaisseau cette nuit même, dès qu’on aura jeté l’ancre, tandis que je ne compte débarquer que demain au point du jour.

— Bien, bien, Denbigh, s’écria l’amiral se frottant les mains de plaisir en voyant que le vent augmentait et les portait vers le rivage avec une vitesse toujours croissante ; dès que vous êtes tous deux contents, je le suis aussi.

Quelques heures se passèrent encore cependant avant qu’ils entrassent dans la rade de Plymouth, et l’heure du dîner réunit encore une fois les deux amiraux. À peine était-il fini que le comte, sous prétexte de faire les préparatifs nécessaires à son débarquement, se retira dans sa chambre pour cacher sa mortification ; et le capitaine du vaisseau monta sur le pont afin d’en surveiller la manœuvre et de juger de l’endroit le plus favorable pour jeter l’ancre. Deux ou trois flacons de vin restaient encore ; mais comme on avait épuisé les santés de chaque membre de la famille de Brunswick, sans oublier celles de Louis XVI et de Marie-Antoinette, que le général Denbigh avait portées par égard pour le comte, personne n’était disposé à boire.

Le Foudroyant est-il à son poste ? dit l’amiral au lieutenant chargé des signaux, qui venait lui faire son rapport.

— Oui, Monsieur, et il a répondu.

— Très-bien ; faites le signal pour qu’il se prépare à jeter l’ancre. — Écoutez, Bennet, rappelez tous les bâtiments de transport, qu’ils viennent bord à bord.

— Trois cent quatre-vingt-quatre, Monsieur ? dit l’officier en consultant son livre de signaux. L’amiral jeta les yeux sur le livre et fit un signe d’assentiment.

— Ah ! que la Syrène, la Flore, la Belette, et tous les sloops se tiennent au large, jusqu’à ce que nous ayons débarqué les troupes.

Le lieutenant se retirait pour aller exécuter ces ordres, lorsque l’amiral Howell, saisissant un flacon, le rappela d’une voix de stentor : — Eh ! Bennet, j’oubliais… Prenez un verre de vin, et videz-le en l’honneur du succès de nos armes et de la déroute des Français.

Le général mit un doigt sur ses lèvres en désignant la porte de la chambre voisine, où s’était retiré l’amiral français.

— Vous avez raison, dit l’amiral Howell en baissant la voix ; respectons le malheur, et que votre cœur seul porte ce toast.

Bennet s’inclina, vida d’un trait le verre de vin qui lui était présenté, et en remontant sur le pont, il chercha à recueillir sur ses lèvres les moindres restes de cette précieuse liqueur, en se disant que ces nababs étaient bien heureux d’avoir d’aussi bon vin.

Quoique le général Denbigh eût plus de pouvoir sur lui-même que son ami pour cacher des sentiments qui eussent pu blesser un ennemi malheureux, il n’en ressentait pas moins la joie la plus vive de penser qu’il se retrouverait bientôt dans ses foyers, dans sa patrie, où les honneurs l’attendaient. Si l’amiral s’était emparé d’une flotte, le général avait pris une île, et pendant cette campagne périlleuse, ils s’étaient entraidés pour surmonter toutes les difficultés qui s’opposaient à leurs efforts.

Cette heureuse harmonie, cette coopération mutuelle, si rares dans ces temps malheureux, étaient dues à l’amitié sincère qui unissait les deux commandants. Dès leur enfance ils avaient été compagnons de jeux et d’études, quoique leurs caractères et leurs habitudes fussent opposés en tout ; et le hasard vint cimenter encore leur intimité quand ils entrèrent au service, car depuis leur premier pas dans la carrière, ils montèrent toujours le même vaisseau, et les deux vétérans, dont l’un commandait maintenant une flotte et l’autre une armée, étaient déjà revenus ensemble en Angleterre, il y avait bien des années, lorsque l’un n’était encore que colonel, et son ami capitaine de frégate.

L’influence de la famille du général, l’harmonie parfaite qu’on savait régner entre les deux amis, et qui les avait déjà mis à même de rendre d’importants services à l’État, leur avaient fait confier l’expédition périlleuse d’où ils revenaient, et leur âge et leurs longs services leur faisaient espérer qu’on les laisserait maintenant jouir au sein de leur famille des honneurs et des récompenses que leur avaient valus leurs travaux. En se versant un verre de madère, le général, qui suivait les préceptes du sage et réfléchissait toujours longuement avant de parler, s’écria : — Peter ! nous avons été amis dès l’enfance.

— Sans doute, dit l’amiral en le regardant avec un peu de surprise à cette exclamation inattendue, et ce ne sera pas ma faute, Frédéric, si nous ne mourons pas de même.

Quoique le général fût d’un courage éprouvé sur le champ de bataille, la pensée de la mort, considérée de sang-froid, lui était toujours désagréable, et il ne répondit point à son ami, afin de marcher plus droit à son but.

— Quoique j’aie regardé bien souvent notre arbre généalogique, Howell, je n’ai jamais pu découvrir la moindre parenté entre nous.

— Je crois qu’il est trop tard pour corriger maintenant cette méprise de la nature, dit l’amiral d’un air pensif.

— Pourquoi cela ?… Hem… cela serait possible, Howell… Prenez un verre de bourgogne.

L’amiral secoua la tête, et, après avoir exprimé par un jurement énergique sa résolution de ne jamais toucher à rien de français, il se versa une rasade de madère, et répondit :

— Je voudrais bien savoir, Denbigh, comment vous vous y prendriez pour opérer maintenant ce prodige.

— Quelle dot comptez-vous donner à votre fille, Peter ? dit l’autre cherchant une manière évasive d’en venir à ses fins.

— Quarante mille livres sterling comptant, mon ami, et le double après ma mort, s’écria le lion marin d’un air ouvert et joyeux.

— George, mon plus jeune fils, ne sera pas riche ; mais Francis sera duc et possédera des biens considérables… Cependant, continua le général en paraissant réfléchir, il est si gauche et si peu aimable que je n’oserais l’offrir pour époux à votre charmante fille.

— Isabelle épousera un homme franc et loyal comme son père, ou elle ne se mariera pas, dit l’amiral d’un ton positif, mais ne soupçonnant point le motif de son ami, qui ne pensait à rien moins qu’au bonheur d’Isabelle.

Francis, son fils aîné, était bien tel qu’il l’avait dépeint ; mais le seul but du général était d’assurer un parti avantageux à George, son second fils et son favori. Un duc, quelque maussade qu’il soit, ne manque jamais de femme ; mais un capitaine des gardes, sans fortune, pourrait ne pas être aussi heureux.

— George est bien le plus aimable garçon du monde, dit le général avec des yeux étincelants de plaisir ; tous ceux qui le connaissent en sont enchantés. Pourquoi n’est-ce pas lui qui doit hériter des richesses et des honneurs de la famille ?

— Voilà encore un de ces événements qu’il est trop tard pour empêcher, s’écria l’amiral en riant et en regardant dans les yeux de son ami si son génie lui suggérerait aussi un remède à ce mal.

— Hélas ! oui, il est trop tard, répondit l’autre avec un profond soupir. Mais, Howell, que pensez-vous du projet de marier Isabelle avec mon bien-aimé George ?

— Denbigh, dit l’amiral en jetant sur son ami un coup d’œil pénétrant, Isabelle est mon unique enfant ; c’est une bonne fille, soumise et tendre, qui m’obéira avec la même rapidité qu’un mousse obéit à son capitaine. Je pensais à la marier à un honnête et franc marin, dès que j’en rencontrerais un qui me convînt : mais votre fils est militaire, et c’est toujours quelque chose. Si vous l’aviez amené à bord, comme je vous y avais engagé, il ne me resterait aucune objection. Toutefois, lorsque l’occasion s’en présentera, je signalerai le jeune homme, et si je le trouve tel que je le désire, il pourra faire voile de conserve avec ma petite Bell.

Ces mots furent prononcés avec un ton de simplicité et de bonhomie qui engagea le général à continuer, et il allait exprimer à son ami combien il était charmé de le voir si bien disposé, lorsqu’ils entendirent un coup de canon tiré de leur bord.

— C’est sûrement un nouvel avertissement donné à quelques vaisseaux de transport en retard ; ils ont eu si longtemps des soldats à bord qu’ils sont devenus presque aussi paresseux et aussi maladroits que ces habits rouges, murmura l’amiral en se hâtant de monter sur le pont pour s’assurer du fait.

Il ne se trompait pas, et deux ou trois coups de canon tirés dans la direction des traîneurs, mais de manière à ne pas les atteindre, les eurent bientôt fait rentrer dans le devoir ; et une heure après quarante vaisseaux de guerre et cent bâtiments de transport étaient rangés dans le meilleur ordre, prêts à entrer successivement en rade.

Lorsque les deux vétérans furent présentés au roi, il récompensa leurs services du cordon de l’ordre du Bain ; et tandis que la renommée, sous la forme d’une gazette, instruisait l’Angleterre de leurs exploits, les nouveaux chevaliers commencèrent à penser sérieusement à élever un monument durable de leurs victoires en unissant leurs enfants. L’amiral cependant était bien décidé à ne rien conclure les yeux fermés, et il demanda à faire ce qu’il appelait une reconnaissance.

— Je voudrais voir d’abord le jeune homme qui doit être duc, s’écria-t-il un jour où son ami le pressait d’exécuter leur projet. Bell a aussi du sang noble dans les veines : c’est une petite frégate toute neuve qui n’a pas encore été lancée et qui était une aussi jolie duchesse que toutes celles qui portent ainsi, Denbigh, je commencerai par examiner le plus âgé des deux pilotes que vous m’offrez pour manœuvrer mon petit bâtiment.

Le général n’avait aucune objection à faire, car il savait bien que Francis serait loin de plaire à un homme simple et franc comme le marin, et ils convinrent de se réunir chez le général, pour faire ce que celui-ci appelait une revue, et ce que son ami nommait une reconnaissance. À l’heure indiquée les jeunes gens furent soumis à l’inspection de l’amiral.

Francis Denbigh, à l’âge de vingt-quatre ans, était de la constitution la plus faible, et ses traits pâles étaient encore défigurés par la petite-vérole ; son œil noir était vif et brillant, mais souvent il errait sur tous les objets qui l’entouraient sans se fixer sur aucun, et il avait quelque chose de vague et presque de sauvage ; ses manières étaient gauches, contraintes et timides.

Quelquefois une expression extraordinaire animait sa figure ; sa physionomie pétillait d’esprit et d’intelligence ; mais c’était un éclair qui ne durait qu’un instant, et il reprenait son air pensif et mélancolique dès que son père paraissait ou qu’il lui adressait la parole.

Un observateur attentif, comme Mrs Wilson, aurait pu remarquer que le père et le fils n’avaient pas l’un pour l’autre les sentiments que la nature aurait dû graver dans leurs cœurs. Mais l’amiral, en voyant un être si chétif et si débile, se contenta de murmurer entre ses dents : — Il y a peut-être l’étoffe d’un duc ; mais je n’en voudrais pas pour contre-maître.

George était plus jeune d’un an que Francis ; sa taille, sa tournure, la grâce de ses moindres mouvements le rendait le portrait frappant de son père : ses yeux étaient moins vifs, mais d’une expression plus agréable que ceux de son frère ; il avait l’air mâle et robuste, et sa physionomie respirait à la fois la bienveillance et la franchise.

— Mille bombes ! se disait en lui-même le vieux marin après avoir achevé un examen si satisfaisant, quel dommage que Denbigh ne l’ait pas envoyé sur mer !

Les intentions de l’amiral furent bientôt conformes aux désirs de son ami, et il resta à dîner avec lui pour conclure, le verre à la main, les arrangements préliminaires pour le mariage de George et d’Isabelle. Ils étaient seuls ; lady Denbigh et ses fils devaient dîner chez leur oncle le duc de Derwent.

— Eh bien ! Denbigh, s’écria l’amiral dès que les domestiques se furent retirés, quand mettrons-nous ces jeunes gens dans la même chaloupe, pour qu’ils voguent ensemble sur l’océan de la vie ?

— Mais le meilleur moyen, dit le prudent général, qui savait qu’il ne pouvait pas compter, comme son ami, sur une obéissance passive ; le meilleur moyen serait, je crois, de les réunir souvent, afin qu’ils pussent faire connaissance.

— Les réunir !… faire connaissance ! s’écria l’amiral avec surprise ; mais il me semble que le meilleur moyen de les réunir est de les conduire devant un prêtre, et qu’ils auront bientôt fait connaissance, lorsqu’ils se trouveront dans le même hamac !

— C’est une manière plus expéditive sans doute d’arriver au même but, dit le général en souriant ; mais il me semble que nous devons d’abord procurer à nos enfants de fréquentes occasions de se voir, et les abandonner quelque temps à l’impulsion de leurs cœurs.

— L’impulsion de leurs cœurs ! reprit sir Peter brusquement ; et où avez-vous trouvé, Frédéric, qu’on dût abandonner une femme à un pilote si prudent ?

— Non pas toutes les femmes, certainement, mon bon ami ; mais une jeune personne telle que celle que je brûle de nommer ma fille doit faire exception.

— Je n’en sais rien ; Bell est une bonne fille, mais, comme tout son sexe, elle a ses fantaisies et ses caprices.

— Je crois cependant qu’elle ne vous a jamais donné aucun sujet de chagrin, Howell, dit sir Frédéric en jetant sur son ami un regard inquiet.

— Non, pas encore, et je ne crois pas qu’elle ose se mutiner ; mais depuis notre retour, un certain jeune homme m’a déjà témoigné le désir de la prendre sur son bord.

— Comment ! dit son ami alarmé… Quel est-il ?… quelque officier de marine, je suppose ?

— Non, c’est une espèce de chapelain, un docteur Yves, un bon garçon en vérité, le favori de ma sœur, lady Hawker.

— Eh bien ! qu’avez-vous répondu, Peter ? s’écria le général dont l’inquiétude allait toujours croissant ; l’avez-vous refusé ?

— Certainement ; croyez-vous que j’aie envie d’avoir pour gendre un rat d’église ? Non, non, Denbigh, c’est bien assez d’avoir consenti à donner ma fille à un officier de terre.

Le général se mordit les lèvres en entendant une attaque si directe contre une profession qu’il regardait comme la plus noble de toutes ; mais, se rappelant les quatre-vingt mille livres du marin, et accoutumé aux brusqueries de son ami, il fit taire son ressentiment, et lui dit :

— Mais que pense miss Howell de ce jeune ministre ?

— Comment ?… ce qu’elle en pense ?… mais… mais… je ne le lui ai jamais demandé.

— Vous ne le lui avez jamais demandé ?

— Vraiment non. Elle est ma fille ; elle obéit à mes ordres, et je ne permettrai pas qu’elle épouse un ministre. Mais une fois pour toutes, à quand la noce ?

Le général Denbigh avait eu pour son second fils une indulgence trop entière et trop aveugle pour en espérer l’obéissance implicite que l’amiral se croyait sûr de trouver dans sa fille. Isabelle Howell était jolie, douce et timide, et jamais elle ne s’était opposée aux volontés de son père. George Denbigh, au contraire, était hautain et volontaire, et son père savait que jamais il ne le déciderait à ce mariage s’il pouvait seulement soupçonner que c’était une affaire convenue d’avance.

Il savait qu’il en obtiendrait tout avec le temps et en s’y prenant avec adresse, mais que la moindre apparence de contrainte gâterait tout ; et le général vit que le seul plan de campagne qui pût réussir était de garder une sorte de neutralité, et d’engager adroitement son fils à faire le siège régulier du cœur d’Isabelle.

Sir Peter s’emporta et jura en voyant que son ami voulait louvoyer ; il dit que c’était une affaire qui pouvait être coulée à fond en une semaine tout aussi bien qu’en un an ; et les deux vétérans, qui par une espèce de miracle avaient toujours été d’accord en exerçant des fonctions rivales, même dans les circonstances les plus délicates, furent au moment de se brouiller, et pourquoi ? faute de pouvoir s’entendre sur le meilleur moyen à prendre pour marier une fille de dix-neuf ans.

À la fin, sir Peter, qui aimait le général, et qui avait pris pour George une affection subite, prit le parti de céder.

— Voilà comme vous êtes toujours, s’écria-t-il au moment de quitter son ami ; au lieu d’aller droit au but, vous préférez louvoyer et doubler le fort ; lorsque vous prîtes cette batterie, si vous l’eussiez attaquée de front comme je vous le conseillais, vous l’auriez emportée en dix minutes au lieu de cinq heures.

— Oui, lui répondit son ami en lui secouant amicalement la main, mais j’aurais perdu soixante hommes au lieu d’un par cette précipitation.